Steam Saints
Londres 1862
Un carrosse s'arrêta à hauteur d'une immense bâtisse, jouxtant l'une des innombrables artères bruyantes et malodorantes de la ville. Un duo mal assorti, défiant le légendaire brouillard de la capitale, se glissa jusqu'à la porte d'entrée de la maison défraîchie.
Du pommeau de sa lourde canne d'ébène, l'un des visiteurs heurta la porte de façon violente. Un quart de seconde plus tard, une gouvernante, ancêtre fripée et acariâtre de Mary Poppins, vint ouvrir en vociféra:
Juste ciel, êtes-vous fous? Voulez-vous que toute la charpente nous tombe sur les épaules?
Découvrant les duettistes, la vieille dame se tut et perdit le latin qu'elle ne connaissait pas. Si le premier visiteur avait, avec sa redingote luxueuse, ses rouflaquettes et son haut-de-forme, l'attirail complet du parfait gentleman, son compagnon semblait, lui, sortir d'une roulotte de saltimbanque. En manche de chemise en dépit du temps humide, tête nue, teint mât et chevelure épaisse rassemblée en une queue de cheval diabolique, l'intéressé fixait la gouvernante d'un oeil mauvais. Mais ce fut son comparse qui, main appuyée sur sa canne, s'adressa à elle en lui tendant une carte de visite:
Veuillez pardonner la fougue de mon ami, dit-il d'un ton suave. Parfois, il lui arrive de ne pas sentir sa force.
L'homme à la queue de cheval, offusqué, grommela un coup et fit mine de s'intéresser au lierre grimpant couvrant une partie de la façade.
Je suis Lord Benedict, reprit le gentleman. J'ai rendez-vous avec votre maître, le professeur Barlow.
La gouvernante, encore sous le choc, ne sut que répondre. Mais, une voix, derrière elle, invita les voyageurs à entrer.
Lord Benedict! Comme je suis heureux que vous ayez pris le temps de venir me rendre visite!
Un vieillard, cheveux ras et clairsemés, couvert de rides et de ridules, mais regard vif et pétillant, apparut dans le vestibule. Sans demander l'avis de son employée de maison, il conduisit ses hôtes dans le salon et serra chaleureusement la main du Lord et de son suiveur. Contrairement à sa gouvernante, il ne se formalisa guère de l'aspect exotique du chevelu. Il était de notoriété publique que Lord Benedict avait, comme nombre de ses compatriotes, séjourné de nombreuses années en Inde. Sans doute son compagnon était-il l'un de ses fameux Brahmanes avec qui il se serait lié d'amitié.
Le plaisir est partagé, répondit l'homme au haut-de-forme, en ôtant celui-ci. Depuis notre rencontre à l'exposition universelle, je brûle de découvrir vos si mystérieux travaux.
Ce qui vous différencie de vos pairs et de la majeure partie de la communauté scientifique... soupira le vieil homme, amer. Bien, qu'à cela ne tienne, je brûle aussi de vous montrer mes œuvres. Quitte à passer à vos yeux pour un hôte pitoyable, je propose que nous nous rendions de ce pas dans mon laboratoire. Miss Paulsen nous préparera une collation, tandis que je vous ferai une démonstration qui, je l'espère, vous convaincra du bienfondé de mes recherches.
Avec joie, répliqua le Lord. Toutefois, mon ami ne goûte guère à la technologie quelle qu'elle soit. Question de conviction religieuse, sans doute. Cela vous ennuie-t-il s'il m'attend ici, pendant que je visite votre antre?
Pas du tout, lança le professeur avec entrain. Miss Paulsen lui tiendra compagnie. Suivez-moi je vous prie.
Abandonnant le supposé Brahmane et une gouvernante au bord de la syncope, le professeur entraîna l'aristocrate dans les méandres de la demeure. Après avoir descendu un escalier de bois grinçant, ils atteignirent une porte de fer que le vieillard ouvrit avec peine. Derrière, un vaste laboratoire avait été aménagé dans une cave cossue. Avec tous ses instruments de mesure, ses vannes et ses cadrans numérotés, l'endroit ressemblait plus au poste de pilotage du Nautilus qu'au terrain de jeu d'un scientifique grabataire.
Impressionnantes installations, admira Lord Benedict.
L'oeuvre de toute une vie, s'enorgueillit le professeur. Mais le meilleur est à venir.
Le vieil homme tourna les mollettes des quatre lampes à gaz quadrillant le seul coin du laboratoire plongé dans la pénombre. Au grand étonnement de Lord Benedict, deux piédestaux jaillirent des ténèbres. Le plus à droite soutenait un immense cube de métal irisé. L'une des faces, ornée d'un symbole figurant une couronne, était équipée d'une poignée qui paraissait actionner un mécanisme d'ouverture. Sur l'autre piédestal se trouvait une sorte de sculpture faite d'un matériau coloré brillant. Détail singulier, la sculpture semblait composée de dizaines de pièces amovibles et représentait, elle aussi, une couronne stylisée.
