Ses yeux dansants
L'oeil hagard, il observait la pointe acérée de l'aiguille d'argent se déplacer à rythme régulier sur le cercle ciselé de l'horloge. Les minutes passaient, interminables. Les années passaient, interminables.
Les doigts de G., peints en rouge carmin, effleurèrent son bras nu, et il déposa ses lèvres glacées contre les siennes, chaudes et bien vivantes. Un sourire radieux découvrit ses dents lumineuses, tandis qu'un sourire fantôme creusait ses joues à lui. Aveugle, elle poursuivit ses caresses. Sa langue dansa avec la sienne. Ses doigts glissèrent sur sa peau. Ils tombèrent sur le lit. Le matelas s'enfonça sous leur poids. Une éternité plus tard, elle cria : un son chaud, l'expression d'un délice. Et il cria : un bref instant de plaisir creux au milieu de cette immensité silencieuse et amère. Il posa ses yeux inexpressifs sur sa peau crémeuse, sur les mèches rousses qui dissimulaient ses paupières closes. Il se leva, et quitta la pièce.
Dans le salon, les enfants criaient. Un remarque, le silence, puis à nouveau leurs cris gais et rieurs. Il les fixa avec indifférence de ses yeux verts et ternes. Le même vert terne que celui des flammes de la cheminée, lorsqu'il y jeta une poignée de poudre sablonneuse. La sensation de tourbillonner, de se perdre dans le vide du monde, de s'écraser sur le sol glacial du ministère.
La journée s'écoula, tel un cours d'eau tranquille. Identique à toutes les autres. Les coups d'oeil répétés à l'aiguille de bronze ne l'émeuvaient pas. Le soir, sous la brume nostalgique du ciel de Londres, ses pas résonnèrent sur les pavés ruisselants d'eau. Ses yeux fixèrent la chaleur ambrée du liquide, dans le verre un peu sale, puis se promenèrent sur le visage rieur de H. et les mimiques moqueuses de R.. Il sourit. C'était drôle.
Bien plus tard, sous le scintillement serein de la lune, un plissement de sourcils le ramena à la maison. Les enfants dormaient. Il promena ses doigts glacés sur le front de Vera, posa ses lèvres, transformées en glaçon par les années et l'ennui, sur les cheveux blonds pâles inondés par la lune de Beatrix. Il sourit. Il les aimait. A l'autre bout du couloir, sa femme, paisible à la lueur de l'étoile du soir. Il l'embrassa du bout des lèvres et sourit. Il l'aimait.
Un instant plus tard, il sentit l'herbe humide venir caresser ses pieds nus et ses chevilles immobiles. La lame d'argent acérée effleura son poignet, si douce, si délicieuse. Il cria. Le sang se faufila entre ses doigts. Il demeura impassible. Sa peau se fit peu à peu translucide. On dirait de lui, au petit matin, qu'il avait saccagé son bonheur. Quelle touchante naïveté. Après que le sang de V. eut coulé, la vie, en guise de pardon, lui avait tout donné, y compris le bonheur. Mais elle avait oublié une chose : le bonheur est fuyant, éphémère. Sitôt qu'on le trouve, il s'échappe à nouveau. Il n'y avait rien eu à saccager, sinon une routine agréable. Parce que l'on n'est heureux que dans la poursuite du bonheur.
