-Je suis une enfant des étoiles. Je m'appelle Kate Nusakan.

Albator, face à elle, l'impressionne. Ténébreux, sa cicatrice ne lui enlève rien, ni son bandeau, bien que cela lui rappelle qu'elle est contente de pouvoir cacher les siennes. Elle doit bien l'avouer, il est très beau, et encore plus en personne- elle ne l'a vu jusque là que sur quelques avis de recherches qui subsistent encore sur le réseau. Et il est grand. Putain, pourquoi est-elle si petite? Debout, elle lui arrive à peine plus haut que l'épaule.

Elle regarde, à la dérobée, son œil unique, cherchant un signe d'acceptation, n'importe quoi. N'importe quoi, pourvu qu'il l'accepte, pourvu qu'il la voit comme une personne. Le nom de Nusakan est stigmatisé, encore pire de se qualifier comme étant un fils des étoiles, un terme d'argot signifiant que l'on n'a pas grandi sur la Terre, que l'on peut avoir côtoyé des extraterrestres, monstres auxquels la Terre est interdite d'accès. Loi à la con, pense-t-elle. Combien de papiers et de formulaires a-t-il fallu pour leur permettre de poser les pieds sur Terre, sous combien de conditions?

Lorsqu'il hoche la tête, presque imperceptiblement, elle se sent terriblement soulagée.

-Je vois.

-Dites? lance-t-elle, pour changer de sujet.

-Oui?

-Pour quelle raison m'avez-vous écoutée, à bord du cargo? Vous auriez pu me laisser là. J'aurai survécu. On se serait occupé de moi, après votre départ. Personne ne m'aurait laissée mourir au bout de mon sang, ils auraient trop de comptes à rendre.

Elle a conscience que ses mots le choquent, mais elle s'en fout. Elle sait que c'est la vérité. Un animal... Elle n'est rien de plus. Un animal de compagnie, tout au plus.

Voilà comment elle s'est retrouvée, l'année passée, toute juste majeure, dix-sept ans à peine, en tant que commandante d'un cargo. Travailler, c'est sa punition pour avoir essayé de retrouver ses parents en fouillant dans des fichiers normalement interdits d'accès. Le pire est qu'elle n'a rien d'une hacker. Ça, c'est plutôt le truc de Léo.

Le regard du pirate, posé sur elle, s'adoucit.

-Parce que tu n'est comme personne.

Parce qu'elle n'est comme personne. Ça, elle le savait depuis longtemps. Elle ressemble à Maek, à d'autres, mais elle est différente de tant de gens, simplement par son attitude.

-Parce que tu garde ce que l'humanité a perdu. Le courage, principalement.

-Courageuse? Moi?

-Alors, pourquoi t'est-tu placée devant moi même si j'étais armé?

Elle pourrait lui parler de la fatalité. La mentalité de quelqu'un qui n'attend plus rien de la vie.

Elle se contente d'une réponse moins crue.

-J'ai appris à ne pas avoir peur de la mort.

-Ça ressemblait à quoi, là-bas? demande-t-il, doucement, s'accroupissant à sa hauteur.

Elle n'en parle jamais. Comment expliquer... Tout? Comment expliquer l'horreur pure, la mort, le sang, les larmes, la honte, mais aussi la solidarité qui lie à jamais les fils de Nusakan? Comment expliquer qu'à dix-huit ans à peine, elle s'estime avoir vécu plus que d'autres en des décennies, mais que d'un autre côté elle n'est rien?

-Je préfère ne pas en parler, dit-elle en tirant sur le drap qui couvre à moitié ses jambes, comme si elle voulait se cacher.

-C'est de là que viennent tes cicatrices?

-Mais comment vous sav... Ah putain me dites pas que c'est vous qui m'avez déshabillée!?

La honte l'envahit. Quel âge a-t-il? Quarante ans? Elle n'en a que dix-huit. Elle cherche à s'éloigner, mais se rattrape en posant la main sur le rebord du lit sur lequel elle est assise.

-Non, non, assure-t-il. C'est Nausicaa et le docteur Zéro. On m'en a parlé, c'est tout.

Elle baisse les yeux. Pendant qu'elle était inconsciente, on l'a changée. De l'uniforme bleu nuit de commandante de cargo, on lui a donné une chemise usée, trop grande pour elle, d'un étrange brun-gris, un jean devenu blanc avec les années au moins trois tailles trop grand. Elle porte une ceinture, mais celle-ci, même resserrée au maximum, lui glisse sur les hanches.

