Titre : Un instant, et c'est la fin
Disclaimer : Le personnage de Spencer Reid (ni aucun de ses collègues) ne m'appartient, ce qui est une torture quotidienne, mais bon. J'écris pour le plaisir et ma santé mentale, et non pas pour l'argent.
Spencer s'était longtemps demandé ce qu'on pouvait éprouver pendant ses derniers instants, ses dernières secondes. Esothérie, philosophie ou superstition, il avait toujours pensé, ou plutôt espéré que les plus beaux moments de sa vie défileraient devant ses yeux, comme filtrés par un 8 mm. Et aucune contradiction ne s'était imposée à son esprit. Oui mais maintenant, maintenant qu'il se retrouve au pied du mur, oui il en voie une de contradiction, oui. On ne peut plus terrible. Quels beaux moments ? Que doit-on voir lors de ses derniers instants lorsqu'on n'a rien vécu ? Que doit-on voir de ces merveilleux instants passés lorsqu'ils n'existent pas ? Spencer allait crever là, seul, il le sait. Et il n'a aucun souvenir pour lui tenir compagnie. Pas de déclarations enflammées, pas de soirs évaporés. Pas d'histoires à raconter le lundi matin, et encore moins quelqu'un à retrouver au bout du chemin. Une larme s'échappe et dévale sa joue. Il aurait pu, pourtant. Tous ces plaisirs qu'il a tant vu luire au fond des yeux de ses amis. Il aurait pu. Aurait-il pu ? Il se revoit, quelques années auparavant, incapable d'engager une conversation, incapable d'avoir une quelconque vie sociale. C'est simple : on lui parlait, et il fuyait. Et ses seuls amis se résumaient aux centaines, voire aux milliers de livres qu'il avait lu, et ce qu'il en avait retenu, tout. Oui mais maintenant ? Timidement, Spencer jette un coup d'œil aux morceaux du miroir jonchant le sol, miroir qu'il a lui-même brisé quelques minutes auparavant. Tout ce qu'il a vécu depuis des années transparait aujourd'hui sur son visage. De fines rides ont fait leur apparition sur sa peau, ses joues se sont un peu plus creusées, et les cernes qui habillent ses yeux témoignent là de ses longues insomnies. Pourtant, il ne suffirait pas de beaucoup. Cette fossette, ces reflets dans son regard qui témoignaient jadis de son innocence et de son assurance en ses capacités. Préférant se cacher derrière le voile de ses cheveux, Spencer baisse son regard. Il se surprend à parodier Tolstoï les gens heureux se ressemblent tous, les gens malheureux le sont chacun à leur façon. Et la question brûle ses lèvres : est-il unique ? Il se souvient ses dix-huit ans. Il se souvient, le cœur serré, le regard de sa mère qu'on emmène. Et il se souvient cette promesse qu'il s'était fait à lui-même, seul devant son avenir. Jamais lui. Il aurait préféré trépasser plutôt que d'être emmené. Maintenant il est assis à son bureau, et de ses longs doigts fins il caresse le verre qui s'affine. Il hésite, perdu dans ses pensées. Son regard se heurte à son bras dénudé, la manche de sa chemise en soie parme remontée met effrontément en évidence les stigmates d'un passé plus présent que jamais. Dieu qu'il aurait aimé que tout soit différent… La lueur de la lucarne est étouffée par du vieux carton. Spencer sait qu'il aura du mal à revoir l'aube. Les derniers rayons emporteront avec eux son avenir, et tout ce qu'il n'a pas encore vécu. A petit feu, il s'est tué, et il ne peut plus en être autrement désormais. Des regrets au gré d'une fin annoncée.
En fait, à travers ces regrets amers, il le voit son passé, au crible de ce 8 mm. Il aurait juste préféré que ce soit la pellicule, et non pas le fusil. Il se revoit, juste avant la rupture, mais juste après le point de non-retour. Ce moment lorsqu'on a l'impression qu'il est encore temps de revenir en arrière, mais qu'en réalité il est trop tard. Alors il se revoit foutre toute sa vie en l'air. Oui, mais toute sa vie c'est pas grand chose. De toute façon qu'est-ce qu'il aurait bien pu faire ? Une condamnation reste une condamnation, peu importe le nombre de recours. Que ce soit maintenant ou dans quelques années, peu importe. Plus rien n'importe. En fait, rien n'a jamais réellement importé. Il a vu ces gens s'attacher, et échouer. Et lui s'était juré d'être différent. Que ça ne lui arriverait pas. Il avait tenté d'imposer sa chance, de courir vers le risque de chuter, d'atteindre son bonheur, pensant qu'à force les gens s'habitueraient, et lui aussi. Mais la vérité c'est que jour après jour il tente d'imposer son intelligence comme rempart contre ses propres émotions. C'est justement là où il a échoué. Chaque jour, il s'est évertué à triompher contre les pires monstres, là, juste au-dehors. Et le monstre qui l'a finalement terrassé, c'est celui qui dort en lui. Et aujourd'hui… Ce n'est pas que son intelligence lui fasse défaut, jamais. Mais à un moment donné, presque sans qu'il s'en aperçoive, elle est devenue trop vacillante pour le protéger contre ses émotions. Alors il a dû trouver autre chose. Au début, ça ressemblait davantage au roseau et à son témoin, et ça lui permettait de reléguer ses inquiétudes et ses angoisses là où il ne pouvait pas les trouver. Ou plutôt, là où elles ne pouvaient pas le trouver. Puis, là aussi sans qu'il s'en aperçoive, c'est vite devenu un substitut. Et aujourd'hui ça lui permet de s'enfuir de ce monde qu'il ne maitrise plus. Certes, personne ne lui avait dit que ce serait facile, mais personne ne l'avait prévenu que ce serait aussi dur… Le piège, c'est de croire qu'on peut tout arranger, pour que tout soit parfait. Parce qu'en réalité, ça n'est pas vrai. Et c'est à ce moment précis qu'on s'écroule.
En chancelant, Spencer se lève. Il titube et doit se tenir au mur pour ne pas tomber à terre, il fait si sombre. Ce n'est qu'arrivé dans la douche et après avoir ouvert la vanne au possible, qu'il s'effondre sur le carrelage, sous le puissant jet d'eau. Sans même enlever ses vêtements. Il se tient là, fragile et impuissant, face à lui-même. Et ses larmes se mêlent à l'eau ruisselante. Combien de temps reste t'il, recroquevillé comme un enfant ? Des minutes, des heures ? Davantage sans doute. Lentement, il sombre. La seule chose qu'il parvient à ressentir, c'est ce fil d'Ariane qui ne l'a jamais quitté. Ces regrets, depuis l'enfant solitaire qu'il était au jeune homme inachevé qu'il est. Ces insolubles, irrévocables, sentencieux et sempiternels regrets. Lentement, il sombre.
