LE SEIGNEUR DES TENEBRES

Disclaimer : Comme à peu près tout le monde ici, j'aurais été ravie de posséder les personnages de Gundam Wing. Mais c'est pas sûr que j'aurais fait aussi bien que les scénaristes. Utilisés simplement pour des histoires, rendus en bon état après. S'ils sont sages.

Idée originale puisée dans une fic anglaise, « Dark Sin » de Lady Scarlet-Une. Au début seulement. Après… ça part en vrille.

Genre :Univers Alternatif, XVIIIe siècle, en Europe. On va dire quelque part entre la France, la Belgique et l'Allemagne (je précise que les frontières n'étaient pas les mêmes à l'époque). Ambiance sombre (Dark, Sombre et Glauque, pour reprendre les termes de quelqu'un…). Massacres de temps en temps. Tentative de romance aussi.Vampires et créatures surnaturelles. Et idées religieuses que je ne partage pas forcément.

Couples : Ils essayent déjà de sauver leur peau de ce machin-là, vous voulez sincèrement qu'ils trouvent le temps de se compter fleur bleue ?! Future 1xR (et si !), 2xH,5xS, 6x9.

Avertissement : Attention, c'est violent. Non, je ne plaisante pas.


Le Seigneur des Ténèbres

Prologue

S'assoupir dans le sous-bois, au pied d'un chêne couvert de mousse, lui avait paru une bonne idée. L'après-midi avait été chaud, étouffant, et elle en avait vite eu assez de chercher du petit bois. Juste quelques minutes, se promit-elle en fermant les yeux. Le temps d'apprécier les rayons de soleil qui filtraient entre les feuilles, d'écouter les bruits de la forêt, les piaillements de quelques oiseaux perchés sur un arbre un peu plus loin, et de faire se reposer ses pieds.

Mais quand la petite fille quitta enfin ses rêves paradisiaques, ce fut la panique.

Tout d'abord la nuit tombait. Ensuite, elle était à plus d'une lieue (1) de chez elle. Enfin la fraîcheur du soir avait fait se lever un brouillard épais qui enveloppait les arbres comme un linceul.

C'était largement suffisant pour éclater en sanglots, surtout que les bois, d'après les adultes, étaient peuplés de bêtes sauvages, et même, d'après le curé, du diable. Pourtant, au lieu de rester sur placer à pleurer toutes les larmes de son corps et à attendre qu'un loup affamé vienne la croquer, la petite fille se mit à courir vers le village, du moins elle l'espérait.

Le temps n'avait aucune prise sur elle. Si elle avait pu voir le soleil, elle aurait pu, à peu près, juger de l'heure qu'il était et dire quel office on allait sonner, mais le brouillard et les arbres empêchaient tout repérage. Il faisait si sombre que la nuit pouvait très bien être déjà là, elle ne pouvait dire. Seuls l'instinct et la farouche envie de se réfugier auprès de sa mère la poussaient à activer ses jambes grêles.

Plus d'une heure plus tard, à bout de forces, elle sortait saine et sauve de la forêt pour traverser un champ en jachère et atteindre la côte. Il lui suffisait ensuite de longer l'eau en direction du Nord pour retrouver son village. Elle était sur la bonne voie : plus elle avançait et plus elle reconnaissait les lieux. Oui, bientôt, elle serait à l'abri chez elle.

Pourtant quelque chose n'allait pas. Ce n'était au début qu'une intuition, une pensée qui lui traversa la tête, et cela devint une certitude lorsqu'elle arriva à une hauteur qui surplombait son village.

Les toits de chaume brûlaient. Le ciel était bas, prêt à pleuvoir. Des cumulus noirs de suif et de cendres semblaient s'être figés juste au-dessus du petit hameau. De là où elle était, la fillette entendait les cris d'effroi des femmes et des enfants. Elle pouvait voir les petits groupes affolés qui couraient dans les sens, les femmes qui recherchaient leurs enfants, les enfants qui se précipitaient vers des abris. Où étaient donc passés les hommes… ? Et surtout, que se passait-il ?

