Bonjour à tous, j'espère que vous allez tous bien. La création de cette histoire doit vous surprendre. Les "Princes Dragons". J'avais beaucoup de titres en tête, notamment en Haut-Valyrien, mais je les garde pour l'instant en réserve. C'est un titre provisoire. En Haut-Valyrien, Zaldrises pour dragon, Daarilaros pour prince.

Je vous en dirais plus en commentaire de fin.

Je vous en présente le premier chapitre sans attendre : Au cœur de l'orage.

Bonne lecture.


EDDARD STARK

283 A.C

L'aube et la vision du soleil qui se levait à l'Est était un spectacle qu'il était difficile d'apprécier lorsque l'on se trouvait à Winterfell. Les aurores y étaient bien trop froides, le vent et sa fraicheur souvent bien trop aiguisés pour que l'on puisse ouvrir les volets et observer le ciel coloré et les nuages qui y dansaient. Les hommes du Nord étaient bien trop austères pour ne consacrer ne serait-ce que quelques secondes à des passe-temps considérés comme sans grand intérêt ou comme excentricités des gens du Sud. Eddard dut toutefois bien admettre que les levers de soleil du Sud étaient un spectacle à voir, d'une excentricité certaine s'il en était une mais apportant un repos de l'esprit comme aucune activité contemplative du Nord ne pouvait en apporter. Là, alors que l'Astre céleste luisait sur les étendues bleues du Détroit et des eaux de la Baie de la Néra, la chaleur reposante de son rayonnement et le parfum marin qui accompagnait la brise matinale venait contraster avec son état d'esprit morose et le saisissant tableau militaire qui s'étendait à perte de vue.

Sous ses yeux s'étalaient les étendues vallonnées et verdoyantes des Terres de la Couronne, et sur lesquelles reposaient fermes et champs de toute couleur et où l'on cultivait à foisons fruits et céréales. Mais aujourd'hui comme hier, ces étendues normalement fécondes de vie et de verdure laissaient place à un océan de fer, de cuir et d'acier. Jusqu'au lointain, les tentes étaient dressées, le sol n'était que boue et sentiers creusés, les fumées des feux de camps venaient s'entremêler dans les hauteurs alors que les colonnes d'hommes et de chevaux s'entremêlaient ici-bas, se déplaçant et patrouillant au rythme des ordres que les officiers et les capitaines reîtres donnaient à tue-tête. Ce n'était pas un paysage de paix et de provinces fertiles, c'était l'image de la guerre et des campagnes militaires. Les Terres de Port-Réal, régions centrales des Sept-Couronnes et de Westeros, loin de refléter l'apparence de prospérité à laquelle on était en droit d'attendre, semblaient dévastées, épuisées et stériles.

Par-delà les camps et les fumées, les grandes murailles ouest de Port-Réal semblaient comme sortir de terre, éclairées par les premières lueurs du jour. Malgré la densité des bourgades extérieures, Eddard pouvait malgré tout deviner – à défaut de le percevoir clairement vu la distance – la Porte du Roi. Les silhouettes diffuses mais immenses du Bois-du-Roi s'étendaient plus au Sud, vers les Terres de l'Orage, et il devinait par le dénivelé de la longue lisière forestière la présence plongeante de la Néra. Si les murs en pierre rouge de la ville luisaient vivement, les pierres noircies des bâtisses environnantes et les immeubles effondrés démontraient clairement au Seigneur de Winterfell les signes d'incendies et de pillages. Le spectacle épanouissant de l'aube du Sud lui parut dès lors entaché et indigne, aussi détourna-t-il bien vite son regard du ciel comme du lointain, et le reposa sur ce qui se tenait devant lui.

La périphérie extérieure de Port-Réal et les terrains consacrés aux tournois et aux grandes rencontres étaient couverts d'armées, tant et si bien qu'il était impossible pour le jeune Stark d'en percevoir la fin. Cent mille hommes, si ce n'était pas plus, étaient réunis en ce même lieu et s'organisaient tant bien que mal. Ils venaient de l'ensemble du royaume. Les faucons bleus des bannières de la maison Arryn du Val flottaient partout, et les loups gris des bannières de la maison Stark du Nord flottaient à leurs côtés, entremêlés par les truites rouges des bannières de la maison Tully du Conflans. De part et d'autres, isolés, se tenaient les bannières des maisons Lannister et Baratheon, aux effigies de lions jaune sur fond rouge et de cerfs noirs sur fond jaune. Il s'agissait effectivement de cent mille hommes et de cinq armées massives, au sommet de leurs gloires et de leurs forces, campant aux pieds d'une ville ravagée.

C'était un spectacle en tout point grandiose mais qui ne lui inspirait que douleur et mélancolie. Tout comme celui du nourrisson dont les babillages plein de joie emplissaient l'alcôve de sa grande tente.

