Chapitre 1

« Combien de ton côté ? » murmura la jeune femme.

- Une trentaine je dirais, ils sont tous agglutinés autour de quelque chose, répondit l'homme à côté.

La jeune femme étouffa un juron et reprit : « Comment est-ce qu'on va faire ? On passe par devant ? »

- Impossible, le rideau de fer est baissé.

- Je savais bien qu'on aurait dû partir plus nombreux, lâcha la jeune femme dépitée.

- Oui, je sais, mais c'est pas comme s'il y avait eu beaucoup de volontaires et puis il faut admettre qu'il y a pas mal de choses à faire au refuge toutes aussi importantes, répondit l'homme agacé.

- Aussi importantes que de rapporter des médicaments ? Tu te moques de moi, Pat, en plus, à plusieurs, ça aurait mis quelques heures tout au plus. Là, on en a pour la journée.

- Pas faux, mais on en est là maintenant et pas question de faire demi-tour.

- Bien sûr que non, mais si on s'en sort vivants, la prochaine sortie, on désigne des volontaires d'office. Genre ce petit casse-pieds de Mathieu, il est doué pour se vanter mais j'aimerais bien le voir sur le terrain.

- J'y penserai la prochaine fois, répondit Patrick avec un sourire. Puis redevenant plus sérieux, il demanda : « Bon, est ce que tu as une idée pour passer ? »

- Pas pour l'instant, je pense qu'il faut qu'on se rapproche pour avoir une meilleure idée de la situation.

Sans attendre que son compagnon réponde, Liliane se glissa le long du parapet de l'immeuble en haut duquel ils étaient installés. Elle attrapa une longue planche de bois et la manœuvra en silence pour la placer entre leur position et le rebord de l'immeuble voisin. Pendant ce temps là, Patrick ramassa leurs sacs à dos et rangea leur matériel d'observation. Ils traversèrent prudemment le pont improvisé et après, ramenèrent le morceau de bois sur le toit.

L'immeuble, qu'ils venaient de rejoindre, était un ensemble de plusieurs résidences sur deux étages proches du centre-ville. Liliane et Patrick s'avancèrent, accroupis, jusqu'à avoir une vue plongeante sur une ruelle menant sur l'arrière-boutique d'une pharmacie. En bas, grouillait une trentaine de créatures gémissantes, elles semblaient toutes être attirées par ce qui se trouvait dans une voiture accidentée.

Patrick dégaina ses jumelles et après quelques minutes sans rien apercevoir dans l'habitacle, il se tourna vers Liliane.

- Bon, impossible de voir quelque chose, ils me bouchent la vue. Cependant pour qu'ils se groupent comme ça autour de la carcasse, c'est qu'il y a quelque chose de vivant dedans, je parierai sur un petit animal, genre un rongeur. Ça ne va pas être facile de les éloigner…

- Il va falloir un appât vivant; essayer de les attirer ailleurs juste avec du bruit ne marchera pas, remarqua la jeune femme.

- Oui

- On le joue à pierre-feuille-papier-ciseaux ?

- Liliane…

- C'est bon, message reçu, je fais la chèvre, répondit Liliane, résignée, mais il faut qu'on prépare ça bien, je n'ai pas envie de finir en tartare ou de me retrouver dans l'impossibilité de rentrer au refuge.

- Bien sûr.

Ils passèrent donc près de deux heures à trouver le meilleur chemin pour entraîner les créatures loin de la ruelle. Le plus difficile fut de nettoyer et d'installer les passages pour ménager le plus de sorties possibles si la situation se compliquait pour la jeune femme.

Les préparatifs finirent peu avant midi donc Liliane et Patrick décidèrent de faire une pause déjeuner à l'ombre du parapet. Vers la fin de leur repas, ils passèrent une dernière fois le plan en revue.

- Bon récapitulons, dit-elle, je descends au coin de la rue, je me place à l'entrée de la ruelle, j'attire leur attention ensuite je les entraîne vers la place du village. De là, je les mène vers les hauteurs et les quartiers résidentiels.

- Oui et surtout garde bien leur attention, les montées les ralentissent et certains risquent de décrocher si tu vas trop vite.

- D'accord, tu me précèderas par les toits jusqu'à ce qu'on arrive à la nationale. A partir de ce moment je suis seule mais j'ai moins de risques d'être acculée.

- Voilà le terrain sera plus dégagé, tu te dirigeras après vers le terrain de la piscine municipale, là tu accélères le pas et tu les amènes les anciens bassins.

Je passe au plus court et je monte sur le toit en continuant à faire du bruit pour les attirer en espérant ensuite qu'une bonne partie se jette dans les grand bassins et y reste piégée.

- Pendant ce temps, dès que tu as passé la nationale je t'attends sur le toit du commissariat ensuite on redescend ensemble vers la pharmacie.

