Il y a une dizaine d'années, si on avait demandé à Portgas D. Ace qui était son frère préféré, il aurait été bien incapable de répondre.

À vrai dire il n'en avait pas la moindre idée. Il n'y avait jamais vraiment pensé.

Une manière plus ou moins subtile d'éluder la question.

Il aurait répondu quelque chose comme quoi il était de toute façon entouré d'incapables, qu'il devait tout le temps sauver.

Il y a une dizaine d'année, Portgas D. Ace était un menteur.

C'était ses frères qui l'avaient sauvé.

Jusqu'à ses 5 ans environ, il n'y avait rien de spécial. C'était un gamin. Insolent, incroyablement résistant, parfois tellement froid qu'il en était effrayant, certes. Mais qui s'en souciait ? Personne.

Les bandits qui s'occupaient de son "éducation" lui répétaient qu'il n'était qu'un sale gosse insolent et inutile. Qu'il était le fils d'un démon. La plupart avaient peur du petit monstre.

Les autres l'appréciaient sans le dire.

Mais c'était un gamin. Comment pouvait-il voir au-delà des mots, comprendre ce qu'un adulte aurait pu comprendre, sentir l'affection derrière le rejet ?

Alors il avait fini par les croire. Lorsqu'on vit chaque jour dans un mensonge, il devient réalité. Alors lentement, d'indifférence, sa relation avec les bandits était passée à une sorte de mépris arrogant que ces derniers ne comprenaient pas. Ils n'avaient jamais été de fins psychologues.

À 5 ans, Portgas D. Ace était seul.

Il vivait, mangeait, dormait en compagnie de dizaines de personnes. Physiquement, il était bien entouré. En réalité, il était seul.

Il méprisait ces bandits. Il les trouvait vulgaires, faibles, vantards, idiots. Il aurait pu trouver leur tous les défauts du monde. Il était seul. Il avait mal, il était en colère. Il rejetait sur eux tout son ressentiment.

Les humains ne peuvent rester seuls indéfiniment. Les enfants encore plus. Ils ont besoin de reconnaissance. De se prouver à eux-mêmes qu'ils ont une place irremplaçable. De sentir qu'on les considère. Qu'on les voit. Qu'on se soucie d'eux.

Portgas D. Ace n'échappait pas à la règle. Mais il était seul.

C'est vers cette période qu'il avait voulu devenir fort. Que son nom retentisse au delà de l'océan. Pour qu'on l'entende. Qu'on le voit. Il se fichait bien qu'on l'aime ou pas, du moins essayait-il de s'en convaincre. Mais il avait besoin qu'on reconnaisse son existence en tant qu'humain, que démon, que sais-je ? Il en avait besoin pour vivre.

Il se battait chaque jour. Il était nourri par la haine qui l'entourait. La haine qu'on manifestait envers son père, la haine qu'il ressentait à l'encontre du monde qui le laissait si seul. Jamais il n'abandonnait. Parfois il fuyait. Qui s'en souciait ? Il n'avait rien à protéger si ce n'était sa vie. Mais il ne reconnaissait aucune défaite.

À quoi bon ? C'est ce que certains se seraient demandé.

La vérité était que sa fierté d'enfant avait transformé en une rage guerrière ce besoin désespéré qu'il avait au fond de lui d'être aimé.

Et puis il était arrivé.
Tombé du ciel, en quelque sorte. Comme une évidence.

Portgas D. Ace avait rencontré son premier frère par un coup du sort. Quelque chose que les incrédules appellent une coïncidence, et que nous appellerons le destin.

Un jour comme un autre. Un combat. Une victoire. Quoi de plus banal ? Et puis des cris.
Quelque chose qui ressemblait à "Chopez ce sale gosse ! ".
Oui, sans doute.

Quelque chose qui y ressemblait.

Portgas D. Ace l'oublierait quelques années plus tard. Ce qu'il n'oublierait, c'est ce qui avait suivi.
Il était de nature curieuse. Alors il s'était faufilé dans les fourrés -doucement, si doucement- à l'encontre de ces bruits.
Il n'y avait rien eu de bien d'intéressant en fin de compte.
Rien qu'un enfant avec un haut de forme luttant contre un groupe d'homme armé.
Un quelconque habitant du Grey Terminal s'en serait retourné. C'était monnaie courante après tout. Mais personne n'avait vraiment envie de voir un gosse se faire égorger en direct.

Un personne lambda –de cet endroit, comprenez (la normalité n'est pas la même partout, et tant mieux) –, un personne lambda, donc, aurait tourné les talons en quête de quelque chose d'autrement plus intéressant.

Mais pas Portgas D. Ace. Parce qu'au fond de lui, quelque chose lui disait que c'était ça. Ce gamin. Que c'était cette chose qui changerait son destin.
Ce dernier, ironique, avait fait du premier sauveur du garçon son parfait opposé.

