LA FUGITIVE
Chapitre 1
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"Bon anniversaire ma chérie !"
Je souris à ma mère, et souffle l'essaim de bougies qu'elle et moi avons planté en forme de tourbillon sur le gâteau poire-chocolat, mon préféré. Au nombre de seize, ces bougies. Malgré leur multitude, je les éteins d'un seul coup, et ne peux m'empêcher d'en retirer une petite fierté ridicule. Et immédiatement après, une vague de tristesse balaie ce sentiment fugace ; je sens mes yeux s'embuer, du coup je les garde baissés sur le gâteau, profitant de la tâche obligatoire d'ôter les bougies pour éviter de croiser le regard de ma mère et lui montrer mon chagrin. Fixant toujours le sol, je les rassemble entre mes mains et les rapporte dans la cuisine au lieu de les laisser sur la table du salon. Ça me permet de prendre discrètement un kleenex dans la boîte à côté de l'évier, me tamponner rapidement les yeux et le jeter dans la poubelle. J'aurais bien eu besoin de me moucher, aussi, mais là adieu la discrétion. Ma meilleure amie avait l'habitude de me charrier à ce sujet, se demandant comment un nez assez petit pouvait produire autant de décibels...
Oh non ! Pourquoi je pense à elle maintenant ! C'est pas vrai, mais quelle andouille !
Et c'est reparti pour la montée lacrymale ! Alors que je m'apprêtais à revenir auprès de ma mère, je fais demi-tour pour reprendre un mouchoir. Fatalement, ça commence à s'impatienter du côté du salon :
"Charlie ? Qu'est-ce que tu fabriques ?
- J'arrive, j'arrive !"
Allez, hop, encore un petit coup de kleenex, et cette fois-ci je me mouche rapidement aussi silencieusement que possible. C'est à dire pas assez. Quand je sors de la cuisine, je vois sur le visage de ma mère qu'elle a entendu, et son sourire se crispe un peu plus. Je m'applique à garder le mien accroché à mes lèvres coûte que coûte.
C'est important, dans la vie d'une fille, 16 ans. Certaines font des fiestas bien plus belles que bien des mariages à cette occasion. Moi j'en demande pas tant. Enfin, je dis pas qu'à une époque je ne rêvais pas d'une super soirée, dans une superbe baraque louée pour l'occasion, remplie de fêtards, dont une grosse proportion de mecs canon, avec des cadeaux de fou, et un feu d'artifice, pourquoi pas ? ... dire que la réalité est bien loin du rêve c'est ... on peut même plus parler d'euphémisme, là. C'est quoi, plus qu'euphémisme ? Le mot qui me vient spontanément à l'esprit est « cauchemar », mais ça c'est dû à ma propension à l'exagération. Ça pourrait être pire. Ceci dit, honnêtement, sans tomber dans le pathos, y a quand même mieux que de souffler ses seize bougies entourée uniquement de sa mère et d'un quasi inconnu.
... j'exagère encore. Depuis trois mois qu'on vit sous le même toit que Cody, je ne peux pas dire qu'il m'est inconnu. Je sais même pas mal de choses sur lui. Je sais qu'il aime son café avec deux morceaux de sucre, qu'il écoute de la country quand ma mère est absente de la maison, mais pas trop fort pour pas me déranger. Je sais qu'il est allergique aux chats, c'est pour ça qu'on a dû se séparer de Minouche ( oui, on est d'accord, c'est un nom ridicule mais j'avais sept ans quand on l'a eu, et je n'étais pas très inspirée, alors, hein, bon ). Je sais qu'il est flic, et gay. Enfin pour ce dernier point, j'en ai pas la preuve, c'est juste que c'est de cette façon qu'on nous l'a vendu. Parce que comme ça, de prime abord, ça n'a rien d'évident. Enfin pas que je m'y connaisse beaucoup en homme de quarante ans homosexuel, mais bon, ça aurait été plus marrant si on avait pu se lâcher tous les trois, maman moi et lui, devant les beaux gosses à la télé par exemple. Mais comme il reste à la fois distant et discret, bah pas facile de se faire une opinion. En tout cas je sais que ça aide maman à supporter tout ça, qu'il ne soit pas hétéro. Elle m'a dit un jour que le fait de ne pas être sur ses gardes continuellement, de ne pas avoir à se soucier de donner des « signaux de séduction » involontaires, c'était appréciable. Ouais, sans doute ... mais bon, s'il pouvait être un peu moins coincé ça serait plus sympa quand même.