Elle dévala la colline, entraînant derrière elle un nuage de poussière. Elle ne comprenait pas ce qui se passait mais elle était certaine d'une chose. Sa mère devait être folle d'inquiétude dans cette pagaille, surtout si elle ne retrouvait pas sa précieuse petite fille. Rien que pour cette raison, elle devait la retrouver.

Quand elle fut à l'entrée du village, elle leva la tête vers le ciel. Il était rouge orangé. C'était donc cela, l'Apocalypse ? Le feu rédempteur venu du Ciel ? La punition divine ? C'était ses couleurs chaudes, ces cris, cette folie qui paraissait avoir pris possession de tout le monde ?

Il y avait beaucoup de monde qui courrait, et pas forcément que des femmes et des jeunes enfants. La petite fille dévisagea un homme de haute taille qui passa à toute vitesse à côté d'elle. Elle ne connaissait pas ces vêtements, ni cet homme d'ailleurs. Il avait une épée à la main et quelque chose dans son attitude lui déplut. Il lui faisait peur. Cela lui suffisait à se faire une idée sur ce qui se passait ici : c'était l'Enfer. Et elle était au centre de ce chaos, maintenant qu'elle était revenue chez elle.

Enfin elle ouvrit les yeux et porta un regard clair devant elle. Les corps recroquevillés près des maisons. Le sol sableux couvert par endroits d'un étrange liquide sombre. Des personnes couvertes de sang, hurlant sans doute, même si ses oreilles n'enregistraient plus aucun son. Une tête tranchée, un peu loin sur sa gauche. Une femme qui avança avec une plaie béante au niveau du ventre, ouvrant et fermant successivement la bouche, avant de tomber pour ne plus se relever.

La nausée la gagnait à une vitesse phénoménale. Elle dut plaquer ses deux petites mains contre sa bouche pour s'empêcher de vomir et se remit à courir.

Partir loin d'ici. Loin du sang, loin des morts, loin des étrangers. Rejoindre sa mère et oublier. Tout oublier.

- Maman !

Qui aurait fait attention à cette fillette de six ans ? Elle n'était qu'un élément parmi tant d'autres, qu'une enfant parmi des dizaines, et rien ne la distinguait du reste des villageois. Courir, paniquer, crier quand elle croisait un inconnu armé… Elle répétait sans le savoir les gestes des autres. Certainement la raison pour laquelle elle parvint à rester en vie jusqu'à chez elle.

Cependant la maison était vide.

- Maman !

Perdue et affolée, la petite fille s'élança dans le village au mépris de tous les dangers. Elle ne voulait qu'une chose : retrouver sa mère, la dernière personne de sa famille encore en vie.

Le village avait été bâti autour d'une petite carrière de pierre, qui faisait à peine vivre quelques familles, mais cette clairière était également utilisée en cas de célébrations, lorsqu'un grand buffet réunissait l'ensemble du village et que les rires et les danses emplissaient l'espace.

Ce n'était pas le cas. Des personnes qu'elle ne reconnaissait pas égorgeaient des groupes de villageois parqués en ce lieu. Plantaient leurs épées dans les corps étendus pour ensuite les retirer d'un coup sec. Donnaient des coups de poings, des coups de pieds, quand ça ne leur suffisait pas. Et rien ne les arrêtait : ni les pleurs, ni les prières, ni les femmes, ni les enfants… Ils frappaient sans distinction, sans s'arrêter.

La fillette détourna les yeux, écoeurée, mais le spectacle s'était tout de même imprimé dans sa mémoire. Toujours malgré elle, elle fut témoin d'une autre scène tout aussi insoutenable. Un homme violait une jeune fille plus morte que vive contre un mur. Quand il eut fini, il planta un long poignard dans son estomac. La malheureuse hurla, du sang ressortant de sa gorge, et le cri se termina en un horrible gargouillis. Plus loin, un autre homme arrachait avec un rire victorieux la jupe d'une femme qui criait en se débattant. Il la gifla si fort qu'elle fut projetée contre la cloison d'une maison et retomba à terre, sans connaissance. L'homme l'enfourcha.

