La guerre a embrasé le continent. Les armées du roi Garon, nombreuses et puissantes, ont déferlé sur les terres du royaume d'Hoshido. La Reine Mikoto n'est plus, et la plupart de ses vassaux sont désormais tombés ou passés à l'ennemi. La bannière de Nohr flotte maintenant sur de nombreuses terres. La victoire des conquérants semble assurée.
Et pourtant…
Pourtant, des obstacles se dressent encore sur le chemin de la domination occidentale. Quelques territoires, mus par leur amour de la liberté, leur fierté, ou tout simplement par de vieilles rancunes, ont pris les armes contre les envahisseurs. Et ils n'entendent pas les déposer de sitôt.
La région de Kyoukai est l'un de ces territoires. Située près de la frontière entre Nohr et Hoshido, au pied des montagnes, elle a toujours dû lutter contre ceux qui convoitaient le royaume du Dragon Albe, et ses habitants comprennent de nombreux guerriers d'exception. C'est également un lieu étrange, un lieu de mystères et de magie. Un pouvoir mystique hors-du-commun y circule, dont l'origine demeure inconnue : certains racontent qu'un grand dragon aurait choisi de mourir dans la région, la bénissant dans son dernier souffle ; d'autres évoquent les réunions nocturnes de créatures puissantes et terribles, qui hantaient déjà les monts et les forêts bien avant l'arrivée des hommes.
Une chose est certaine, l'être humain ne règne pas seul sur le Kyoukai.
Lorsque l'invasion d'Hoshido débuta, les stratèges du roi Garon jugèrent plus sages de contourner la région, et d'emprunter des voies moins bien défendues. Tout au plus se contentèrent-ils d'y envoyer suffisamment de troupes pour s'assurer qu'aucun renfort ne puisse en provenir.
Toutefois, maintenant qu'Hoshido est sur le point de tomber, Nohr ne peut se permettre d'ignorer un foyer d'insurrection potentiel ; une grande armée a été levée et a pris position dans le Kyoukai. Dirigée par un des généraux favoris du roi, soutenue par des troupes d'élite, conseillée par les meilleurs, ses ordres sont clairs : annihiler sans aucune pitié toute forme de résistance.
Mais les Kyoukaijin ont rassemblé leurs propres troupes. Ils ont prié le Dragon Albe, ils ont imploré les forces surnaturelles qui parcourent la région. Plusieurs soldats nohriens imprudents ont déjà disparu sans laisser de trace, comme engloutis par les nuits du Kyoukai. Les autres ont appris à craindre les assauts brusques et violents des combattants locaux.
A l'heure actuelle, la situation est celle d'un statut quo. Mais chaque camp compte bien mener le conflit à son terme, et déploie à cette fin toutes les forces possibles, recourant aux stratégies les plus complexes. Pour les uns comme pour les autres, un individu peut maintenant faire la différence et mener à la victoire ou à l'échec.
Lisbeth prit une grande inspiration. Elle en était certaine, maintenant : si jamais elle devait laisser Aura être tuée ainsi sous ses yeux, elle ne pourrait jamais se le pardonner. Plutôt mourir en essayant de la sauver que de vivre avec ce genre de poids sur la conscience.
Elle porta la main à l'aiguille qui était dans ses cheveux. Dans la buanderie, l'homme qui semblait mener le groupe avait déjà levé son sabre, prêt à l'abattre sur la servante prostrée à terre.
Pendant un instant, la perspective de manquer son lancer vint hanter l'esprit de Lisbeth. Il suffisait que sa main tremble, que l'homme bouge légèrement, qu'un simple imprévu survienne pour que l'aiguille rate sa cible. Et plus rien ni personne ne pourrait alors les sauver.
Il était peut-être encore temps de renoncer…
A cette idée, elle eut l'impression que tous ses muscles se tendaient, comme si son corps était soudainement exaspéré de ses hésitations. Le temps sembla s'arrêter pendant un bref instant. Il n'y eut plus que sa cible dans le champ de vision de la jeune femme.