"Tiens !..." me dit-il en me tendant un peu gauchement un minuscule paquet enveloppé dans du papier cadeau bleu nuit.
Je le remercie en écarquillant un peu les yeux, étonnée de son geste. Ma mère commence à babiller des phrases qu'elle ne finit pas, comme à chaque fois qu'elle est très nerveuse, tandis que j'ouvre méticuleusement mon présent. A l'intérieur d'une boîte à bijou se révèlent une paire de boucle d'oreilles, qui semblent être en argent, représentant chacune une plume pendant au bout d'une minuscule chaînette.
" Oh ! Elles sont super !"
Et je suis sincère. Je lève des yeux étonnés vers Cody, passablement surprise et d'une de son geste, et de deux d'être parvenu à m'offrir quelque chose qui me plaise. C'est pas comme si on était vachement intimes, après tout.
Il ne manque pas de comprendre ma tête d'ahurie :
" Ta mère m'a bien conseillé ..." dit-il avec un sourire légèrement ironique.
Je pouffe un peu en me levant pour contourner la table du salon et le remercie en me penchant pour le serrer dans mes bras. Il se contente de me tapoter vaguement le dos, mais quand je me recule je vois qu'il me sourit franchement, apparemment satisfait que son cadeau me plaise.
"Tu les as achetées à la Réserve indienne ?
- Non, en ville, tout simplement. Tu trouves que ça ressemble à un truc indien ?
- Ben les plumes, ouais, ça m'y fait penser ..."
Bonjour le cliché, quand on y réfléchit ... passons.
Tout en papotant, j'enfile à l'aveugle mais avec dextérité les pendants d'oreilles et regarde sur mon smartphone ce que ça donne. Très joli. Bon, avec ma tignasse qui oscille entre la sévère ondulation et la quasiment boucle, je ne pourrai les porter que les cheveux attachés, comme ce soir, mais je ne vais pas chipoter pour si peu.
Je remue un peu la tête pour les faire osciller et souris à mon reflet, satisfaite du résultat. Puis tourne mon regard vers ma mère, attendant la suite -et fin- de mes cadeaux.
"Ah !" dit-elle en se levant, à mon grand étonnement. " Je vais chercher ton cadeau, j'en ai pour deux minutes !"
Je la suis des yeux jusqu'à ce qu'elle quitte le salon, puis me retourne vers Cody en secouant encore la tête pour faire bouger mes boucles d'oreilles, ce qui le fait rire. Mais quand j'entends la porte d'entrée s'ouvrir et se fermer, je fronce les sourcils :
" Elle va le chercher où, mon cadeau ?...
- T'inquiète, il n'est pas très loin...
- C'est une voiture, c'est ça ?! Elle l'a garée plus loin pour que je la vois pas !"
Je sautille sur le canapé ( on dit aussi « sautille » quand on est assise dessus ?...) , au comble de l'excitation. C'est logique, en fait : 16 ans +je suis en train de passer mon permis= voiture ! Mais Cody douche bien vite mon enthousiasme :
" Non, c'est pas ça, désolé. Mais c'est encore mieux !"
Encore mieux ? ... Un abonnement d'un an à un spa, forfait illimité ?...Un allé simple pour Hawaï, histoire de quitter définitivement ce trou paumé ?...
... mon père, qui aurait eu l'autorisation exceptionnelle de nous rejoindre, rien que pour cette soirée ?...
Trois petites minutes d'attente supplémentaires ( interminables de mon point de vue, et je parierais le million de dollars que je n'ai pas que ça a été un petit supplice pour Cody aussi, vu les sourires gênés - débiles- qu'on échangeait à chaque fois que nos regards se croisaient ), et enfin j'entends ma mère qui rouvre la porte d'entrée. Cinq secondes encore et la voici qui rentre avec ...
Mais ? ... mais ?...
Par reflex je tends les bras et prends le petit machin gris gesticulant décoré d' un bolduc rose entouré autour de son cou. Raison pour laquelle il gigote tant, d'ailleurs, il essaie de l'attraper en se tordant dans tout les sens, mi-jappant, mi-grognant.