- Tu es perdue, petite ?

La petite fille sursauta et se retourna d'un bond. Quelqu'un, qui n'était pas une de ses connaissances, se tenait en face d'elle, la détaillant d'un œil avide. Elle se sentit affreusement mal à l'aise sous son regard. S'était-elle transformée en pièce de viande… ?

- Allons, viens là, qu'on s'amuse un peu…. Tu vas voir, tu vas aimer ça…

Sa voix la dissuada de le suivre et tout dans sa physionomie l'effraya. Elle prit les jambes à son cou. Dans quelle direction, elle ne le savait même pas. Seul lui importait de fuir. Mettre le plus de distance possible entre cet homme et elle.

Ses pieds butèrent contre un corps. Elle tomba à genoux. Et le soulagement remplaça la panique quand elle reconnut la jupe de sa mère.

- Maman ! Maman !

La femme qui l'avait mise au monde, qui s'était chargée seule de son éducation durant six longues années, celle qui lui faisait réciter chaque soir ses prières… Sa mère était immobile. Elle avait une large blessure au ventre et une autre à la tête. Autour de son corps s'était formée une flaque écarlate qui sentait mauvais. La fillette prit la main de sa génitrice en tremblant. Elle était froide, raide… et sans vie.

Dans son dos surgit l'homme qui avait croisé sa route auparavant. Il était un peu essoufflé mais toujours déterminé à accomplir son funeste geste.

- Tu cherches ta mère ? Elle est déjà partie. Elle ne pourra pas te sauver. Allons, viens là, idiote ! Tu m'as assez fait perdre de temps comme ça !

Il l'attrapa par la chemise pour la forcer à se lever. L'enfant cria, rua, se débattit, serrant toujours plus fort la main de sa mère. Elle savait ce qui allait lui arriver. Et elle savait aussi qu'elle ne serait plus vivante au lever du jour si elle le laissait faire. Partir. Elle devait partir tout de suite. Fuir vers la forêt. Elle avait fini par comprendre que ces hommes, ces monstres à visage humain, ne pouvaient venir que de la mer. Pour s'enfuir, il faudrait donc s'enfoncer loin à l'intérieur des terres…

Les forces lui manquaient pour s'échapper à la prise de son agresseur. Et personne ne lui portait secours, tout le monde étant plus préoccupé à sauver sa peau. Elle avait beau se tortiller dans tous les sens, il la maintenait fermement, la giflant quand elle remuait trop à son goût.

La petite fille poussa un hurlement et ses paupières se fermèrent hermétiquement lorsqu'il glissa une main sous son jupon. Elle ne voulait pas voir la suite. Elle ne pouvait pas rejoindre sa mère maintenant, elle devait continuer à vivre, à grandir, à découvrir d'autres choses… Et malgré son fatalisme, une pensée éclata dans sa tête.

« Je refuse de mourir ainsi ! »

Et précisément où elle croyait que rien de pire ne pouvait lui arriver, un bref sifflement se fit entendre, suivi d'un faible cri. Tout de suite après, un poids énorme lui tomba dessus et l'entraîna au sol. Elle ne dut qu'à un mouvement de recul instinctif, causé par l'horreur et la peur, de ne pas se faire écraser. Son agresseur se trouvait face contre terre, un poignard planté dans le dos. Autour de lui s'étalait une mare de sang qui l'aurait atteinte si elle n'avait pas machinalement replié les jambes.

Bouche bée, toujours sous le choc, elle ne put que regarder la personne qui était intervenue.

Un homme. Pas trop grand, plutôt jeune. A peine majeur, probablement, même si elle n'avait aucun élément fiable pour déterminer son âge. Ses traits semblaient lisses, juvéniles. Les vêtements qu'il portait étaient neutres, de couleur sombre et faits d'un tissu robuste. Mais ses yeux… Ah, ses yeux ! Son regard, braqué sur elle, était d'un bleu intense et froid. Comme si un feu de glace y brûlait, provoquant des émotions douces-amères au fond d'elle, la terrorisant et lui inspirant en même temps un sentiment de confiance.

