Je ne sais plus quoi faire.

Je marche depuis deux heures déjà, mais je n'arrive pas à me sortir son visage de la tête, ce visage tuméfié qui me regardait avec un déplaisant mélange de rage, d'incompréhension et de tristesse.

Je ne sais plus quoi faire.

Je m'assois dans l'herbe qui borde le fleuve, une fine pluie tombe mais ne me gêne pas, je veux me rafraîchir les idées. Je ne sais plus quoi penser. Il me déstabilise et me fait perdre mes moyens à chaque fois que je le croise. Qu'est-ce qui a bien pu se passer pour qu'on finisse comme ça ? Sérieusement j'en ai ras le cul de voir sa tronche tous les jours, de sentir mon cœur se serrer et de ne rien pouvoir faire à part grincer des dents et tenter de l'ignorer le plus possible.

Ichi' et moi on a grandi ensemble (maisons mitoyennes obliges), toujours à faire les quatre cents coups, mais jamais l'un sans l'autre. Ensemble du matin jusqu'au soir, à l'école, puis au collège, on était inséparables et honnêtement, je n'imaginais pas une seule seconde que ce salaud me tournerait le dos aussi facilement du jour au lendemain. C'est un peu compliqué à comprendre, même pour moi, mais j'ai toujours eu des sentiments pour lui, d'abord fraternels, puis plus, … romantiques. Mais je ne m'en souciais pas, nous étions ensemble, j'étais heureux, et sincèrement, à 12 ans, l'amour, on s'en tape un peu. On rigolait, on s'amuser, ça me suffisait largement.

Pourtant, un jour, la veille de son anniversaire, tout à basculer. Je ne sais pas ce qu'il s'est passé ce jour-là chez lui mais à partir de là, tout a été différent. Le lendemain, quand nous nous sommes retrouvés, son sourire à mon égard avait disparu et j'aurais pu voir son regard froid si je n'avais pas été si obnubilé par l'idée de lui donner mon stupide cadeau d'anniversaire. J'avais d'ailleurs vachement économisé pour ce satané truc, un billet pour un petit parc d'attraction du coin. Rien d'extraordinaire, mais je l'avais payé moi-même et je conservais précieusement un second billet pour pouvoir l'y accompagner. Mais au final, la seule chose que l'on s'est donné ce jour-là, c'est des coups. Il avait juste refusé mon cadeau, me répétant machinalement que je ne devais plus venir chez lui, que se voir en cours était suffisant et qu'après tout ce temps, il avait envie de changer d'air. Je me rappelle que j'avais eu envie de chialer comme un môme à ce moment-là (ce que j'étais d'ailleurs), mais au lieu de ça, un goût atroce de bile avait envahi ma bouche et j'avais donné le premier coup. Et ce qui aurait pu être une banale bagarre entre deux garçons avait fini en guerre froide, la situation empirant chaque jour. Bien sûr, ce n'est pas moi qui prenais cette initiative, mais que faire quand l'autre s'éloigne inexorablement de vous, autant physiquement que moralement et que le gouffre qui avait commencé à se former en vous s'agrandit de jour en jour ? Au final, en deux mois on ne se parlait quasiment plus et au bout d'un an, nous étions devenu de parfaits étrangers l'un pour l'autre.

C'était il y a quatre ans.

Il pleut de plus en plus et je commence vraiment à être mouillé. J'ai froid. Je m'en veux un peu aussi, pour plusieurs choses d'ailleurs. Premièrement, je m'en veux de ressasser encore et encore cette vieille histoire. Deuxièmement, j'en veux à mon cœur de continuer à battre plus fort dès qu'il voit une touffe de cheveux roux et à mon esprit de fantasmer sur des yeux ambres, froids, arrogants et si beaux. Je m'en veux de continuer à l'aimer après autant d'indifférence de sa part. Enfin, je m'en veux (juste un peu par contre), d'avoir encore tabassé l'homme que j'aime depuis maintenant cinq ans. Bref, je rentre à la maison complétement blasé.

En passant le pas de la porte, j'aperçois de l'autre côté de la rue le père d'Ichigo. Je l'aime plutôt bien, il a la décence de ne pas interférer dans la ''relation'' que j'entretiens avec son fils j'apprécie vraiment.

Rapidement, je salue ma mère et monte dans ma chambre. Dans quelques minutes elle partira pour son boulot de nuit, mais je ne rechigne pas sur quelques minutes de solitude supplémentaires, j'en ai besoin.

Je repense à Ichigo, comme toujours, et je me demande, encore, s'il lui arrive de penser aux mêmes choses que moi, de s'interroger sur notre relation actuelle et de regretter l'ancienne. Mais je ne me laisse pas aller aux faux espoirs, après tout, c'est lui qui a décidé de tout briser.