" Un ... un bébé chien ?
- Je n'y suis pas allergique, croit bon de préciser l'agent du FBI.
- Et je me suis dit que ça serait sympa que tu ais de nouveau un animal ... explique à son tour ma mère. Je m'inquiète un peu pour toi, ça fait trois mois qu'on est ici et tu ne sors jamais. Tu ne ramènes pas d'amis à la maison non plus ... "
Je me mords la lèvre inférieure afin de garder pour moi mes pensées acerbes ; du style que dans ce foutu coin d'Amérique, il a l'air de ne pleuvoir certes qu'une fois par mois, mais pendant les trente premiers jours. Alors ça douche un peu l'envie de mettre le nez dehors. Quant à ramener des amis à la maison ... c'est pas que je suis une vraie sauvage au lycée, y a bien quelques camarades de classe avec qui je discute, mais notre situation actuelle ne m'incite pas à les faire entrer dans mon intimité. Je ne suis pas une très bonne menteuse, et j'aurais encore plus de remords de baratiner une personne que j'apprécierais assez pour l'inviter.
ARGH !
La chose remuante sur mes genoux vient de décider que j'étais une proie plus facile que le ruban rose et m'a léché le visage. En plein sur la bouche. POUAH ! Je recule à bout de bras le petit monstre, qui se rabat sur le bolduc faute d'autre chose.
"Tu n'aimes pas les chiens ?" semble s'inquiéter Cody, et je remarque l'air à la fois triste et déçu de ma mère.
" Ben ... j'ai toujours eu un chat ..."
Qui bouge en cas d'extrême nécessité, passant 98 % de son temps à larver, de préférence sur mon lit. A côté, cette puce gesticulante m'épuise déjà ...
Mais ça part d'un bon sentiment, et je ne veux pas que ma mère soit triste. Alors je repose le cataclysme sur mes genoux et entreprends de lui ôter son ruban. Cody vient à mon secours en immobilisant la bête le temps de l'opération. Et là, miracle, une fois libéré de son collier improvisé, le chiot se secoue une dernière fois maladroitement, ce qui lui fait perdre l'équilibre, s'affaler sur moi, et il reste enfin immobile, la tête posée sur mon avant-bras, sa petite queue battant une cadence rapide. Je ne peux m'empêcher de sourire, parce que quoi qu'on en dise, un bébé animal, c'est craquant. De ma main libre je le grattouille derrière ses minuscules oreilles pendantes, et il essaie de me léchouiller les doigts ; mais quand je repousse son museau, doucement mais fermement, il se détourne sans problème et se contente de profiter de la caresse.
"C'est une femelle, m'apprend Cody. Un pitbull."
Ma main se fige et je lève des yeux effarés vers lui.
" Un quoi ?
- Un pitbull ! Mais ne t'affole pas, ces chiens ne méritent pas du tout la réputation qu'on leur a faite. Ce sont des amours. J'en ai eu un, il est mort y a quelques mois ... dès que je peux j'en prends un autre. Je suis jaloux, d'ailleurs !" dit-il en agaçant gentiment le chiot, qui tente de lui immobiliser un doigt pour pouvoir le mâchouiller.
Je reste circonspecte, et lance un regard dubitatif à la boule d'énergie installée sur moi. Pour l'instant c'est un petit morceau grassouillet, d'un joli gris avec une tâche blanche sur le poitrail, tout en rondeurs pataudes. Mais bientôt la graisse se changera en muscles de gladiateurs, et ... n'avais-je pas lu quelque part que la pression de la mâchoire de ces bestiaux était plus puissante que celle d'un loup ?
Voyant qu'il ne m'a pas vraiment convaincue, Cody prend son portable, le tripote dix secondes et le repose. Le mien m'avertit que j'ai reçu un message ; j'interroge l'expert en chien du regard.
"C'est un lien pour que tu regardes un truc sur Youtube. Tu verras que tu n'as aucune raison de t'inquiéter !"
C'est à ce moment que le futur monstre éternue dans un petit couinement suraigu en sursautant sur mes genoux. Ma mère pouffe comme une gamine et je sens malgré moi les commissures de mes lèvres s'étirer une nouvelle fois vers le haut. Je rigole même doucement en voyant le chiot bâiller à s'en décrocher la mâchoire en recourbant sa petite langue rose, avant de s'affaler à nouveau lourdement sur mon bras, fermer les yeux et passer à une immobilité totale.
