CE MATIN ENCORE

Je me suis couchée tard encore

Passé la nuit à fouiller ma mémoire encore

Il ne me reste que des morceaux de toi

La pluie qui coule entre mes doigts encore

Il fait tellement froid au-dehors

Que ton souvenir me réchauffe le corps

Encore, encore

C'est pourtant si loin

A des années-lumière de ce matin

(TENA, Vivant)

Samedi 15 janvier

Je me suis couchée tard encore. Mais je ne vais pas me plaindre, la soirée était plutôt tranquille. Pas de chambre d'hôtel. Pas de corps nu contre le mien. Sauf celui d'Edward, quand je suis rentrée dormir. Il était encore éveillé, il m'attendait. Comme chaque nuit.

Comment ças'estpassé? m'a-t-il demandé, alors que je me glissais sous les draps.

Normal, comme d'habitude.

Edward déteste que je lui réponde ça. Pour lui, il n'y a rien de normal dans le fait de passer plusieurs soirées par mois en compagnie d'illustres inconnus. S'il tolère mon «activité complémentaire», c'est uniquement parce qu'il m'a connue alors que j'étais déjà escort-girl depuis longtemps et que c'était ça ou rien. Je n'ai jamais accepté qu'un homme me dicte ma conduite. C'est pareil avec lui. Je sais qu'il en souffre et qu'il lutte constamment contre la jalousie qui le ronge, mais en me voulant, il a pris le package complet, options comprises. Que les choses soient claires, je l'aime. Il m'apaise. Mais, contrairement à l'idée qu'ont les gens de ma vie nocturne, j'adore faire ce que je fais. D'abord parce que, financièrement, c'est bien plus que du beurre dans les épinards. Ensuite parce qu'à l'époque où j'ai été recrutée, ça m'a aidée à prendre confiance en moi. Être payée pour du sexe ne me donne pas l'impression d'être soumise, bien au contraire. La plupart du temps, c'est moi qui gère les opérations. Bien sûr, je rencontre rarement les sosies de Brad Pitt ou encore de Johnny Depp, mais l'argent rend beau, c'est bien connu. Alors je n'ai pas à me plaindre. Si un homme a les moyens de se payer mes services, il a aussi ceux de s'entretenir.

Mon prochain rendez-vous est dans une semaine. Un nouveau. Juste une soirée d'accompagnement. Pas de chambre d'hôtel. Le tarif est évidemment différent. Et même si j'assume totalement mon choix de vie, je suis obligée d'avouer que je préfère éviter de passer par la case plumard. Bien que cela divise mon salaire par deux, ça n'en reste pas moins très attrayant.

Ça peut sembler superficiel, mais j'aime la plupart des soirées auxquelles m'emmènent mes clients. Mon agence me prête toujours des robes sublimes pour l'occasion. J'ai l'impression de poser pour Gala. Je suis parfois demandée pour des cocktails, j'assiste à des opéras, des pièces de théâtre, il m'est arrivé d'être de sortie pour des conventions de médecins. Le champagne coule à flots et le «beau monde» se fréquente. Evidemment, je ne bois pratiquement pas. Une coupe ou deux, tout au plus. En aucun cas, je ne peux perdre le contrôle.

Hier, après le boulot (celui de jour), je suis allée boire un verre avec Leah. Elle m'a encore questionnée pendant des heures. Depuis que je lui ai avoué mon occupation particulière, elle ne cesse de me harceler pour connaître les détails de mes «aventures». Malgré tout, je ne regrette pas de l'avoir mise dans le secret. Ça me semble moins lourd à porter. Et je savais que je pouvais compter sur Leah pour éviter tout jugement. D'ailleurs, ça a plutôt l'air de la fasciner. Avec le corps qu'elle a et sa culture impressionnante, elle serait engagée tout de suite. Mais je crois qu'il y a encore une étape à franchir dans sa tête avant de sauter le pas. Je n'essaie pas de l'inciter, loin de là. Simplement, je suis persuadée que sa curiosité cache un peu plus qu'un amical intérêt. D'habitude, on se voit le lendemain de mes escapades, pour que je lui fasse un compte-rendu. Compte-rendu que je ne fais pas à Edward. Il est persuadé de vouloir être au courant de mes moindres faits et gestes, mais je suis certaine que ça ne ferait qu'accentuer sa jalousie. Toutefois, lorsqu'il s'agit de soirée comme celle d'hier, il n'y a pas de quoi se prendre la tête. Le gars m'a emmenée à un cocktail organisé par sa boîte et il s'est contenté de parader à mon bras. Apparemment, le fait que j'aie l'âge d'être sa fille ne lui posait pas le moindre problème. A moi non plus, j'ai l'habitude.

Aujourd'hui, c'est samedi. Mon jour préféré de la semaine. Au programme: baise et shopping. Avec Edward, pour la première activité et Leah, pour la seconde. Quoique je proposerais bien aussi un jour la première à Leah. Ma dernière expérience avec une fille remonte à quelques années et je dois bien reconnaître que je n'avais pas été transcendée par l'acte accompli. Mais Leah… Leah reste une femme très attirante et sa sensualité ne me laisse pas de marbre. Notre complicité à toute épreuve termine de la rendre irrésistible à mes yeux. Elle sait ce que je ressens, cette amitié amoureuse agrémentée d'un désir tendre. Elle le sait, parce qu'elle ressent la même chose et qu'il arrive que nous en parlions. Nous entretenons une étrange relation. A part quelques rares baisers, nous n'avons encore rien échangé d'autre que des mots et une intense affection. Leah est aussi en couple. J'adore Sam. Ils se sont trouvés, ce sont des âmes sœurs, du moins l'idée que je m'en fais. Et Sam m'adore. Il aime le paradoxe que je représente à ses yeux, un subtil mélange de gentille superficialité et de chaleureuse profondeur. Il rit toujours de ma capacité à passer du coq à l'âne, parler rouge à lèvres, puis philosophie. Sam est doctorant. Il enseigne. Je n'ai encore assisté à aucun de ses cours, mais je suis certaine que c'est le professeur rêvé. Parce qu'il est passionné, parce qu'il est craquant, parce qu'il est intelligemment sexy, sans le savoir. Sam sait, sent, ressent ce qui nous lie, Leah et moi. Il n'en parle pas, pas avec moi. Mais je suis certaine qu'il comprend. Parce que la tendresse qu'il éprouve pour moi n'est pas feinte. La possibilité permanente que notre relation, à Leah et à moi, ne dérape un jour, rend chacune de nos rencontres palpitantes. Le sous-entendu plane au-dessus de nos têtes et peut-être que ça nous suffit. Si je dois être honnête avec moi-même, je pense qu'il n'y aura jamais de passage à l'acte. Mais l'idée que ça puisse arriver suffit à nous galvaniser.

Edward s'est enfin levé, je vais pouvoir aller le rejoindre sous la douche. J'ai très envie de m'envoyer en l'air…