- Viens, souffla-t-il d'une voix indifférente en tendant la main vers elle.

Il dégageait de lui quelque chose d'effrayant, de menaçant, d'écrasant même, qui l'aurait en temps normal dissuadée de lui obéir. Mais la situation était loin de l'être, normale. La fillette se dit vaguement que perdue pour perdue… Il n'y avait rien de pire que la mort, pour elle. Rien de pire que de sentir ses membres se durcir, son sang se glacer, son cœur s'arrêter. Rien de pire que de devenir comme sa mère, là, juste à côté, rigide comme un morceau de bois.

Elle prit sa décision en un battement de cil. Se levant, elle accepta sa main et se laissa entraîner à travers le village.

Il marchait assez vite, elle devait presque courir pour aller à son rythme. La vitesse avait l'avantage de l'empêcher de voir ce qui se passait aux alentours. Elle remarqua seulement de la fumée au-dessus de certaines maisons, des mouvements près d'eux. Mais aucun son. Et personne ne semblait les voir, comme s'ils avaient cessé d'exister pour passer dans une dimension créée uniquement pour eux. Une fois, un rôdeur frôla la petite fille qui frémit, mais il passa près d'elle sans sourciller et alla égorger une vieille femme qui se tenait sur le côté.

La lisière de la forêt arriva vite. Ou elle n'avait pas vu le temps passer ou lui aussi avait changé ses lois. L'inconnu s'y engagea sans hésiter. La fillette, en revanche, eut un instant d'incertitude, ce qui rompit le contact entre eux, à savoir leurs mains. L'autre ne parut même pas s'en rendre compte, continuant à marcher à grandes enjambées athlétiques, se fondant si bien dans les ombres qu'elle avait l'impression qu'il allait finir par y disparaître.

Il ne s'arrêta pas un seul instant pour regarder si elle continuait à le suivre. Pas un regard en arrière, pas une parole de réconfort. Rien. Quelque peu vexée, la fillette s'élança dans sa direction, tombant plusieurs fois par terre, s'écorchant les mains, les genoux, abandonnant quelques bouts de vêtements aux branches crochues quand elles s'agrippaient à eux. Plus d'une fois elle faillit ne pas se relever, hésitant à rester là où elle était pour pleurer tout son saoul, pleurer la mort de sa mère, la perte de sa maison, la destruction de son village. Pleurer sa peur, sa tristesse, sa confusion. Prostrée par terre, c'était plus facile pour laisser la tension retomber brutalement. La quatrième chute fut presque celle de sa résignation. Quelqu'un finirait bien par la trouver….

Une chouette mal réveillée l'envola en poussant des hululements contrariés. Et même si la petite avait réussi à se montrer relativement courageuse jusqu'à là, elle n'en fut pas moins effrayée. Se levant d'un bond, elle courut en direction de l'étranger, dont elle voyait à peine le dos.

Quand elle le rejoignit enfin, il se tenait sous un grand arbre, un hêtre sûrement. Sans un mot, il l'incita à grimper et elle obéit, à l'aide des branches des plus basses puis en faisant quelques acrobaties, jusqu'à ce qu'ils arrivent à une branche plus importante, sur laquelle il l'installa. Lui-même se plaça un peu plus haut.

Le village au loin n'était qu'un rougeoiement indistinct.

Il ne lui disait rien. En tout, il n'avait prononcé qu'un mot en sa présence. Elle n'était pas habituée à un tel silence, ni à se faire autant ignorer.

Sa première réaction fut la confusion. Etait-ce à elle de dire quelque chose ? De lui demander son nom, par exemple ? De le remercier de l'avoir aidée ? Elle cherchait, cherchait, cherchait, tournait dans sa tête toutes les formules de politesse que sa mère lui avait inculquées, mais aucune ne convenait à une situation pareille.