De l'autre côté de ma fenêtre ouverte, j'entends une porte claquer. Il est rentré chez lui. En relevant la tête je m'assure que le lourd rideau blanc est tiré, seule barrière entre nos deux fenêtres de chambres, espacées d'un mètre cinquante à peine. Et en toute honnêteté, comme je viens de lui casser la gueule, cette proximité me gêne assez, mais je ne veux pas me lever. Je ne veux pas lui révéler ma présence mais rester là, silencieux et invisible, à écouter les bruits qu'il fait…

Et putain mais quel boucan il fait ! C'est ses meubles qui tombent ou quoi ?

Je l'entends grogner et rager de son côté, visiblement, lui ça ne le gêne pas de se faire remarquer. Je sens mes lèvres se retrousser en un fin sourire : il a décidé de ne plus rien avoir à faire avec moi mais voir que malgré toute cette indifférence, j'arrive encore à la faire réagir, et bien sincèrement, ça me fait plaisir.

Malheureusement, le plaisir est de courte durée car ce que j'entends maintenant n'est plus un cri de rage mais un cri de détresse. Putain Ichi', qu'est-ce qu'il s'est passé ?

Je me lève précipitamment, et vais à la fenêtre. Par chance la sienne et grande ouverte et je peux donc le voir, étaler sur le sol, l'œil enflé, la lèvre fendue (ça s'est mon œuvre) et la jambe droite coincée sous sa barre de musculation et ses altères. Vu sa tête, ça à l'air de faire vraiment mal. Sans perdre une seconde, je prends la grande planche positionnée près de ma fenêtre et m'en sers pour faire un pont entre nos deux chambres. On s'en servait fréquemment petits, j'espère qu'elle supportera toujours mon poids.

En deux enjambées je me retrouve dans sa chambre et s'est encore étonné que la planche n'ait pas cédé que je rencontre son regard ambre, à la fois haineux et honteux. Ce mec a un don pour me faire comprendre que de toutes les personnes sur Terre c'est moi qu'il voulait le moins voir, c'est fou.

« _ Putain mais dégage de là Grimm' ! DEGAGE merde ! »

Ce mec est vraiment un enfoiré. Je me porte vaillamment à son secours et il me hurle de dégager ? Je ne crois pas l'avoir autant mérité quand même.

« _ Sérieux calme toi tas de merde, t'as la jambe bloquée et je ne vais pas te laisser comme ça. Il est où ton père ?

_ Partit putain ! Et toi aussi casse-toi Grimm', je veux plus te voir putain !

_ Tu sais que tu me saoules vraiment des fois ? Arrêtes de beugler cinq minutes, je te décoince et je me barre. »

Sérieusement, j'imaginais plus sympa comme pseudo retrouvailles. Mais bon, il ne dit plus rien et franchement, c'est déjà bien.

Sans trop de difficultés, j'enlève la barre et les altères. Je pense qu'il en aurait été tout à fait capable en temps normal mais il semble réellement épuisé. L'était-il déjà autant quand je lui en ai mis une ?

Je l'entends gémir il ne peut pas se relever. Doucement, je lui attrape le bras et commence à le tirer vers le haut pour l'encourager à se forcer un peu mais apparemment, la douleur est trop grande, il s'écroule en se tenant la jambe, incapable de bouger plus. J'avoue ne pas trop savoir quoi faire. Nous ne sommes pas rester aussi longtemps l'un à côté de l'autre sans se battre depuis très longtemps et je sais qu'il est mal. Pourtant, je me sens plutôt bien, heureux que sa douleur l'empêche de me renvoyer directement.

« _Grimm' … vas-t-en … sérieusement, part, je ne veux pas te voir …

_ Je ne peux pas te laisser comme ça, je vais au moins appeler ton père pour qu'il t'emmène à l'hôpital. Et ne râle pas s'il te plaît.

_ Bourreau le matin, sauveur l'après-midi. Tu enchaînes mal les rôles, enfoiré. »

Je ne réponds pas, il n'y a rien à répondre de toute façon. Je me penche pour le ramasser et le porte jusqu'au salon, prenant quelques coups au passage, le mode princesse ne lui allant visiblement pas. Une fois débarrassé de ma charge, je m'acquitte de ma dernière tâche en appelant son père. Médecin de quartier à quelques maisons d'ici, il arrive rapidement, étonné de nous voir réunis dans la même pièce. Sans un mot il prend ses clés, aide son fils et part. Décidemment, chez les Kurosaki, les mâles ne sont vraiment pas très loquaces.