- Il a les yeux de son père, prononça tout à coup Ser Arthur Dayne, alors qu'il tenait le bébé et le fixait avec un respect qu'un homme de son rang ne pouvait tenir que pour un prince.

Eddard plissa les yeux en constatant l'expression du chevalier dornien. Arthur Dayne, l'homme de légende que l'on connaissait sous le titre d'Epée du matin, le meilleur épéiste des Sept-Couronnes, ancien garde royal, tenait dans ses bras le petit Jon, déjà connu comme le bâtard qu'il avait engendré au Sud. Eddard aurait préféré que la vérité soit aussi simple. Parce qu'à chaque fois que le jeune gouverneur du Nord regardait le petit Jon dans les yeux, qu'il appréciait leurs incroyables reflets gris et violets, ce n'était pas la tonalité mauve des familles du Sud telles que les Dayne qu'il voyait, mais bien celle de l'antique Valyria, celle des conquérants et des libérateurs, celle des tyrans comme celle des rois.

Celle des seigneurs dragons.

- Non, répondit-il machinalement avant de croiser le regard mauve d'Arthur. « Il a les yeux de sa mère. » rajouta-t-il alors, comme pour se convaincre lui-même du mensonge qu'ils étaient tenus d'ériger.

- Pour l'instant.

La réponse laconique du chevalier mit fin à tout débat éventuel, mais l'expression que ce dernier portait témoignait de son ressentiment. Il était clair pour Eddard que le dornien n'aimait pas l'idée d'utiliser le mensonge de cette manière. Le Loup Silencieux de Winterfell accorda une pensée passagère à la mémoire de ceux qu'ils utilisaient, priant leur pardon comme il le faisait depuis de nombreuses semaines. Mais ils n'avaient jamais eu le choix.

- Eddard !

Eddard se retourna vers l'entrée de la tente dès lors qu'il entendit son nom. Un homme se tenait là et venait d'entrer sans s'annoncer. Sa tenue faite de gambison et de cuir brun et gris l'identifiait clairement comme un homme du nord et l'un de ses bannerets. Son expression était solennelle. Son faciès était dur et incarnait typiquement l'austérité des hommes du Nord, mais ses traits clairs et sa petite stature vinrent trahir ses racines de paludier du Neck. Il ne s'agissait de nul autre qu'Howland Reed, son fidèle compagnon et sire de la place forte de Griseaux.

- Howland. Qu'y a-t-il ? demanda sans détour le jeune seigneur de Winterfell.

- C'est le roi, il réclame votre présence. Il se dirige ici.

« Le roi. » Si ce mot n'inspirait pas autant de dégoût à Ned, aux réminiscences de ce que le précédent porteur de ce titre de noblesse avait osé faire à sa famille et au Royaume tout entier, peut-être ne l'aurait-il pas relevé, si non pas avec autant d'amertume. Mais le fait que son cher ami Robert puisse s'habiller d'un tel apparat avant même d'avoir été couronné et en revendiquer aussi rapidement l'ensemble des propriétés provoquait constamment chez lui un malaise certain. « Le roi Robert de la maison Baratheon, premier de son nom ». Quelle réalité vulgaire, en sachant que le premier acte royal de l'homme avait été de légitimer dans sa folie vengeresse le même genre d'acte contre lesquelles il s'était soulevé. Quelle triste ironie.

- Je vais me retirer, prononça calmement Arthur en se relevant.

Eddard croisa brièvement le regard entendu du dornien, œillade pleine de sens qu'il adressa également à Howland Reed. Son petit Jon était en effet toujours dans les bras du Dayne, et il était clair pour tous les trois pourquoi il était plus sûr que ce dernier se retire avec. Plus loin le bébé se trouvait de Robert, mieux se porteraient-ils tous. Eux comme le Royaume.

- Je m'en vais à sa rencontre, enchaîna alors Howland, avant de s'en retourner dès lors qu'il reçut l'acquiescement de son seigneur-lige.

Howland connaissait la vérité. Il connaissait leur stratégie. Et Eddard lui accordait une confiance aussi solide que pouvait l'être l'acier valyrien. Depuis le fameux tournoi d'Harrenhal qui les avait fait se connaître, le paludier avait été un véritable frère d'armes et lui avait sauvé de nombreuses fois la vie, bien souvent au péril de la sienne. Il regarda serein le dos de l'homme alors que ce dernier sortit de sa tente.

Son rapport avec Arthur Dayne était bien plus compliqué, mais en dépit du fait qu'ils avaient tous les deux été du côté opposé durant la guerre, les circonstances faisaient qu'il n'existait pas plus fiable. Il avait peut-être même davantage confiance en Dayne qu'il ne l'avait en Reed, si tant était qu'il lui était pertinent de comparer. D'un regard acéré quoique complice, Arthur Dayne lui accorda un dernier acquiescement avant de quitter silencieusement les lieux dans les pas du paludier.