Plus le temps passait et plus le silence devenait pesant. Même la forêt s'était tue. Elle avait vu quelques animaux détaler, gênés par le bruit et l'âcre fumée qui s'élevait toujours du hameau, mais aucun être humain pour l'instant. Ils semblaient seuls au monde, isolés sur une petite île. Or, dans ce genre de cas, on est supposés être solidaires envers les autres, non ? Comme la fois où la barque du pêcheur avait dérivé au large, et où tout le village avait aidé à la reconstruction d'une nouvelle. Ou quand un homme mourait de maladie et que les voisins aidaient la veuve et les orphelins à survivre. Ou…

Non, elle en avait vraiment assez de ce mutisme. Elle allait finir par s'entendre penser !

- Dites, pourquoi vous dites rien ? demanda-t-elle timidement.

Il ne lui tourna la tête qu'une seconde dans sa direction, lui jetant un bref regard inexpressif, puis retourna à sa contemplation de l'incendie. Pour un peu, elle aurait dit que cette vision le fascinait.

- Dites ! Monsieur !

Le terme ne dut pas lui plaire car elle le vit grimacer, mais il ne daigna ni répondre à son appel ni la regarder de face.

Mal à l'aise, la petite fille décida qu'il valait mieux se mettre à sa hauteur pour bien engager la conversation. Qui sait, il avait peut-être du mal à l'entendre…

S'il l'entendit bouger, il ne lui accorda nulle attention. Avec prudence, réalisant tout à fait qu'elle se trouvait plusieurs mètres au-dessus du sol et que toute chute serait fort désagréable, la fillette entreprit de rejoindre sa branche. Comme ses petits bras ne lui permettaient pas de grands efforts, elle dut en grimper plusieurs avant d'arriver à la sienne. Elle venait à peine d'y poser le pied lorsque, fatalement, celui-ci glissa et elle perdit l'équilibre.

Elle n'eut pas le temps d'avoir peur. Tout de suite, l'unique sensation qu'elle ressentit fut un étranglement des plus désagréables quand celui qui l'ignorait depuis un moment l'attrapa par le col et la remit en place. Joues rouges d'embarras, souffle un peu haché en comprenant qu'elle était passée à côté d'une mort certaine, elle baissa la tête pour défroisser ses vêtements.

- Te prends-tu pour un oiseau ?

Surprise, elle le regarda, ne s'attendant pas à ce qu'il parle. Mais elle ne vit qu'une partie de son visage : il fixait toujours le lointain. Elle était si étonnée qu'elle en oublia de répondre, le forçant à répéter sa question :

- Est-ce que tu crois être un oiseau ?

- Pas du tout, finit-elle par dire. C'est juste que… c'est haut et… Euh… Mon pied… Vous voyez...

Plus elle tentait de lui expliquer ce qui s'était passé et moins ses propos étaient cohérents. Elle abandonna quand elle comprit qu'il ne l'écoutait pas. De toute manière, c'était loin d'être une question importante. Pour être un oiseau, il faut d'abord avoir des ailes, et il était évident qu'elle n'en avait pas.

Elle aussi regarda les toits de chaume brûler et fronça les sourcils en essayant de comprendre comment elle avait pu atterrir ici, sur un arbre, à regarder ce drôle de feu de joie avec un parfait inconnu.

- Qu'est-ce qui se passe… ? murmura-t-elle.

Enfin, il daigna poser les yeux sur elle puis jeta une réponse rapide :

- Un invasion.

- Des méchants… ?

Il réprima un sourire face à son innocence toute enfantine. Il avait presque oublié à qui il avait à faire.

- On peut dire ça comme ça…

- Des diables ? Des démons comme dans la Bible ? C'est le Jugement dernier dont parlait le curé ? Où sont les trompettes ?

Le regard bleu perdit toute trace d'amusement et le visage de l'étranger se ferma sur-le-champ. La petite fille savait qu'elle avait fait une bêtise mais elle ne voyait pas où. Se mordant les lèvres et implorant une réponse, elle attendit. La patience n'étant pas son fort, il céda.