Alors, la voilà enfin, s'émerveilla l'aristocrate.
Lord Benedict, laissez-moi vous présenter ce que les générations passées avaient coutume de nommer Cloth ou plus communément armures sacrées. Elle fut construite voici des siècles de cela en référence à l'une des 88 constellations qui ornent la voûte étoilée. Les légendes disent que c'est la déesse Athéna qui, en Grèce antique, fut à l'origine de leur création. Ces armures fabuleuses furent léguées, par la suite, aux plus méritants de ses guerriers qui prirent alors le nom de...
Saints, compléta Lord Benedict, féru de cette mythologie que l'on n'enseignait pas dans les grandes universités du royaume. Les chevaliers de l'espoir, censés renaître lorsque le chaos menaçait la planète et ses peuples. De biens belles fables que celles-ci. Mais beaucoup croit qu'elles n'existent que dans l'esprit des doux rêveurs et des aliénés...
Alors, je dois être de ceux-ci, enchaîna le vieil homme. Car non seulement je crois en ces fables, mais j'ai aussi le moyen de démontrer leur véracité. Regardez.
Barlow indiqua tout un système de tiges de fer et de tubes contenant des liquides étranges, reliant la sculpture, qui n'en était pas vraiment une, à une console nantie de multiples cadrans. Sur le plus imposant d'entre eux, on pouvait voir une aiguille oscillant, à un rythme régulier, entre le 0 et le 15 de sa graduation. La supercherie était grossière, mais cela ressemblait vraiment aux battements d'un coeur. Ne sachant que penser, Lord Benedict se tourna vers le professeur, qui acquiesça d'un mouvement du menton.
Cette armure est vivante, affirma-t-il. J'ignore encore par quel prodige cela est possible, mais une étincelle de vie habite bel et bien ce métal.
Le Lord dut s'appuyer des deux mains sur sa canne, tant il était chamboulé. Bien sûr, il lui était impossible de ne pas exclure la thèse du canular, mais au fond de lui une parcelle de son être ne demandait qu'à se laisser convaincre.
Comment... Comment l'avez trouvée ? Balbutia-t-il. Si cette armure est bien ce que vous prétendez qu'elle est, elle aurait dû être cachée au plus profond des abysses, loin des convoitises des pauvres mortels.
Ou prisonnière d'un glacier, d'un volcan en fusion ou d'une jungle inextricable. Il est exact que les lieux de résidence supposés des différentes armures disséminées aux quatre coins du globe n'ont rien d'attrayants. Mais, en faisant tourner les bons rouages, en monnayant les services des bonnes personnes à prix d'or, il m'a été possible de récupérer celle-ci. J'ai dilapidé toute ma fortune dans l'affaire et suis passé pour un dangereux obsessionnel, mais le jeu en valait la chandelle.
Un artefact pareil aurait dû disposer de gardiens, médita l'aristocrate. Je peine à croire que, si ces Saints de chimère existent encore de nos jours, ils aient permis que l'une de leurs armures se volatilise dans la nature.
Ce fut ma plus grande crainte. Aussi, au commencement de ma quête, ai-je d'abord tenté d'en savoir plus sur ces êtres fantomatiques. Vous n'imagineriez pas le nombre de chroniques, de bréviaires et de grimoires tombant en poussière, que j'ai compulsé pour avoir d'eux une vision exhaustive.
Et qu'avez-vous appris? Demanda le Lord, tout en posant avec précaution la main sur l'armure.
Que je n'avais pas à les redouter. Tous les écrits les concernant s'accordent sur un point: leur venue coïncide toujours avec les réincarnations de leur déesse, soit tous les deux siècles et demi environ. Cette fréquence est celle des affrontements entre la déesse et les autres dieux ayant des vues sur la planète. La dernière de ces « guerres Saintes » remonte au milieu du 18e siècle. Nous avons donc une fourchette confortable avant qu'ils ne s'aperçoivent du larcin, si l'on peut l'appeler ainsi.
Soit. Et maintenant, si vous m'exposiez les projets que vous avez pour cette relique?
J'allais y venir, se réjouit le géronte, en montrant un cabinet de travail où était épinglé moult croquis.
Lord Benedict parcourut les schémas d'un air grave. La plupart représentait des plans d'armures très détaillés. En dépit d'un aspect plus fruste et massif, lesdites armures ressemblaient beaucoup au modèle hellénique.
Des applications militaires, comprit le visiteur. Vous escomptez donc reproduire l'œuvre des dieux!?
Il serait prétentieux de ma part de le prétendre. Certes, je pense mettre en branle la production de prototypes calqués sur elle. Mais, pour ce qui est de la vie qui l'habite, il me paraît peu envisageable de la recréer avec les moyens actuels. Aussi, ai-je prévu de me servir de cette armure d'une autre manière. Imaginons que je puisse extraire une partie infime de cette vie pour la déposer dans un autre réceptacle, comme l'on prélève le sang d'un bien portant pour l'injecter dans les veines d'un malade. Imaginons encore que ce fragment de vie parvienne à croître et anime son réceptacle. Bien sûr, ce dernier serait loin d'être aussi mirifique que son glorieux original. Mais quelques ajustements mécaniques de ci de là pourraient en faire une copie plus que respectable.
