Le son strident et répétitif de l'alarme incendie tira Winston d'un sommeil aux rêves sereins. Bondissant sur ses pattes postérieures, tâtonnant à la recherche de ses lunettes carrées, l'immense dos-gris, encore embrumé, crut tout d'abord à une nouvelle attaque de La Griffe. Cavalant et sautant avant même de s'être entièrement réveillé, il se laissa glisser le long d'une barre d'urgence pour se retrouver au niveau des pièces à vivre du complexe. De la fumée remplissait le couloir principal.

Déboulant à toute vitesse vers l'origine de l'odeur de brûlé qui lui assaillait maintenant les narines, il fut surpris par deux choses: son odorat, qui lui apprit que la fumée sentait étrangement la nourriture, et la voix d'Athena, l'IA du point de contrôle Gibraltar, sa seule compagne après le démantèlement d'Overwatch, qui annonçait:

« Miss Oxton, je doute que le temps de cuisson soit aussi long pour cette recette. »

Ce ne fut qu'en s'arrêtant, après une longue glissade sur le sol carrelé de la vaste cuisine, que Winston sortit du mode panique, et il se rappela alors qu'il n'était plus seul dans le complexe.

Lena Oxton, alias Tracer, se tenait là, en jogging gris et débardeur jaune, en train de vider le contenu carbonisé d'une poêle fumante dans le broyeur à ordures ménagères. Elle releva la tête en entendant le gorille bousculer un meuble dans son dérapage et, face à son regard interrogateur, elle lui adressa un sourire mi-jovial, mi-navré.

« Winston ! Désolé mon grand, je voulais te faire la surprise... »

L'alarme se tut et le scientifique, toujours un peu ébahi, n'en adressa pas moins un large sourire dentu à son amie et ancienne collègue.

« Toujours aussi prévenante ! » s'amusa-t-il. (Puis, après avoir regardé les restes de la tentative de cuisine dans le broyeur, il ajouta:) « Qu'est-ce que c'était censé être ? »

Lena adopta une moue vexée, qui lui donnait dix ans de moins.

« Je sais, je sais: je n'ai pas le talent d'Emily pour la cuisine... Mais je me pensais quand même capable de cuire correctement des œufs, bon sang ! »

Winston ne put s'empêcher de rire. Pour ne pas la vexer davantage, il s'approcha et lui ébouriffa les cheveux de son énorme pogne en un geste paternel. Le sourire en coin de la jeune femme était éloquent: elle aussi était ravie d'être de retour auprès de son ami simiesque.

Non. Plus qu'un ami, c'était un mentor : et surtout, c'était à ce scientifique de génie qu'elle devait d'avoir retrouvé une vie normale après l'incident du Slipstream. S'il ne s'était penché sur le problème de sa désynchronisation temporelle, elle aurait continué à errer dans le flux du temps, jamais présente, toujours décalée, et elle n'aurait jamais pu retrouver ses proches, ses amis, ses compagnons d'armes. Winston lui avait rendu une existence qu'elle pensait perdue, et elle doutait de pouvoir jamais lui rendre la pareille.

« Si tu n'y vois pas d'inconvénient, je vais prendre en charge le petit déj », ajouta Winston en faisant craquer ses immenses phalanges.

« Ventilation des locaux en cours », observa passivement Athena, avant d'ajouter : « Miss Oxton, pour le bien du matériel culinaire, je pense qu'il est effectivement préférable que Winston s'occupe de cette tâche à l'avenir. »

« Sandwiches banane et beurre de cacahuète, comme au bon vieux temps, donc ? », pouffa Lena, que cette perspective ne dérangeait guère.

En effet, depuis son accident temporel, son métabolisme était bien plus rapide, et ses besoins caloriques avaient explosé. Ce fut donc avec une joie et un appétit non dissimulés qu'elle s'attaqua aux assemblages de pain de mie coupés en jolis triangles que le grand primate déposa devant elle.

Ayant avalé une nouvelle bouchée, elle demanda à Winston :

« Au fait, tu as reçu des nouvelles d'autres membres ? »

Le gorille se rembrunit.

« Hélas non. La seule réponse hormis la tienne m'est venue d'Angela. »

« Le docteur Ziegler ? Et qu'est-ce qu'elle devient ? Qu'est-ce qu'elle t'a dit ? »

« Du peu qu'elle m'a écrit, elle se trouve actuellement en mission humanitaire au Moyen-Orient et... Eh bien, disons qu'elle m'a répété exactement la même chose qu'Athena lorsque l'idée de rappeler Overwatch m'est venue... »

« C'est-à-dire ? »

« Que l'organisation avait été fermée pour une bonne raison. Que nous avions fait fausse route. Que nous nous étions perdus en chemin, et que la décision des Nations-Unies était peut-être la bonne en fin de compte... »

Lena sentit son cœur plonger dans sa poitrine. Elle savait bien que le docteur Angela Ziegler, alias Mercy, n'avait jamais été d'accord avec l'aspect militariste d'Overwatch. Elle et le commandant Morrison s'étaient souvent trouvés en porte-à-faux sur ce point de vue, et après le désastre du Soulèvement de King's Row et la destruction du quartier général de Genève, elle avait été parmi les premiers à quitter le groupement.