Ace l'avait abordé dès la fin de son combat -qu'il avait gagné, ce qui confortait Ace dans son idée de le rencontrer. Il l'avait hélé nonchalamment, alors qu'en fait, il brûlait au fond de lui. L'autre gamin s'était retourné, sur ses gardes, et avait dardé sur lui un regard critique.

Il était blond, aux cheveux courts légèrement frisés. Il avait des yeux bleus perçants, le teint blanc et délicat, le nez retroussé et une dent en moins. Il portait des vêtements qui auraient pu être ceux d'un habitant des hauts quartiers s'ils n'étaient pas aussi usés. Ace quant à lui avait des cheveux bruns ondulés qui encadraient son visages et tombaient sur sa nuque. Il avait des yeux noirs, des joues constellées de tâches de rousseur, un nez droit, et des vêtements raccommodés. Sa dentition à lui était étonnement bien faite.

Le brun avait proposé au blond de le suivre. Ce dernier était seul, alors il avait accepté.

Les premières semaines, Ace prenait l'autre de haut. Il lui avait dit s'appeler Sabo.
"Sabo comment ?
- Juste Sabo
-C'est pas un vrai nom.
- Je n'ai que celui-là. Un problème avec ça ?"
Le brun n'avait pas rétorqué.
En fait, maintenant qu'il avait quelqu'un à ses côtés, il ressentait inconsciemment le besoin de s'imposer, de lui prouver à quel point il était fort. L'autre le laissait faire sans réagir. Alors Ace pensait qu'il était faible et le traitait comme tel.
En vérité, le blond méprisait les efforts du brun pour briller. En fin de compte il le trouvait presque pathétique. Il était perspicace. Il savait que l'autre avait besoin de compagnie. Mais il cachait ça derrière un masque de désinvolture.

Il était venu lui parler pour assouvir un besoin humain. De son point de vue, Portgas D. Ace –tiens, ce D l'intriguait– n'assumait pas sa nature humaine. Il n'aimait pas les gens comme cela. Quel mal y avait-il à être humain ? La fierté n'avait rien à faire là-dedans.

Mais il restait avec le brun car au fond, lui aussi était soulagé de ne plus être seul.

Ainsi avaient été les débuts difficiles de leur relation.

Puis ça avait changé.
Sabo avait vu la bonté d'Ace, son inquiétude derrière son insolence, son désespoir derrière sa désinvolture. Il s'était habitué à voir son compagnon cacher ses faiblesses derrière de l'arrogance.

Il avait appris à admirer le courage dont il faisait preuve en marchant droit sans jamais s'arrêter malgré ses peurs, les préjugés, les regards qu'on lui lançait.

Ace allait toujours droit devant lui, franchissant tous les obstacles en ne se permettant aucun écart, aucune fatigue, aucun signe de faiblesse.

Il ouvrait le chemin à l'autre gamin qui le suivait, faisant mine de ne pas se soucier de lui. Mais quelques fois il se retournait furtivement pour vérifier qu'il le suivait bien.

Pourtant parfois il avait peur, parfois il avait faim, parfois il avait froid. Parfois il lui manquait de ce courage qui d'habitude ne lui faisait jamais défaut. Alors Sabo, qui le suivait, qui était plus réfléchi, le rejoignait, et lui faisait "Regarde, tu vois, il n'y a rien à craindre". L'espace de quelques instants le garçon prenait la tête pour tirer son compagnon des ténèbres où il était plongé. Bien vite, ce dernier reprenait la tête, et l'autre se laissait faire. Mais il le suivait toujours sans faillir.

Le brun pouvait sembler plus fort que le blond.

Ace avait des blessures et des barrières mentales qui l'empêchaient parfois de se donner à fond. Il traînait des chaînes parfois trop lourdes pour son petit corps d'enfant. Seul Sabo savait le pousser à aller au-delà de ça, le protégeait de ses peurs d'enfant.

Il avait cette capacité étonnante, celle de donner envie à ceux qui l'entouraient de se dépasser pour lui plaire, pour l'aider.

Il était mature. Peut-être plus faible physiquement qu'Ace. Mais en réalité il portait sur ses épaules toutes les souffrances que son compagnon avait enfouies dans son cœur. Il le laissait s'appuyer sur lui.
Il était son rempart.
Voilà pourquoi, même si Ace ne le montrait pas, Sabo était unique aux yeux du brun.

Pour lui, il se donnait à fond. Parce qu'il avait besoin de reconnaissance. D'un soutien qui s'était présenté sous la forme de ce gamin débraillé et rieur.