Lord Benedict s'assit et, menton posé sur le pommeau de sa canne, admit:
Fascinant! Un royaume qui posséderait ne serait-ce qu'une centaine de soldats équipés de vos armures vivantes, pourrait à coups sûrs conquérir le monde. Absolument rien ne saurait leur résister.
Fier comme un paon, le professeur accepta de bon cœur le compliment, avant de temporiser:
Hélas, les glorieux sujets de sa majesté m'ont ri au nez, lorsque je leur ai présenté ce projet. Pour eux, je ne suis qu'un vieillard sénile qui a trop lu de contes de fées. Et comme, malheureusement, je n'ai presque plus un sou vaillant en poche, je me retrouve dans une terrible impasse. Sans financement, impossible de me lancer dans la phase finale de production. Voilà pourquoi je me suis permis de vous aborder, lors de l'exposition. Je vous en prie, soyez mon mécène. Je vous jure sur mon honneur que vous y gagnerez mille fois la somme investie.
C'est très alléchant, j'en conviens. Seulement, votre programme comporte une faille de taille. Je crains que vous n'ayez pêché par excès d'optimisme.
Sans prévenir, toutes les aiguilles des cadrans de la pièce s'agitèrent. Cherchant la source de ce dysfonctionnement, le professeur Barlow s'aperçut que l'armure s'était soudain nimbée d'une surprenante aura cuivrée. Plus inquiétant, le corps du Lord était également auréolé d'une lumière identique, mais de teinte argentée. Le vieillard, pragmatique même dans la terreur, comprit alors qui était vraiment le nanti.
Vous avez eu tort de supposer que notre ordre était dissous, en temps de paix, renchérit celui-ci. Nous sommes certes moins nombreux, mais toujours à l'affût du moindre coup fourré.
Dans un synchronisme parfait, tous les cadrans implosèrent. Sous le choc, des tuyaux s'arrachèrent des murs et recrachèrent des volutes de gaz et de vapeur dans la cave. Profitant de cette diversion, Barlow s'enfuit aussi vite que le pouvaient ses vieilles jambes. Il s'apprêtait à enfermer le Lord dans le laboratoire, quand il vit les flammes qui grignotaient le rez-de-chaussée et la partie haute de l'escalier. A mi-hauteur, le Brahmane le toisait. Cheveux volants au vent et flammèches courants sur sa peau, l'homme ressemblait à ces démons tout droit sortis des Enfers pour châtier les vivants.
Inutile de fuir, entendit le vieillard derrière lui. Mieux que quiconque, vous savez que toute résistance est futile.
Résigné, le professeur Barlow tenta:
Voilà bien longtemps que la mort ne m'effraye plus. Si vous voulez me tuer, faites-le sans attendre. Mais, par pitié, ne détruisez pas mes travaux. Vous n'avez pas le droit d'en priver l'humanité.
Quel grand homme vous faites, ricana son interlocuteur. Qu'alliez-vous offrir à cette belle humanité, à part les moyens de raccourcir encore plus sa courte espérance de vie?
Les armes de guerre n'auraient été que le premier jalon. Un mal nécessaire qui aurait conduit à une avancée prodigieuse. Votre attitude est plus criminelle que la mienne. En privant le commun des mortels de la technologie de ces armures, vous l'avez condamné à un âge de pierre interminable.
Vous blasphémez, professeur, s'énerva subitement le faux Lord, en plantant sa canne dans le coeur du vieillard, qui mourut dans un râle déchirant.
Crispé, il fixa son compagnon et lui demanda:
Tu as tué tous les témoins?
Tous sans exception, annonça son vis-à-vis d'un ton caverneux.
Parfait, je récupère l'armure et nous pourrons mettre les voiles.
Quelques minutes plus tard, les deux assassins observaient, depuis le haut d'une colline jouxtant le quartier, le feu qui se répandait aux maisons adjacentes.
Tu n'y as pas été de main morte, constata le faux Lord. Il ne manquerait plus que la ville soit à nouveau réduite en cendres.
Son semblable haussa les épaules, attrapa l'urne sur le sol et la jeta aux pieds du beau-parleur, avec l'intention manifeste de les écraser.
Du calme! le tança l'individu aux rouflaquettes. On jurerait que tu m'en veux encore pour la distribution des rôles! Ce n'est pas ma faute si, avec ta dégaine, tu n'aurais pas été crédible une seule minute en tant que Lord Benedict!
Assez traîné, lui répliqua l'incriminé, en faisant volte-face. On rentre au Sanctuaire.
Coiffant pour le principe son haut-de-forme, le Lord d'opérette chargea l'urne sur ses épaules. Jetant un dernier regard, mêlant regret et agacement, sur le brasier, il tourna les talons et s'évapora dans le brouillard.