La jeune Britannique, alors tout nouvellement intégrée, gardait des souvenirs terribles de cette opération -Londres, c'était son foyer, et la destruction apportée par les Omniaques là-bas resterait à jamais gravée dans sa mémoire. Mais il y avait aussi sa rencontre avec Angela Ziegler : le docteur l'avait accueillie dans le transport qui allait les amener sur le terrain, et lui avait déclaré qu'elle veillerait sur la jeune cadette, car le commandant Morrison plaçait de grands espoirs en elle.

Tracer avait été éblouie par la prestance, le calme et la bonté du médecin envers tous les membres d'Overwatch. C'était elle qui l'avait déclarée apte au service après que Winston l'ait tirée du flux temporel. C'était elle qui avait usé de sa nanotechnologie pour soigner ses blessures après King's Row. C'était elle qui avait tenté, envers et contre tout, de rapprocher à nouveau deux amis devenus rivaux -Jack Morrison et Gabriel Reyes.

Sans succès, hélas. Tous deux avaient finalement péri dans l'explosion du réacteur de la base genevoise. On n'avait rien retrouvé d'eux, et cet incident avait signé l'arrêt de mort de l'organisation. Alors chacun était parti de son côté, sans trop savoir que faire. Lena avait parcouru le monde, agissant là où elle le pouvait pour défendre les innocents et tenter de redresser les torts de ce monde. Mais elle s'était vite aperçue que, seule, cela se révélait une tâche insurmontable.

D'autant que, d'après les informations qu'elle avait pu rassembler, une association de malfaiteurs se faisant appeler « La Griffe » sévissait partout sur le globe, intriguant, volant et tuant. Aussi, quand elle avait reçu l'appel de Winston, qui avait pour ambition de reformer Overwatch au mépris de la loi mais pour le plus grand bien, la jeune femme avait sauté sur l'occasion. Cependant, elle devait tout d'abord s'assurer que rien n'arriverait à Mondatta, le meneur des Shambali, lequel devait s'exprimer en public à King's Row le soir même.

Et elle avait échoué.

La Griffe était là. Une tireuse d'élite à la peau bleue et aux compétences surhumaines s'était jouée d'elle, et Mondatta avait été tué. Et Tracer ne pouvait s'empêcher de penser que tout cela était sa faute. Si elle avait tenu encore quelques secondes... Si elle n'avait pas fait l'erreur de se déphaser à ce moment-là... Elle serait sans doute morte, mais la lueur d'espoir que représentait le leader omniaque pour la paix de ce monde aurait survécu. Au lieu de cela, elle avait laissé le sniper abîmer son accélérateur chronal et s'enfuir.

Elle s'était ensuite traînée, luttant contre l'anomalie temporelle qui menaçait de l'emporter, jusque chez Emily, sa petite amie. C'était cette dernière qui avait contacté Winston, lequel était venu la chercher en urgence avec le seul vaisseau Orca encore en fonction dans le monde. Il l'avait sauvée encore une fois.

Très affectée par la mort de Mondatta et épuisée par le déphasage, Tracer était restée prostrée une journée entière avant de fondre en larmes dans les bras du scientifique simien. Il l'avait tenue contre lui avec douceur jusqu'à ce qu'elle se calme, puis il l'avait laissée dormir, assurant la veille sur Gibraltar. Attendant que d'autres se manifestent. Attendant un signe de vie de ses amis, de ses camarades... de sa famille.

Cela s'était passé moins de douze heures auparavant, et même si ça s'était accompagné d'une bonne poussée de panique, Winston était heureux de l'avoir trouvée dans la cuisine, tentant de préparer le petit déjeuner. Il n'était pas dupe : elle ne pouvait avoir fait son deuil aussi vite. Mais si Lena avait une qualité, c'était bien de ne jamais arrêter de sourire. Un sourire radieux qui, même s'il n'était qu'un masque dissimulant la plus profonde des tristesses, illuminait la journée de tous ceux qui le voyaient. Les rassérénait. Les motivait. Elle avait été pour beaucoup un rayon de soleil aux heures les plus sombres d'Overwatch.

Winston sourit à son tour. Il se fit alors une promesse : s'il parvenait à rassembler ses frères et ses sœurs d'armes pour la sécurité du monde, si le phénix venait à renaître de ses cendres... Il ferait en sorte que Lena sourie vraiment.