Il aurait déjà dû changer d'endroit. Cela faisait quatre jours qu'il était à Rio. Depuis maintenant presque un mois, il ne cessait de voyager d'un endroit à un autre. Cumulant les chambres minables infestées de cafards dans les lieux les plus glauques qu'il trouvait. Fonçant tête baissée dans sa fuite en avant aussi lâche que futile. Mais c'était tout ce qu'il connaissait. Il avait d'ailleurs été surpris par la vitesse à laquelle tous ses réflexes de nomade solitaire étaient revenus. Encore un mensonge. Il avait fini par se bercer de douces illusions en imaginant qu'il pouvait devenir quelqu'un d'autre. Un mec bien, stable, digne de confiance et du côté des gentils. Cette pensée ne manquait jamais de lui arracher un sourire sarcastique et amer. Mais on ne change pas qui on est. On se contente de se convaincre qu'on peut.
Et les vieilles habitudes étaient revenues avec une facilité déconcertante. Changer d'identité, écumer les casinos du coin et participer à des paris douteux, se soûler dans des bars sordides, regarder par-dessus son épaule pour être sûr de ne pas être suivi, brouiller les pistes. Il s'était même réveillé un matin dans le lit d'une fille dont il ne se souvenait même pas le nom, ni la façon dont il l'avait abordée. Il avait ramassé ses vêtements et sa fierté, et il était sorti avant qu'elle ne se réveille. Il avait quitté la ville le jour même, emmenant sous son bras, son maigre bagage et son sentiment de trahison. Le sentiment de l'avoir trahie, elle. Le comble.
Et il avait été se prendre une cuite bien méritée. Pour tenter d'oublier que pendant presque deux ans, il avait eu un point de chute, une famille, un travail, un but dans la vie. Pour oublier pendant quelques heures qu'il avait aimé ça. Mais le retour sur Terre était douloureux. La déception aussi grande que l'ampleur du mensonge de la « Comédie du Bonheur » qu'on lui avait fait gober. Un mensonge de plus. Sa famille n'était pas sa famille. Sa vie n'était pas sa vie. Et même ce monde n'était pas le sien.
A ce stade, il en était même parvenu à regretter l'époque d'avant. Celle où il n'avait à se soucier que de se cacher de Big Eddie. Sans attache, sans scrupules, sans compte à rendre, il n'était pas si malheureux après tout. Car malgré tous les griefs et les raisons d'en vouloir aux menteurs et traîtres qu'il avait appelés un jour sa famille, il se sentait coupable de les avoir abandonnés.
Coupable ? Et puis quoi encore ? Présenter des excuses à ces bâtards, peut-être ? Il ne manquerait plus que ça… Oui, mais ces bâtards étaient les siens, et merde, il devait admettre qu'ils lui manquaient. Walter et ses obsessions frénétiques de bouffe, Olivia et ses attitudes de flic dur à cuire, Astrid et son comportement de poule couveuse. Même ce cul serré de Broyles et ses tronches de trois pieds de long lui manquaient.
Il eut un rire amer, sans se soucier de passer pour un dingue aux yeux de ceux qui le regardaient ricaner tout seul. N'était-ce pas comique ? En tout cas, ça en était ridiculement risible et il était le premier à se moquer de lui-même. L'arnaqueur arnaqué. Un juste retour des choses en soi, non ? pensa-t-il tandis qu'il buvait son énième verre de Margarita, affalé au comptoir d'un bar miteux du bord de mer.
- Au moins, la vue est belle, dit-il tout haut en levant son verre en direction du coucher de soleil.
Des regards moqueurs se tournèrent vers lui mais il s'en fichait tandis qu'il approchait sa main de son visage pour porter le verre à ses lèvres.
- Oui, magnifique, n'est-ce pas ? dit une voix féminine dans son dos.
Manquant de s'étouffer, il suspendit son geste une seconde. Puis lentement, il baissa sa main pour poser son verre sur le comptoir. Il n'avait pas besoin de se retourner pour savoir qui se tenait derrière lui et à qui appartenait cette voix qu'il n'avait pas entendue depuis longtemps. Sans la voir, il la sentit s'approcher et s'asseoir sur le siège à côté de lui en ôtant ses lunettes de soleil. Distraitement, il fit tournoyer son verre avec ses doigts. Oui, il venait de commettre une erreur. Il aurait dû quitter cet endroit depuis plus d'une journée déjà. Trop tard. Dans un vague accès de lucidité que les brumes de l'alcool rendaient difficile, il se demanda si inconsciemment il n'avait pas saboté sa propre fuite. Une partie de lui ne désirait-elle pas qu'on le retrouve ? Comme si elle avait entendu ses pensées, elle s'adressa à lui.
- Quatre jours au même endroit. Pour un fugitif entraîné, c'est une erreur de débutant.
Il ricana au son du ton moqueur qu'elle employa. Enfin, il se décida à lever les yeux vers elle.
- Alors ? Fatigué de fuir ? dit-elle.
Elle le regardait fixement, étudiant chacune de ses réactions, un petit sourire en coin sur les lèvres. Il soupira avant d'afficher le même sourire sur les siennes, avec le sentiment d'être un ado rebelle pris en flagrant délit de fugue et ramené par les oreilles à ses parents. Car il n'était pas assez soûl pour ne pas réaliser que sa fuite prenait fin ce soir et trop pour ne pas rire de la situation.
- Une Margarita pour fêter nos retrouvailles ? dit-il, avec ironie.