-Je peux te fournir d'autres vêtements. Je suis désolé, mais les tiens étaient tâchés de sang.

Je n'hésiterais pas à tirer.

Allez-y, tirez. Tuez-moi, et prouvez que vous êtes un meurtrier.

Pour la deuxième fois, la détonation déchire l'air. Elle ne flanche pas. Elle le connait, ce son, après tout. Et Albator, le grand capitaine pirate, sans pitié, se penche à nouveau sur elle, les doigts immobilisés à quelques centimètres à peine de son épaule en sang, une expression inquiète au visage.

Lorsqu'il l'avait aidée à se relever, elle avait murmuré un pâle remerciement. Il l'avait lâchée, un geste qui ressemblait à du recul. Elle se devait de saisir cette chance.

Emmenez-moi avec vous, l'avait-elle supplié. Je vous en prie, capitaine.

Mais...

Dites n'importe quoi. Que vous me capturez. Mais ne me laissez pas ici.

Et il avait accepté.

-Ça me va, répond-elle finalement.

Il l'observe, l'air de ne pas comprendre. Elle est sincère, pourtant, en affirmant que ça ne la dérange pas. Elle est heureuse, en ce moment, d'avoir autre chose sur le dos, et pas seulement à cause du sang. Elle a été en uniforme une bonne partie de sa vie, qu'il soit du gris des prisonniers de guerre illumidas, du bleu-noir de son ''grade'' terrien, ou du marine de... Elle sursaute. Un éclair, fugitif, lui a traversé l'esprit- un souvenir qui n'est pas le sien.

-On va te trouver autre chose.

-Mais... tente-t-elle, encore sous le choc.

-Il n'y a pas de mais. Tu mérite mieux que ça.

...

-C'est vraiment pour moi? demande-t-elle.

-Oui.

Elle sort du sac une veste bleue, la tient devant elle, comme pour voir de quoi elle aurait l'air dedans à travers le miroir. Mais elle n'est pas dupe: elle ne peut pas accepter.

-Mais... Comment je dois vous rembourser? Je... Je ne possède pas grand chose.

-C'est un cadeau, la coupe-t-il.

-Je...

-Non. N'en parle plus. C'est un cadeau, un point c'est tout. Tant que tu est à bord, c'est moi qui décide.

Elle regarde à l'intérieur du sac, mal à l'aise. Quelle est la raison de sa générosité? La pitié? Elle ne veut pas susciter la pitié.

Il se détourne en lui demandant de se changer. Sans pouvoir se débarrasser de son malaise, elle enlève les vêtements qu'on lui a donné plus tôt, enfile son cadeau. Un jean, un t-shirt blanc, une veste bleue, une paire de souliers de course gris avec des bandes roses.

-C'est bon, lâche-t-elle.

Il l'observe. Elle croit un instant qu'il y a une sorte de fierté dans son attitude, comme s'il tirait une certaine satisfaction de voir qu'elle lui a obéi, elle dont le nom est devenu synonyme d'insoumise. Mais ce n'est pas les vêtements qu'il regarde, mais son visage. Elle soutient son regard.

-Kate?

Il prononce son nom avec un accent anglais. Elle déteste ça: ce n'est pas comme ça qu'elle s'est présentée.

-On m'appelle Ka-te, dit-elle en articulant bien, pas Kate.

On lui reproche souvent cette façon de s'exprimer. Lui ne fait que sourire.

-Désolé. Donc, Ka-te, reprend-il, prononçant exactement comme elle, sais-tu qui sont tes parents?

-Non. Pourquoi?

Il garde le silence un moment. Elle pige d'un coup ce à quoi il pense. Ils se ressemblent, ils ont le même nez, la même couleur d'yeux. Mais il est brun. Elle, au naturel, est châtaine.

-Ça veut rien dire, que je te ressemble. Le gars habillé en bleu te ressemble autant que moi, et c'est pas ton fils.

Il secoue la tête.

-Oublie ça, Kate. Je n'ai jamais eu d'enfant.

...

-C'est quoi? veut-elle savoir, curieuse.

-J'ai pensé que ça te ferait plaisir de connaître tes parents.

D'un geste, Albator l'invite à venir se placer à côté de lui, ce qu'elle fait avec une certaine gêne. Elle attend, avec lui, que s'affichent sur l'écran les résultats.