- Bien.

Le silence s'installa juste ponctué de temps en temps par les gémissements d'une des créatures. Patrick prit quelques temps pour observer celle qui avec le temps était devenue son amie. Elle était maintenant très loin de la jeune femme terrifiée mais enjouée et un peu maladroite qui les avait rejoint il y avait près de deux ans. Les cheveux longs indisciplinés avaient laissé place à une coupe à la garçonne et la perte de poids et la gain de masse musculaire avaient accentué le côté androgyne de sa silhouette. Mais le plus marquant restait son visage : une figure anguleuse avec les yeux enfoncés et cernés avait supplanté ce visage rond et très expressif.

Il la connaissait depuis longtemps la petite Liliane, depuis très longtemps puisque Patrick travaillait avec ses parents à l'hôpital avant de prendre sa retraite de brancardier. Il l'avait vu grandir et changer, malgré les difficultés, elle avait gardé ce côté spontané, un peu gauche et presque innocent, les événements de ces trois dernières années avaient totalement détruit ça.

Il poussa un soupir et se releva.

- Tu es prête ? demanda-t-il.

Liliane soupira, se leva et se tourna vers Patrick. Elle lui répondit avec une grimace : « Allons-y avant que je me dégonfle »

Le cinquantenaire acquiesça et se leva à son tour. Sans un mot ils passèrent leur sac à dos, vérifièrent les sangles et replacèrent leurs armes à leur ceinture. Puis ils fixèrent une corde à nœuds à la rambarde. La jeune femme passa ses gants anti-coupure, prit une dernière grande inspiration, comme pour se calmer, et descendit doucement le long de la corde jusqu'à la rue en contrebas.

Quand elle toucha le sol, elle s'accroupit derrière une poubelle et tendit l'oreille à la recherche d'un bruit indiquant qu'ils l'avaient repérée. Quand rien ne lui parvint, elle se mit en route se faufilant le long du mur jusqu'à l'entrée de la ruelle.

A peine avait-elle atteint le coin de la rue qu'une dizaine de paires d'yeux laiteux se tournèrent vers elle et un gémissement inhumain à vous glacer le sang jaillit des lèvres décharnées de ces créatures. Le reste des goules qui encerclaient le véhicule se tournèrent vers elle en faisant claquer leurs mâchoires et toutes se mirent à avancer d'un pas traînant.

Tentant, tant bien que mal, de maîtriser sa peur, Liliane commença à reculer lentement tout en gardant un œil sur les morts-vivants. Elle les attira assez facilement en dehors de la ruelle vers une place encore à moitié recouverte de carcasses de voitures puis elle se dirigea vers une ruelle plus étroite qui serpentait vers les hauteurs de la ville.

La montée fut longue et laborieuse, la jeune femme devait régulièrement s'arrêter pour vérifier que la horde la suivait bien et pour s'assurer que d'autres goules n'arrivaient pas des rues adjacentes. Plusieurs fois il lui fallut monter sur les corniches et les toits voisins pour échapper à une goule attirée par les gémissements de la horde qui la poursuivait.

Après une heure et demi à promener les goules au travers la ville, Liliane aperçut enfin la nationale avec, derrière, le grand terrain de la piscine municipale.

Poussant un soupir de soulagement, elle ralentit pour récupérer un peu de son énergie avant la course finale. Passée la grande route et après avoir vérifié que les goules derrière suivaient toujours, elle se mit à courrir au travers de la pelouse. Les goules aussi accélérèrent le pas, le terrain dégagé et plat facilitait leur déplacement : elles grignotaient petit à petit du terrain sur Liliane que la fatigue gagnait.

La jeune femme longea les bassins de la piscine maintenant vides et finit par atteindre les vestiaires. Elle se hissa sur le toit du bâtiment et se mit à faire du bruit pour inciter les créatures à s'approcher. Un bon quart d'heure plus tard la dernière goule basculait dans l'un des bassins, la trentenaire s'écroula contre la rambarde soulagée et épuisée.

« Je suis trop vieille pour ce genre d'exercice », murmura-t-elle.

Quelques gorgées d'eau et un morceau de pâte de fruits plus tard, elle descendit du toit pour atterrir de l'autre côté du bâtiment et remonta vers le commissariat en faisant bien attention de rester dissimulée.

Un quart d'heure plus tard Patrick vit la silhouette familière de son amie se hisser sur le toit.

- On y va? demanda-t-elle.

- Tu ne veux pas te reposer un peu avant? s'étonna-t-il.

- Il faut qu'on y aille, la journée est déjà trop avancée, répondit-elle en consultant sa montre.

En effet il était déjà presque 16h et même s'il leur restait encore quelques heures de lumière, ils avaient encore le chemin du retour à parcourir. Sans plus attendre ils se mirent en route vers la pharmacie.