C'est vrai qu'elle est chou. Sans craindre de la réveiller, je la soulève doucement jusqu'à mon visage et l'embrasse sur la tête, avant de la coller contre mon buste. Elle ne remue même pas une oreille. J'attrape mon téléphone d'une main, parviens tant bien que mal à activer l'appareil photo et prends le premier selfie de ma chienne et moi. J'ai l'air un peu tarte dessus, mais elle elle a une belle bouille de bébé, donc je le garde.
" Alors, elle te plaît ?...
- Oui, maman. C'est super; merci beaucoup !
- J'ai pris un panier pour elle, on pourrait le mettre dans le salon ? En tout cas hors de question qu'elle dorme dans ta chambre !
- Tout à fait d'accord avec toi ! Ici ça sera très bien !"
Malgré tout ce que peut me dire Cody, je ne suis pas fan de l'idée de dormir à proximité d'un fauve en puissance.
La fin de la soirée se déroule tranquillement, et ma mère se réjouit du nombre incalculable de photos que je prends de son cadeau, qui dort bien sagement dans un panier pratiquement du même gris que lui. Ce que je ne lui dis pas, c'est la raison pour laquelle je mitraille le chiot : je veux que le grand absent de mes seize ans puisse vivre ce moment par procuration le jour où on se retrouvera.
C'est une fois seule dans ma chambre que je me laisse aller à la mélancolie.
Mon père me manque.
Trois mois déjà qu'on est en planque. Nous ici, et lui ailleurs. On ne sait même pas où. Voilà le résultat quand on se retrouve, un jour, au mauvais endroit au mauvais moment. Il a fallu qu'il soit témoin d'un crime, et le voilà propulsé pièce maîtresse d'un procès pour faire tomber l'un des pires malfrats des Etats-Unis. Un de ceux qui n'hésiteraient pas une seconde à le descendre pour le faire taire, ou qui nous utiliseraient de la pire des manières pour qu'il renonce à témoigner. C'est aussi la raison pour laquelle on s'est séparé ; c'est lui qui l'a exigé, pour "sa tranquillité d'esprit". Ouais. Et la mienne, il y a pensé ? Et celle de ma mère ? Jamais l'adage « pas de nouvelle, bonne nouvelle » n'a été plus adapté. Je la vois sursauter à chaque appel téléphonique, de peur qu'on lui annonce une tragédie. Sans compter qu'on a dû couper les liens avec toutes nos connaissances. Et qu'est-ce qui est encore plus nécessaire à la survie d'une fille de seize ans qu'une voiture ? Bah une meilleure amie. Et la mienne est de l'autre côté du pays, rien de moins. Et il m'est totalement interdit de lui envoyer le moindre tout petit message, la moindre petite photo ...
Je fais défiler celles que j'ai prises du bébé chien tout à l'heure, tandis que les larmes que j'ai retenues toute la soirée coulent en silence.
Ah, quand on parle du « loup »... y en a une qui vient de se réveiller et qui n'apprécie visiblement pas de se retrouver toute seule dans le noir dans un endroit inconnu ... Je repose mon téléphone, sèche mon visage en soupirant et me lève de mon lit pour aller consoler la future terreur du quartier qui couine à gros sanglots.
O-O-O-O
Deux mois plus tard
Je lève un oeil paresseux qui cherche automatiquement l'affichage du réveil projeté au plafond.
8h12. Check.
On est quel jour déjà ? Ah oui, samedi. Okaaaaay, je peux me rendormir.
J'entoure de mon avant-bras la masse chaude et complètement inerte qui partage mon lit, enfouissant mon nez dans son cou tout doux. Avant, je trouvais qu'elle puait atrocement, mais faut croire qu'on s'habitue à tout parce que maintenant j'adore son odeur.
Zut, la voilà qui gigote. La poisse, j'ai dû la réveiller, et là ça va être urgence pipi.
Crotte crotte et triple crotte.
Faut s'activer si je veux pas être bonne pour écoper mon lit.
Je rabats vivement la couette, m'apercevant au passage que ce n'est pas moi qui l'ai réveillée, puisqu'il est à présent neuf heures passées. J'ai dû me rendormir sans m'en rendre compte. Ce qui augmente l'urgence du moment.