Lisbeth lança son aiguille. La fin épine d'acier fendit l'air en sifflant, et se planta dans la gorge du meneur.
Le force de l'impact le fit vaciller. Il loucha sur le trait mortel qui dépassait maintenant de son cou, émit un bref gargouillement, et s'effondra lourdement. Pendant une demi-seconde, ses compagnons restèrent figés sous l'effet de la stupeur.
Ce fut une demi-seconde qui suffit à Aura.
Avec une vivacité et une violence surprenante, elle se redressa soudain et saisit le poignet droit de l'un des deux hommes restants. Un craquement atroce se fit entendre. Le Kyoukaijin, hurlant à pleins poumons, lâcha son arme et tomba à genoux sur le sol en serrant contre lui sa main, dont la paume était désormais tournée dans la mauvaise direction.
Le dernier guerrier, apparemment paniqué, parut hésiter sur ce qu'il devait faire avant de finalement lever son sabre pour en frapper Aura. Lisbeth avait déjà une autre aiguille en main, et se préparait à l'abattre avant qu'il n'agisse. Toutefois, sa collègue fut plus rapide : empoignant l'arme qu'avait laissé tomber l'homme qu'elle venait d'estropier, elle para le coup maladroit du bretteur. Puis d'un mouvement gracieux, elle traça une ligne écarlate en travers de la poitrine de son adversaire. Ce dernier, les yeux pleins d'incompréhension et de surprise, était mort avant même de toucher le sol.
Il ne restait plus dans la pièce que l'homme au poignet brisé, qui sanglotait et gémissait face contre terre. Lisbeth se félicita qu'il y ait un survivant. Il allait peut-être pouvoir leur apprendre ce qui se tramait ici.
Mais avant même qu'elle ait pu dire un mot, Aura décocha un coup de pied d'une force inouïe dans le visage de l'homme. L'assaut le projeta sur le dos. Sonné, il ouvrit la bouche pour crier de douleur ; Aura était déjà sur lui, et par de grands gestes répétés, comme une machine devenue folle, elle enfonça le sabre dans la poitrine du Kyoukaijin.
Il hurla. La domestique continua de frapper. Le hurlement décrut progressivement en intensité, devint un chuintement, à peine plus audible que le son de la lame qui mordait la chair. Puis il se tut. Mais Aura ne s'arrêtait pas. Elle poignardait encore et encore, sans le moindre signe de lassitude, insouciante des éclaboussures sanglantes, ce qui n'était plus désormais qu'un cadavre.
Lisbeth, bouche bée, avait du mal à croire ce qu'elle voyait. Certes, elle ne connaissait Aura que depuis hier. Et la jeune femme avait probablement reçu une formation plus que convenable au combat. Mais jamais elle n'aurait imaginé…
Elle se ressaisit, et se précipita vers Aura, la tirant par l'épaule.
« Aura ! Par tous les dieux, Aura, arrête, arrête ça ! Il est mort ! »
La jeune femme, haletante, se raidit. Enfin, elle se retourna vers Lisbeth.
Son visage tâché de sang exprimait une détresse et un désespoir indescriptibles. Tout son corps était parcouru de frissons incontrôlables.
« Ils… Ils… se mit-elle à balbutier. Ils allaient me… je ne veux pas… peux pas mourir ici… j'ai des gens qui m'attendent, Lisbeth, j'ai…
Sa voix se brisa. Ebranlée, Lisbeth l'étreignit.
- Du calme, Aura. Je suis là. Tout va bien » chuchota-t-elle.
Aura logea son visage au creux de l'épaule de son amie, et se mit à pleurer. Elles restèrent ainsi un long moment. Pendant qu'Aura se calmait, Lisbeth tentait de remettre de l'ordre dans ses propres pensées. Elle n'était pas certaine de ce qui venait de se passer. Quelques minutes auparavant, elles étaient seulement en train de chercher des draps…
Qui étaient ces hommes, et qu'est-ce qu'ils faisaient ici ? Que préparaient-ils ? Est-ce que le daimyo avait vraiment l'intention de s'en prendre aux Nohriens, comme beaucoup le redoutaient ?