Nusakan, Katinka.

Elle se retient de rire. Elle était tellement tendue pour rien. Elle le connaissait déjà, ce nom, sur le bout des doigts: c'est la première chose qu'elle a appris à épeler. Ce qu'elle veut savoir, c'est le nom de famille qu'elle aurait du porter, et peut-être aussi le prénom que lui ont donné ses parents.

-Je croyais que ton nom, c'était Kate, dit Albator d'une voix tendue, mais pas fâchée.

-Personne ne m'appelle Katinka. Ça a toujours été juste la première syllabe.

Il tourne la tête vers elle. Elle a l'impression que son œil unique la transperce.

-As-tu choisi?

-Non, doit-elle admettre.

-Je trouve que Katinka est un très beau nom.

Elle hausse les épaules.

-Mais c'est rare. Je n'aime pas me faire demander si je porte un prénom terrien ou non.

-C'est allemand, dit-il à voix basse. Comme moi.

Elle le regarde, un peu étonnée, se demandant s'il a vraiment parlé. Son visage est impassible. Devant eux, l'écran change, ramenant leurs attentions.

Née le 28 avril 2962 de Franklin von Harlock et de Maya von Rosenberg, sous le nom de Katinka von Harlock.

Elle se répète ce nom. Katinka von Harlock. Le suffixe von, ça signifiait la noblesse dans les pays slaves, non?

Elle demande à Albator s'il est allemand comme elle croit l'avoir entendu, mais il ne parait même pas se préoccuper d'elle. Il regarde l'écran d'une drôle de façon, et un doute s'immisce en elle.

-Oui, Kate, dit-il en prenant une profonde inspiration. Je suis allemand. Et Maya aussi était allemande. C'est dans le domaine de mes ancêtres que je l'ai rencontrée pour la première fois.

Le vide tombe sur elle. Brusquement. Elle ne pense plus à rien, quelque chose qui pourrait remplir le vide. Absolument rien.

D'autres lignes apparaissent sur l'écran. À ses yeux, elles sont floues, rien que des barres blanches, mais Albator les lit, et il quitte la pièce à grands pas, alors qu'elle le devine bouleversé.

Valente, Ramis. Né le 28 avril 2962 de Franklin von Harlock et de Maya von Rosenberg, sous le nom de Franz von Harlock.

Elle se souvient, alors, d'une conversation qu'elle avait tenue, un jour, avec Kaidan.

-Peut-être as-tu encore de la famille, ma petite. Parfois, ils séparent les frères et les sœurs pour s'assurer qu'ils ne se rencontrent jamais.

-C'est cruel, avait-elle dit de sa voix d'enfant.

-Je le sais bien, ma petite, mais je ne peux rien y changer.

-Et moi, alors?

Ses yeux pétillants, ses mains chaudes qui l'attrapent pour la hisser sur ses genoux.

Elle tourne les talons et elle sort à son tour.

-Toi, mon enfant, tu crois pouvoir changer le monde.

-Et je ne peux pas?

-Tu n'a que sept ans. Tu est minuscule, si on regarde l'univers. Dehors, c'est la guerre, ma petite. Tu est ici à cause de ca, et une enfant n'arrête pas la guerre.

Sa main posée sur sa poitrine, à l'emplacement exact de son cœur, qu'elle avait senti battre sous les doigts de son ami.

-Mais j'ai confiance, tu sais. J'ai bon espoir. Et je sais qu'ici bat une force extraordinaire. En vous tous. Tu grandira, comme tes amis, et un jour, vous serez plus forts. Je sais, ma petite, que tu deviendra une grande femme.

Elle se demande sans cesse comment il a pu croire une telle chose. Les fils des Nusakan ne sont jamais que des objets vivants.

-Quand?

-Je l'ignore, mais ca arrivera, un jour. Disons, quand tu aura vingt ans?

Elle avait fait la grimace. Vingt ans... Mais elle serait vieille.

-Et alors, tu arrêtera de m'appeler '' ma petite''?

Son rire. Elle aimait tellement l'entendre rire.

-Ce jour-là, oui. Mais en attendant, c'est mon privilège.

Elle en a actuellement dix-huit. Plus que deux ans avant l'échéance. Pardonne-moi, Kaidan, de te décevoir, mais moi, j'ai perdu espoir depuis longtemps. Je ne serais jamais celle que tu attendais de moi.

Et elle part à la recherche de son père.