"Viens par ici toi !"
J'attrape la bombe à retardement et me précipite dans les escaliers en la tenant à bout de bras devant moi. Timing impeccable, au moment où j'arrive à deux mètres de la porte d'entrée, Cody passe juste devant pour me l'ouvrir, et je vole vers l'extérieur, pour jeter plus que poser ma chienne sur la pelouse du jardin.
Victoire.
La tête encore chiffonnée de sommeil de la bestiole qui s'accroupit pour faire pipi me fait ricaner. Puis un autre détail augmente ma bonne humeur : .beau.
J'en reste béate, une main protégeant mes yeux tandis que je les lève vers le ciel le plus bleu que j'ai vu depuis qu'on vit ici. Ça m'en paraît irréel.
Je me tourne vers Cody qui est resté à l'intérieur de la maison, devant la porte.
" T'as vu ça ? dis-je en le prenant à témoin de ce phénomène surréaliste.
- Oui, ça change un peu ! Mais c'est pas une raison pour attraper la mort en pyjama dans le jardin, viens, rentre !"
Ah oui, maintenant qu'il le dit, fait pas chaud ... je prends conscience du froid du sol sous mes pieds nus et sautille sur place en me frictionnant les bras, tandis que Choupette n'en finit pas de se vider.
Choupette. Oui. Parfaitement.
D'abord je voulais l'appeler Terreur, en raison de son pedigree forcément épouvantable. ( Ma mère penchait plutôt pour Apocalypse, vu les ravages qu'ont subis les meubles de la maison.) Mais j'avais tort sur toute la ligne. Ma chienne n'a pas une once de méchanceté. Et sur les conseils de Cody j'ai vu plein de reportages sur les pitbulls, et j'ai définitivement adhéré à son point de vu. Ceci dit, je vois bien les coups d'oeil inquiets de certaines personnes que je peux croiser quand je me promène avec elle. Ça ne me dérange pas : c'est pas comme si j'étais en mesure de me faire des tonnes d'amis, hein ?
" Allez, viens mon bébé !"
Choupette me suit à l'intérieur de la maison de sa démarche encore un peu pataude du grand chiot qui vient de se réveiller.
" Maman est déjà partie je suppose ?...
- Oui, elle rentre vers quinze heures je crois …" me répond Cody en refermant la porte derrière moi.
Ma mère est une bénédiction pour ses collègues médecins de la clinique : elle ne rechigne jamais à prendre des tours de garde le week-end. Je la soupçonne de faire son possible pour éviter de rester trop oisive, donc de se faire du soucis à propos de mon père. N'empêche que du coup elle ne me voit pas beaucoup non plus. Parce que quand elle se trouve obligée de prendre des jours de récupération, c'est quand moi j'ai lycée. Bon c'est Choupette qui est contente, au final ça lui fait quelqu'un à la maison presque tous les jours de la semaine.
Je prends de quoi me préparer un petit déjeuner dans le frigo et m'installe à la table de la cuisine, inhabituellement inondée de soleil. Ce qui me donne une idée.
" Cody ! T'as prévu quelque chose ce matin ?
- Non, rien, pourquoi ? dit-il en me rejoignant dans la pièce.
- Ça t'embête si je t'emprunte ta voiture ? Je voudrais amener Choupette à la plage... tu peux venir si tu veux !"
A-t-il senti l'instant d'hésitation avant ma proposition ou bien n'avait-il vraiment pas l'intention de m'accompagner, toujours est-il qu'il accepte ma demande mais refuse poliment mon invitation.
C'est donc entre filles que se fera cette balade matinale.
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La plage la plus populaire dans le coin se trouve dans la réserve indienne. Pas que j'en ai vus les rares fois où je m'y suis rendue, des Indiens. Ni ailleurs, d'ailleurs. Ce sont des gens soit très discrets, soit qui répugnent à se mélanger à des " Visages Pâles". Voir très pâle, en ce qui me concerne. Je jette un oeil rapide à mon reflet dans le rétroviseur intérieur. Si le soleil inattendu pouvait me donner un semblant de couleurs ... je suis pas trop moche, quand j'ai l'occasion de profiter de Phoebus : mes yeux gris deviennent bleus, mes cheveux châtains banals blondissent, et ma peau terne se hâle facilement. Et j'ai moins de boutons, aussi. Dieu merci je n'ai pas d'éruption acnéique catastrophique non plus, mais bon, je suis sûre que celui sur ma joue gauche, là, qui me fait un mal de chien, n'aurait pas pris ces proportions si j'avais eu l'occasion de le confronter au soleil.