- Parfois les humains n'ont rien à envier aux démons. Ils laissent faire leurs instincts primitifs, leurs pulsions de destruction, de mort. La soif de sang les guide. Pillage, massacre, destruction… Ils n'ont aucune loi. Aucun maître. Aucune religion.

- …

- … Tu n'as rien compris à ce que j'ai dit, n'est-ce pas ?

Elle hésita, de peur de le mettre en colère, puis choisit la sincérité. Un secouement négatif des plus énergiques. L'inconnu poussa un soupir.

- Va pour des démons à apparence humaine, alors…

- Ils veulent faire du mal ?

- Oui. Ils ne font que ça partout où ils vont.

- Mais pourquoi ?

- Parce que ça les amuse.

- Ca les amuse de faire du mal ?

- Si ça leur déplaisait, ils ne le feraient pas…

- Mais moi, couper l'herbe dans le champ, j'aime pas et pourtant, je le fais ! protesta la fillette.

- J'ai bien peur que les situations ne soient pas comparables.

Il désigna du doigt le village.

- Ces méchants, comme tu dis, gagnent quelque chose à tuer. Ils sont heureux de prouver qu'ils sont forts et que rien ne les arrête, et ils récupèrent tout l'or et la nourriture qu'ils veulent puisque les gens sont morts. Toi, tu coupes de l'herbe pour nourrir les animaux, qui t'aideront plus tard au champ ou te nourriront. Tu n'aimes peut-être pas ça mais c'est utile et ta maman te l'a demandé. Eux, ils ont le choix de faire du mal, ça ne sert à rien, même pas à eux, et ils le font quand même. Tu as compris ?

Elle hocha pensivement la tête, essayant de mettre des images sur tout ce qu'il disait. C'était compliqué. Il parlait comme un grand et elle avait du mal à tout saisir. Mais un détail, pourtant, piqua sa curiosité…

- Pourquoi ça leur sert pas, de faire du mal ? Je croyais qu'ils avaient de l'or après ?

Un étrange sourire tordit le coin des lèvres de son sauveur. Pas vraiment un sourire joyeux, qu'on aurait en voyant quelqu'un qu'on connaît ou en ouvrant un cadeau. Plutôt… un sourire en imaginant quelque chose qu'on ne peut faire partager aux autres. Il anticipait sur une joie future et semblait jubiler.

Ce sourire rajeunissait son visage et gommait toute impact du temps sur sa peau encore jeune. Il lui conférait de ce fait un aspect quasi surnaturel. Cet individu sortait de l'ordinaire.

- Parce qu'ils ne savent pas que ça va les rattraper, et plus tôt qu'ils ne le pensent.

Elle le regardait à présent avec une crainte respectueuse. Lui qui parlait de façon si sage, si étrange, qui était-il ? Il paraissait avoir un savoir au moins égal à celui de l'Ancêtre du village mais ses mots ressemblaient davantage à ceux du curé. Pas de doute à présent, elle avait en face d'être une créature divine.

- Vous êtes… Vous êtes un ange ? osa-t-elle demander, son visage oscillant entre respect et émerveillement.

Il se renfrogna et perdit aussitôt son sourire.

- Non. Certainement pas.

- Pourquoi ?

Sa question était empreinte de confusion. Elle s'était tellement persuadée qu'il était un envoyé de Dieu qu'elle ne voyait pas pourquoi il ne pourrait pas l'être. Il dut donc chercher dans sa tête des arguments pour lui démontrer qu'il n'était pas un ange.

- Je n'ai pas d'aile.

- Vous pouvez les cacher.

- Je ne suis pas un saint.

- Les anges et les saints, c'est pas pareil ! Tout le monde sait ça !

- … Je dévore les petites filles pas sages ? proposa-t-il avec un brin de malice.

- C'est pas vrai ! Vous dites ça pour me faire peur ! Ca marche pas, de toute façon ! Vous avez l'air trop gentil pour pouvoir me faire du mal !

