Hopital Ste Mangouste. 1er avril 2078.

Une vieille femme noire, d'une centaine d'année. Son fils et sa fille, septuagénaires à la peau métissée, burinée, et encore constellée de tâches de rousseurs. Ses six petits-enfants, qui ont entre cinquante et quarante ans. Ses 17 arrières petits-enfants. Ses 8 premiers arrières arrières petits-enfants, ainsi qu'un autre qui commence à grandir sous le nombril de sa mère, à la peau moins mate, et aux tâches de rousseurs quasi-disparues.

Trente-deux personnes, toutes réunies dans une même pièce, autour du lit d'un vieillard mourant.
Cent ans. Ce n'est pas un record chez les sorciers, mais n=ce n'est pas très jeune.
Quel ironie, lui qi voulait partir tôt, le plus tôt possible… Il fête aujourd'hui, avec ses descendants, avec sa grande lignée, son centenaire.

Il n'y a pas qu'eux qui l'entourent. Bill et Charlie sont partis avant lui, mais ses deux frères et sa sœur sont là.

Trente-quatre personnes. Plus un médicomage et deux infirmières, ce qui fait trente-sept, entassés dans cette salle froide et impersonnelle.

Il ne veut pas mourir avec eux. Il les hait, il les méprise.
Il n'a jamais voulu vivre si longtemps auprès d'eux. Ils le dégoutent…
Il n'a jamais voulu vivre.

Ce vieillard si usé, ridé, trop ridé pour son âge, mais c'est à force de pleurer, les regarde sans le vouloir.
Il semble vouloir dire, avec ses yeux suppliants « pitié, laissez-moi… seul, tout seul, je ne veux pas vous voir… Laissez-nous seuls ».

Nous. Depuis combien de temps n'a-t'il plus dit « nous » ?

La fièvre monte en lui. Il est brûlant. Il transpire un peu. Il a mal, si mal. Une douleur atroce, persistante, qui attaque son cœur, qui le serre. Ca fait si mal, si mal…
Pourvu que ça s'arrête. Il faut que ça s'arrête.

C'est donc ça, mourir ?

Tout autour, on le regarde, sans regarder. On est gêné. On lui apporte une serviette trempée pour éponger son front brûlant. On lui dit « ça va aller, ça va aller »…
Bien sûr que ça va aller. Enfin tout ira bien. Bientôt.

Il voudrait qu'ils partent. Qu'ils partent tous. Qu'ils le laissent seul. Qu'ils LES laissent seuls.

Pourquoi personne ne veut comprendre ? C'est leur moment.
Après quatre-vingt années de solitudes, enfin il n'allait plus être seul. Pouvaient-ils seulement comprendre ?

Enfin, le bonheur. Quatre-vingt ans à attendre cela. Il était centenaire. Quatre-vingt ans.
La vie lui avait fait une farce bien cruelle.
Ironique.
Féroce.

Mais c'était fini. C'était bientôt fini.

Premier avril 2078. Ils ont cent ans.
Ils ont vingt ans pour toujours.

La douleur se fait insupportable. Il aime cette douleur. Elle les rapproche à chaque fois un peu plus. La chambre se fait floue. Comme un voile devant ses yeux. Il a si mal qu'il n'a plus mal du tout.
Il a froid.

Tous, les trente-sept personnes, ils regardent l'effroyable spectacle d'un vieillard qui souffre, et que la douleur rend fou.

Le vieux se débat. Il cri. Il semble vouloir courir. Il a un sourire dément, les yeux vitraux, écarquillés, exorbités. Il hurle, il hurle. Il ne bouge pas, ou peu, mais semble vouloir courir, s'échapper, rejoindre quelque chose, quelqu'un, de loin, de très loin, de trop loin, d'inaccessible.

Il cri « FRED ! FRED ! »

Il pleure, le vieillard, il cri, il souffre, il hurle à la mort, il a presque la bave aux lèvres.

« FRED ! » beugle-t'il de sa voix rauque et cassée. « FRED ! Oh, mon Fred ! »

Et puis, plus rien. Les trente-sept regards détournés, qui n'avaient pas supporté la scène pathétique, se posent de nouveau sur le corps moribond du vieillard centenaire.

Ses yeux se sont fermés d'eux-mêmes. Son visage es encore noyé de larmes.

Sur ses lèvres, un sourire.

Alors, une consolation. Une certitude sur laquelle aucun ne veut poser de mots…
Après tout ce temps, ils sont enfin réunis.
Pour toujours.