Je suis arrachée de mes pensées par Choupette qui commence à s'agiter sur le siège passager. La plage est en vue, elle a dû comprendre qu'on allait arriver.
"Du calme, le fauve ! "
Elle ne se retourne même pas vers moi, et sa queue bat à un rythme si frénétique que j'ai du mal à la distinguer.
Je me gare et dès que je coupe le moteur elle se met à pousser des gémissements suraigus.
"Attends, attends, deux secondes !"
Je l'attrape par le collier, sous son bandana violet ( le rose est au sale ) et accroche la laisse tant bien que mal. J'ai à peine ouvert ma portière que la tarée me saute sur les jambes et s'en sert de tremplin pour bondir à l'extérieur.
On en reparle, des chiens bien plus respectueux des humains que les chats ?
Je descends à mon tour et bataille pour fermer la porte, tendant le bras en direction de la voiture alors que Choupette m'écartèle de l'autre côté en tirant sur sa laisse. Elle a même pas quatre mois. Ça promet quand elle atteindra sa taille adulte.
" Oui, oui, c'est bon, on y va, on y va !"
Je cours à moitié derrière elle, mais ralentis bien vite quand on arrive sur le sable. J'examine méticuleusement la plage, totalement vide de toute présence humaine hormis la mienne, et esquisse un sourire de satisfaction : je vais pouvoir lâcher la bête.
" Allez, viens là, folasse !"
Dès qu'elle est libre, elle part comme un boulet de canon. Sérieux, cette chienne doit avoir un lévrier chez ses ancêtres. Elle file droit vers l'océan, et je la suis plus calmement, en tâchant toutefois de ne pas la perdre de vue. Une fois près des vagues, elle se campe face au ressac en aboyant, comme si elle défiait l'écume, longe la ligne d'eau sur la gauche, s'arrête, repart sur la droite, s'arrête, refait face, et se rue carrément dans la vague qui vient mourir sur la côte.
Et qui va repartir dans une voiture empestant le chien mouillé ?
"Choupette ! Fais attention !"
Tu parles. Elle bondit comme une gazelle en m'ignorant royalement. Mais je remarque qu'elle reste là où elle « a patte », donc je ne m'inquiète pas. Ceci dit, même avec le soleil, l'air reste froid, et je commence à me geler. Alors qu'est-ce que ça doit être pour elle, dans l'eau ! Il est temps de se bouger.
Je l'appelle en m'éloignant vers le sud, longeant au plus près les vagues. Allez, soleil, fais ton boulot ! Je ferme à demi les yeux, un peu éblouie, et surveille plus ma chienne au raffut qu'elle fait en courant tout autour de moi qu'en essayant de ne pas la quitter du regard.
On se promène comme ça un bon quart d'heure. La première excitation passée, Choupette n'est plus version "électron libre", elle se contente de m'apporter des bâtons de bois flottés, que je dois lui lancer. Elle court le chercher, le mâchouille cinq secondes, revient vers moi en bondissant, et dès que je fais mine de lui reprendre s'enfuit hors de ma portée. Quand j'en ai marre de lui courir après, elle aussi trouve que c'est moins drôle, abandonne son trésor, pour m'en apporter un autre quelques mètres plus loin. Faut pas chercher à comprendre la logique canine.
Ah, tiens, elle s'est figée, ses oreilles tombantes redressées vers l'avant. Je lève les yeux dans la direction qu'elle observe, et aperçoit au loin un couple qui arrive vers nous. Zut, faut que je la rattache.
Mais je n'ai pas le temps de faire un geste que mon monstre se met à détaller vers eux. Mode lévrier réactivé.
Argh ! S'ils ont peur des chiens, comme ça peut arriver, ils vont flipper, c'est sûr !
" CHOUPETTE ! REVIENS ICI TOUT DE SUITE !"
Mais bien sûr.
Me voilà à courir comme une malade, empêtrée dans mon gros manteau, ma grosse écharpe, mes chaussures de marche qui pèsent une tonne chacune. Et je vois mon monstre gris qui rapetisse dans mon champ de vision au fur et à mesure qu'il s'approche des promeneurs.