Aura finit par se dégager des bras de la jeune femme, et essuya les larmes de ses yeux.
« Est-ce que ça va mieux ? demanda Lisbeth d'une voix douce.
- Je… je crois… répondit faiblement la servante. Qu'est-ce que nous devons faire, maintenant ?
- Il est clair que quelque chose se prépare contre la délégation. Ces hommes parlaient de donner un signal… nous devrions… »
Avant qu'elle ait pu finir sa phrase, Lisbeth fut coupée par un son puissant et terrible. Un son qui ne pouvait avoir qu'un seul sens.
Le son d'une corne.
Presque aussitôt, une clameur retentit, suivi du vacarme de l'acier qui s'entrechoque.
Lisbeth sortit en courant de la buanderie et regarda par une fenêtre.
Dans la cour, des dizaines d'hommes étaient en train de se battre. En les observant mieux, elle remarqua qu'il s'agissait des membres de leur escorte, aux prises avec des guerriers kyoukaijin. Ils luttaient vaillamment, et semblaient pour l'instant maitriser la situation malgré l'effet de surprise ; mais le nombre de leurs adversaires les désavantageait, et plusieurs corps portant le blason du duc jonchaient déjà le sol.
La domestique se retourna vers Aura.
« Ils avaient vu juste, dit-elle calmement à son amie. C'était bien un piège. »
Pour une raison qu'elle était incapable d'expliquer, elle ne ressentait rien. Pas la moindre panique, pas la moindre peur. Tout au plus une légère excitation.
Aura, en revanche, ne parvenait plus à dissimuler sa terreur.
« Qu'est-ce qu'on doit faire ? gémit-elle en se tordant les mains. Ils sont trop nombreux, nos soldats n'y arriveront jamais… qu'est-ce qu'on doit faire ?
- A l'heure actuelle, réfléchit Lisbeth à voix haute, nous n'avons que deux options. Nous pouvons tenter de rejoindre le duc, et fuir avec lui. Ou bien nous pouvons essayer de nous enfuir par nous-mêmes, ce qui nous éviterait d'avoir à retraverser le château…
Une lueur dans le regard d'Aura lui apprit que cette seconde proposition l'épouvantait
- Si nous partons sans le duc, articula péniblement la servante, il nous tuera. Nous serons des traîtres à ces yeux.
- Aura, fit Lisbeth en lui saisissant le bras, je sais que tu as peur du duc Belpheron, mais ce n'est qu'un homme. Il a peu de chances d'en réchapper, et s'il survit, il ne se préoccupera pas de nous.
- Il n'oubliera pas, gémit Aura. Si nous rentrons au camp par nous-mêmes, tu ne peux pas imaginer ce qu'il nous fera. La fille qui occupait ta place avant… il l'a torturée et exécutée parce qu'il a été blessé pendant une escarmouche ! Il disait qu'elle aurait dû être là pour recevoir le coup à sa place ! En ce moment même, il a peut-être déjà pris la décision de nous tuer parce que nous ne sommes pas à ses côtés !
- Dans ce cas, répliqua la jeune femme en essayant de ne pas se laisser troubler par cette information, il nous suffira de ne pas rentrer au camp.
- Et qu'est-ce que nous ferons, alors ? Tu penses qu'on peut survivre seules en territoire ennemi ?
- Nous trouverons une solution, Aura. Je te le promets. Mais quoi que nous fassions, nous allons risquer nos vies. Il va falloir que tu sois courageuse, parce que si tu laisses la peur te paralyser, nous sommes certaines de mourir ce soir. »
Le ton décidé et calme de Lisbeth parut frapper la servante. Elle baissa les yeux, et après un instant de silence, elle lâcha :
« Très bien. Tu… tu as raison. Je m'en remets à toi, Lisbeth. Quoi que tu choisisses, je te suivrai. Mais je t'en prie… réfléchis. C'est ta décision, maintenant… »