Pensif, il la dévisagea avec attention, puis détourna la tête. Sa voix avait repris son sérieux.

- Tu ferais bien de faire attention aux apparences, petite. Elles sont souvent trompeuses.

Il lui sembla triste en disant ses mots. Peut-être avait-il fait des choses pas gentilles à quelqu'un et venait-il de s'en souvenir, se dit-elle avec sa pureté d'enfant. Il était de son devoir, en tant que… que quoi, d'ailleurs ? Que sa protégée ? Non, dans la forêt, il n'avait pas eu l'air de penser à elle… Qu'amie ? Ils venaient de se rencontrer et elle ne le connaissait pas. Que compagne de fortune ? Bref, il était de son devoir d'enfant de lui redonner le sourire. Et aussi de le remercier convenablement pour cet acte auquel il ne semblait pas avoir accorder d'importance, à savoir son sauvetage.

Portant ses mains à son cou, la petite fille farfouilla sous ses cheveux. Elle met une dizaine de secondes pour réussir à détacher son pendentif, à cause du nœud un peu compliqué qui empêchait la cordelette de lin de glisser sur sa peau. Dès qu'elle y parvint, elle tendit la main dans sa direction. Elle lui offrait le bien le plus précieux à ses yeux. Le petit crucifix en bois de chêne qu'avait sculpté sa maman elle-même pour sa première communion.

- Tenez. Pour vous remercier de m'avoir sauvé la vie.

Il la regarda, regarda sa main tendue, et de nouveau son visage.

- Je ne peux pas.

- Mais si… ! J'insiste !

- Je nepeux pas.

La fillette la dévisagea avec surprise.

- … Pourquoi ?

- On va dire que… je ne crois pas en ce genre de chose, pour faire simple.

- Mais… Dieu offre sa protection à tout le monde !

- Pas tout le monde. As-tu vu ton Dieu te sauver ? As-tu déjà… assisté à un quelconque miracle ?

- Non…, avoua-t-elle tristement. Mais il est partout ! insista-t-elle avec ferveur. Présent tout autour de nous !

L'inconnu regarda les alentours, le ciel, la terre, l'horizon.

- Je ne le vois nulle part, finit-il par lâcher d'un ton sec.

- Mais… !

Argumenter avec lui ne servirait à rien. Il avait l'air sûr de son opinion. Gênée de voir son cadeau refuser, elle baissa la tête avec tristesse. Que pouvait-elle faire pour lui manifester sa gratitude ?

- Vous ne croyez pas en Dieu… ?

- Non, fut la réponse immédiate.

- Vous êtes… quoi ?

- Quelle impolitesse… Ce serait plutôt un 'qui'. Un 'qui' dont tu ferais mieux d'ignorer l'existence.

- Comment ça ?

- Mettons que j'ai… certains liens avec la Mort. Alors prie ton Dieu pour ne jamais rencontrer à nouveau ma route. Je ne peux pas garantir que tu t'en tireras à si bon compte.

- Pourtant… vous ne semblez pas méchant… Vous ne ressemblez pas à un démon !

- Une apparence seulement.

- Vous me faites pas peur, marmonna-t-elle.

- Je ne cherche pas à te faire peur, petite.

- Mais vous me faites pas peur quand même.

Soudain, elle eut une idée et sortit d'une petite bourse en cuir, cachée sous sa jupe, une petite pierre bleue.

- Et ça, je peux vous la donner ?

Il fronça le nez, croyant presque à une plaisanterie.

- Une pierre ?

- Un porte-bonheur ! protesta-t-elle avec force.
- … Tu as l'air d'y tenir. Garde-la.

- Non. S'il vous plaît, prenez-la… Ainsi, je serai sûre que vous pensez à moi…

Comme elle insistait encore et encore, lui jetant des regards implorants, il céda et prit la pierre dans sa main. Entre ses doigts roulait le petit caillou coloré.

- Je te le rendrai un jour, déclara-t-il en la regardant dans les yeux.