" ELLE EST PAS MECHANTE, VOUS INQUIETEZ PAS ! ELLE EST PAS MECHANTE !"
Enfin ça donne plutôt " elle est pas hhhhhhhhhu méchante, vous hhhhhhhhhhhhu inquiétez pas hhhhhhhhhu, elle est pas rrrâââââh méchante !", vu que courir dans le sable et hurler à plein poumons n'a jamais été un combo gagnant chez moi.
Ah la vache, elle est déjà sur eux. A mon grand soulagement, ils ne poussent pas de cris affolés. Mieux, je les vois se pencher, sûrement pour la caresser. Je baisse le rythme de ma course, et parcours le reste du chemin en trottinant péniblement, peinant à reprendre mon souffle.
A mesure que je me rapproche, je distingue les cheveux noirs et la peau mate des deux promeneurs ; moi qui n'avais jamais vu d'Amérindiens, me voilà servie. J'angoisse un peu à l'idée qu'ils me reprochent ma présence ici, bien que mes camarades du lycée m'aient assurée qu'il n'y avait aucun problème à s'y balader. A ce moment, alors que je ne suis plus qu'à une dizaine de mètres d'eux, la femme lève les yeux vers moi avec un sourire moqueur, et ça me rassure un peu.
"Je suis désolée, vraiment. Elle est pas encore bien dressée ...
- De toute évidence ..." murmure le jeune homme d'un ton amusé, ( en raccord avec l'air de sa copine), sans me regarder, trop occupé à grattouiller le ventre de ma chienne.
Oui parce que cette sale bête est couchée sur le dos, apparemment au comble du bonheur. Ça c'est du chien d'attaque.
La femme se lève, et je me rends compte qu'en plus d'être très belle, elle est très grande. Mon mètre cinquante neuf et moi nous nous étouffons de jalousie en silence. Machinalement mes yeux dérivent vers son compagnon, toujours accroupi, et même dans cette position sa stature me parait imposante. Et même de profil il me parait super canon. Un peu vieux pour moi peut-être, la vingtaine, mais bon sang il déchire. Si ces deux là font des gosses, ça devrait aller pour eux.
Je me penche pour accrocher la laisse au collier de Choupette et m'excuse encore :
" Pardon, j'espère qu'elle vous a pas fait peur ..."
Le type lève enfin les yeux vers moi, avec un sourire franc et pour le moins ravageur me coupant un instant le souffle.
Dieu que ce mec est beau.
Mais la seconde d'après, son visage se fige, ses yeux s'agrandissent, et il se relève brusquement. Et quand je dis brusquement, c'est qu'il m'a tellement surprise que j'en ai eu un mouvement de recul, et comme j'étais accroupie, me voilà les fesses dans le sable. Et l'Indien est immense, et taillé comme une armoire à glace. Et si ça ne suffisait pas, l'expression de son visage me glace d'effroi : c'est comme s'il me connaissait, qu'il m'avait reconnue. Or je m'en souviendrais, si c'était le cas. Un canon pareil, difficile de l'oublier. Donc que reste-t-il comme solution ? Même si ça parait complètement dingue que le pourri qui veut la peau de mon père ait des connexions jusque dans une Réserve indienne paumée au fin fond de l'état de Washington, quelle autre explication donner à l'air de pas croire à ce qu'il voit qu'exprime le visage de ce parfait inconnu ?
Mon coeur s'emballe, ma gorge se serre, ma bouche devient sèche et je sens des larmes de panique embuer ma vue. Je me penche en avant, attrape précipitamment Choupette et me relève comme un ressort, l'adrénaline compensant le manque de tonus dont j'aurais fait preuve en temps normal.
" Je ... je ... je dois y aller !" je bafouille comme une idiote en reculant sur trois pas, avant de prendre mes jambes à mon cou.