Il avait besoin de sa présence pour vivre heureux.
Sa crainte la plus profonde était qu'il s'en aille. Après tout il y avait tellement d'autres choses à protéger. Sabo était un ange si rare, et Ace un démon.

Le premier aurait pu trouver des centaines de remplaçant du second dans le monde, tandis que pour le second, il n'y avait qu'un seul premier pour le protéger.

C'était comme ça que le brun voyait les choses.

Alors parfois il craignait. Après tout il n'était pas toujours agréable avec son caractère nerveux et impulsif. Il n'exprimait pas ses sentiments facilement. Mais dans ces moments il devenait timide, doux, et sensible.

Sabo appréciait ces rares moments. Il connaissait les craintes d'Ace à son égard. Il ne les voyait pour sa part que comme des inquiétudes infondées. Pourtant il se taisait et profitait de cet instant durant lequel son ami laissait sa fierté de côté pour lui montrer à quel point il tenait à lui.

Mais il aimait aussi quand Ace était lui-même, fier, fougueux, enthousiasme, effrayé de rien, parfois hautain, souvent distant, mais tellement radieux et confiant qu'il en éclipsait tout le reste.

Il avait une sorte d'admiration pour cet éclat qu'avait le brun.

Lui irradiait une lumière plus douce, moins éblouissante et moins agressive, moins prétentieuse mais plus douce et rassurante, et qui restait stable quand celle d'Ace vacillait.

Il ne s'en rendait pas compte. Cette ignorance lui conférait une innocence touchante dans ce monde de violence. Il brillait à sa manière, et cette douceur était encore plus déstabilisante que l'éclat violent d'Ace.

Si Ace avait une splendeur solaire, lui possédait un halo lunaire. En quelque sorte, le second gravitait autour du premier pour ressentir encore cette chaleur rassurante : « Tu n'es pas seul ».

Pour rien au monde Sabo n'aurait abandonné son camarade.
Il ne l'aurait jamais laissé seul. Il restait avec lui parce qu'il l'appréciait et se savait apprécié en retour. Il l'appréciait car il était capable de voir ses qualités. Il les voyait car il avait de la considération pour le brun. Il en avait car il était juste et droit. Il était juste et droit parce qu'il était innocent et bon. Il était de cette drôle de race des enfants-anges qui sont parfois semés sur cette terre.

Ils avaient besoin l'un de l'autre.
C'était ainsi.

Parce que les êtres humains trouvent forcément un jour une personne à aimer dans ce vaste monde, ils s'étaient trouvés.

Les bandits avaient été surpris les premiers temps de voir leur protégé quitter la maison tôt le matin et revenir tard le soir, meurtri, échevelé, mais toujours avec ce même sourire éclatant et radieux, tellement inhabituel chez lui, qui lui mangeait la moitié du visage.

Puis c'était devenu une simple routine.

Ils ne se parlaient presque jamais.

Ace n'était plus seul. Il ne ressentait plus cette haine irrationnelle envers ce qui aurait pu être considéré comme ses tuteurs.

Il ne les appréciait pas non plus.

Il y avait entre eux comme un accord tacite.

Il était logé, en échange il rapportait de la nourriture que Dadan cuisinait.

Rien de spécial à priori.

Chacun était utile à l'autre.

Ils n'étaient ni ennemis, ni amis. On aurait pu dire qu'ils étaient « collaborateurs ».

Cela leur suffisait à chacun.

Sabo avait refusé de venir habiter avec les bandits des montagnes. « Trop loin du Grey Terminal. » avait rétorqué le petit blond. À son tour, il avait tenté de convaincre son camarade.

Ace n'avait rien voulu entendre.

Le vieux l'avait confié à Dadan et sa bande.

Pour l'un comme pour l'autre, il ne ressentait rien. À part peut-être un peu de respect à l'encontre du Vice-amiral renommé.

Mais pourtant il ressentait que quitter les brigands, les laisser seuls au détriment de la promesse qu'ils avaient fait à Garp n'était pas bien. Ce n'était pas moral.

Quand il avait confié ça à Sabo, l'autre avait rigolé. Juste un petit éclat de rire. Ace s'en était offusqué, un peu vexé, et aussi un peu gêné d'avoir avoué ce sentiment étrange. Plus tard, son ami l'avait rejoint, un fin sourire greffé sur son visage au teint de lait.

Il s'était excusé et avait appelé ce sentiment de la compassion. « Ça prouve que tu es humain et que tu as un cœur » avait-il dit.

Il avait regardé son ami avec une sorte de fierté.

À cette époque, il y avait des moments où Portgas D. Ace ne comprenait pas ce que disait son frère.

D'ailleurs, à cette époque, ce n'était même pas encore son frère.

Mais à cette époque comme à la notre, Portgas D. Ace adorait Sabo.