Puis, sans prévenir, il sauta souplement à terre et contempla un long moment l'ombre que produisaient les arbres sur le sol. Elle comprit qu'il allait la laisser, maintenant qu'elle était en sécurité. L'affolement la saisit. Elle aurait peur toute seule. Et si quelqu'un la trouvait, quelqu'un de méchant qui lui ferait du mal ? Avec lui… Avec cet inconnu qui blasphémait sans que rien ne lui arrive, ni punition divine, ni intervention céleste, elle se sentait en sécurité.

Cependant elle n'arrivait pas à parler. Un sanglot bloquait sa gorge et empêchait sa voix de sortir. Elle allait certainement se mettre à pleurer de soulagement dès qu'il serait parti. Dire qu'elle ne savait pas son nom…

Quand sa voix lui parvint enfin, elle manqua tomber de l'arbre tant elle sursauta.

- Heero.

Elle détailla son dos avec surprise. Pourquoi parlait-il de « héraut »… ? Avait-il vu quelqu'un dans la forêt… ?

- Heero, répéta-t-il.

Elle comprit finalement qu'il venait de lui donner son nom. Mais quand elle voulut répondre, il avait disparu. Un soupir involontaire s'échappa de ses lèvres.

- Et moi… je suis… Relena…

Une voix jaillit de l'ombre. Sa voix. Et elle eut beau regarder partout, il était invisible.

- Relena. Je m'en souviendrai.

Puis une bourrasque de vent passa et elle sentit qu'elle était véritablement seule. Un frisson la parcourut. Elle se rapprocha prudemment du tronc, cala ses jambes de part et d'autre de la branche et s'adossa à l'arbre. Elle fit rapidement sa prière rapidement, incluant son sauveur même si c'était inutile, espéra de tout cœur qu'elle ne bougerait pas de la nuit, et s'endormit.

# o #

- Relena ! Relena !

La fillette ouvrit les yeux. La distance entre le sol et sa position l'affola un instant.

« Où suis-je ? Au ciel ?! »

Heureusement, les souvenirs de la veille, aussi désagréables soient-ils, lui revinrent rapidement. Elle se pencha, gardant une main sur la branche, et scruta les fourrés. Elle finit par apercevoir ce qu'elle cherchait. Une tête blonde.

- Quatre ! Je suis ici !

Le fils de sa voisine ouvrit de grands yeux étonnés en la voyant perchée si haut. Il monta agilement et l'aida à descendre. Elle avait à peine posé le pied à terre qu'il la serrait contre lui avec une joie pour le moins étouffante.

- Oh, je suis si content que tu ais pu t'en sortir ! J'ai cherché partout mais… je ne te trouvais pas et… J'ai cru que tu t'étais noyée ou qu'ils t'avaient emmenée ou bien que…

- Ca va, Quatre. Je vais bien.

- Mais… Dis-moi… Comment as-tu réussi à grimper là-haut ?

La petite Relena sourit et son regard se fit lointain tandis qu'elle fixait l'endroit où son sauveur avait disparu.

- C'est un ange qui m'a aidée, souffla-t-elle.

Quatre aurait voulu lui demander des précisions, mais sa mère les rejoignit en courant et prit à son tour la fillette dans ses bras. Des larmes coulaient le long de ses joues.

- Ma pauvre… pauvre petite… Ta maman est… Ta maman…

- Je sais, murmura Relena.

Elle renifla et enfouit sa tête dans les bras protecteurs. Elle avait envie de ne plus jamais en sortir, de rester pour toujours dans ce cocon de douceur à ne se soucier de rien. Mais il lui fallait vivre. Les ruines du village ne pourraient pas les accueillir, ils allaient devoir aller ailleurs. La mère de Quatre lui murmura à l'oreille qu'elle allait s'occuper d'elle et remplacer sa maman. Bien qu'elle ait passé la nuit à dormir, la petite fille s'endormit contre l'adulte et se laissa porter vers sa nouvelle vie. Son destin était en marche.


(1) : Une lieue est égale à environ quatre kilomètres.