Et cette fois, malgré mon fardeau, je survole le sable, l'affolement me donne des ailes. Je ne peux m'empêcher de me tourner une fraction de seconde pour voir s'il s'est lancé à ma poursuite. Ce n'est pas le cas, et je devrais en être soulagée, mais j'ai eu le temps d'apercevoir qu'il en avait sans doute l'intention, parce que la femme le retient par le bras, l'air soucieux, et il est tourné vers moi, indécis. Je redouble de vitesse, que je ne peux pas tenir bien longtemps hélas. C'est qu'on s'était pas mal éloignée de la voiture. Pourtant mon corps en panique refuse de marcher, adoptant un trot qui doit être pitoyable, et quand j'arrive à la voiture, je n'ai plus de souffle, plus de bras ( parce qu'elle pèse son poids quand même, la bestiole, et hors de question que je la repose par terre, même avec la laisse, de peur qu'elle m'échappe encore ) ; bon sang, y a des tâches noires qui dansent devant mes yeux. Manquerait plus que je tombe dans les pommes !
Calant Choupette sur une hanche, j'ai du mal à attraper les clefs,, et mes mains tremblent tellement que je mets bien cinq secondes pour réussir à introduire la bonne dans la serrure. (oui parce que la voiture de Cody a l'ouverture automatique en panne, et qu'il ne voit pas de raison à s'embêter à la réparer ). Une fois la porte ouverte, je balance la chienne sur le siège ( pardon ma Choupette ), la pousse vers la place passager, et m'installe derrière le volant.
Il faudrait que je prenne deux minutes pour me calmer. J'ai bien conscience que c'est pas l'idée du siècle de conduire dans mon état. Mais le problème c'est qu'il m'est impossible de me maîtriser, c'est l'affolement totale. Alors non seulement je démarre, mais en plus je prends mon téléphone et active le numéro de ma mère.
Ça sonne.
Ça sonne.
Encore.
Et je tombe sur sa messagerie.
Pas de panique. Pas de panique. Elle ne répond quasiment jamais quand elle est à la clinique. J'aurais pas dû commencer par elle.
Tout en vérifiant la route, heureusement toute droite, je coupe au milieu du message et je fais défiler le nom des correspondants jusqu'à celui de Cody. C'est le moment que choisit Choupette pour se mettre à hurler à la mort, la tête renversée en arrière. Je lui jette un oeil abasourdi : c'est bien la première fois qu'elle me fait ça !
" Allô ?
- Cody ? On a un problème !
- Lequel ? Qu'est-ce que j'entends là ?
- C'est Choupette, je sais pas ce qui lui prend. Chuut, tais-toi ! "
Mais mon pitbull est bien décidé à se la jouer loup des steppes, et j'abandonne en tournant la tête vers la vitre opposée histoire de réduire le son parasite autant que je peux. Voilà qui va améliorer mon bonus sécurité routière.
" C'est la merde, je viens de rencontrer des gens sur la plage, et le type m'a reconnue, alors que moi je l'ai jamais vu de ma vie !
- Quoi ? Qu'est-ce que tu racontes ? Comment ça, il t'a reconnue ?
- Quand il a vu ma tête, c'est comme si on lui avait donné une baffe, je te jure ! Il a bondi, littéralement, et son visage ét...
- Tu ressembles peut-être à quelqu'un qu'il connaît ...
- Non, non, c'était pas ça ! On pouvait voir les dollars défiler dans ses yeux comme dans les machines à sous à l'idée du blé qu'il allait se faire ! Ecoute, tu nous as bien répété cent fois à maman et moi de rester sur nos gardes, de ne pas prendre à la légère le moindre truc qui sortirait de l'ordinaire, non ?
- Si ...
- Bah crois-moi quand je te dis que la réaction du gars, elle était tout sauf normale !"
Le silence s'éternise quelques instants, et je me rends compte que Choupette a aussi arrêté ses vocalises. Ouf.
"Allô ? T'es toujours là ?
- Oui, oui. Dépêche-toi de rentrer, je m'occupe du reste."
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Trois heures plus tard, à l'arrière du break de ma mère, je partage le siège avec les valises qu'on n'a pas pu mettre dans le coffre déjà plein, ma chienne sur les genoux, et regarde défiler les arbres de la forêt, si peu familiers sous la lumière du soleil qui résiste encore vaillamment aux quelques nuages qui s'amoncellent.
Comme pour dire adieu, ou pour au contraire fêter notre départ, Choupette se remet à hurler. Je lui attrape la tête pour l'embrasser au milieu du crâne, et miracle, elle s'arrête aussitôt.
En tout cas, en ce qui me concerne, c'est sans un seul regret que je quitte définitivement Forks.