Il retrouva dès lors la solitude de ses quartiers, le silence ayant investi la pièce étant entrecoupé spontanément par les sons de l'extérieur, les éclats de voix, le bruit de l'acier et des chevaux. Sachant Howland Reed parti à la rencontre de Robert, le Stark s'en alla s'asseoir sur l'un des sièges disposés autour de la table au centre de sa tente. Son esprit vagabonda alors, tandis qu'il se remémora la somme des évènements qui l'avait conduit jusqu'à cet endroit, jusqu'à ce moment, alors qu'il n'attendait plus un ami mais un roi. Un roi compulsif, qui portait férocement le deuil. Ou alors essayait-il de le croire, car deuil et férocité n'étaient pas gage d'harmonie. Robert n'aimait de toute façon pas la couleur noire.

L'ombre à l'entrée de la tente suivie des bruits de pas eurent tôt fait d'annoncer l'arrivée du concerné. Ce dernier entra d'ailleurs de manière fracassante.

- Ned Stark ! clama-t-il haut et fort, une lueur obstinée brillant dans ses yeux bleus.

Eddard se leva aussitôt à sa vue et le fixa avec vive prudence. Robert était grand, tout autant qu'il était musculeux. Il était un bel homme, l'image typique des puissants Baratheon : de grands yeux bleus évoquant la tempête et la fureur, à l'instar de la devise de sa maison. Ses cheveux coupés relativement court, évoquant le soldat qu'il était, arboraient un brun profond, presque noir. Sa peau était claire, et sa barbe finement taillée trahissait une pousse drue et vigoureuse. Son ami Robert Baratheon, roi des Sept-Couronnes. Son ami, ou alors le pensait-il. Mais maintenant qu'il était le Roi, il était difficile de savoir si un tel lien avait encore lieu d'être. On ne pouvait pas être l'ami d'un roi. Seulement son sujet.

- Majesté, dit-il humblement tout en s'inclinant.

- Oh, assez ! s'exclama aussitôt Robert en s'avançant. « J'ai eu assez de Majesté et de votre Grâce de la journée ! Je n'accepterais pas ces mièvreries de ta part, Ned ! »

Eddard semblait vouloir protester et son regard à demi-réticent l'exprima pour lui avant que sa voix ne puisse se lever. Il se ravisa néanmoins dès lors qu'il constata la lueur d'avertissement qui brillait dans les yeux du Baratheon. Robert le connaissait bien… Et il connaissait bien Robert en retour. Il poussa un lent soupir.

- Très bien, Robert… Que puis-je pour toi ?

Robert ne répondit pas. Il regardait attentivement la pièce avec scepticisme. Il semblait chercher quelque chose, et Eddard savait évidemment quoi. Ce n'était pas difficile de deviner.

- Je ne vois pas le bâtard d'Ashara, Ned. Où l'as-tu caché ? demanda-t-il sans vergogne aucune. Le nouveau roi ne s'ankylosait que rarement de la politesse. Il reprit bien assez vite sur un ton hargneux tout en continuant à observer autour d'eux. « Laisse-moi deviner ! C'est encore son vulgaire dornien d'oncle qui l'a en sa possession ! Foutu traître briseur de serment et suceur de dragon, à croire qu'il n'y avait que ça dans cette garde royale ! S'il n'était pas sorti du même ventre que la mère de ton bâtard de fils, je l'aurais fait écarteler et j'aurais réparti les morceaux dans chacune des Sept-couronnes ! »

- Robert…

Le ton neutre d'Eddard n'en démordit pas de reproches.

- Je sais, je sais ! Comme si je pouvais le faire. Il partage le sang de ton sang, c'est ça ? Vous les loups du Nord et vos principes. Ça vous perdra.

Le Loup Silencieux de Winterfell poussa un souffle imperceptible de soulagement. Après ce qui s'était passé ces derniers temps, il était difficile de savoir à quel point Robert était sérieux ou non dans ce qu'il disait. Ce qui était vrai et ce qui ne l'était pas.

Eddard ne savait plus rien.

- Je veux la voir.

L'expression de son roi d'ami changea aussi vite que son ton. Son air était aussi désireux que sinistre, et il régnait dans les prunelles de ses yeux cette lueur contemplative, comme s'il consultait quelques évènements bouleversant du passé. Ces derniers jours, Eddard avait vu tant de fois ce regard qu'il n'était même plus surpris. Mais plus encore que lorsqu'il observait Robert regarder de manière étrangement obsessionnelle son petit Jon, Eddard était traversé d'un désagréable sentiment d'embarras morbide.

- Robert, ce n'est pas raisonnable…

- Ned, je ne te demande pas la permission, je veux la voir !

Eddard resta silencieux quelques secondes puis acquiesça calmement. Il intima le roi Baratheon de le suivre et rejoignit une deuxième alcôve de sa tente, plus petite et située à l'arrière. Elle n'était séparée du reste de ses quartiers que par un simple rideau, comme s'il était en quelques sortes question de dissimuler cette partie de la tente. Gisait alors un cercueil, disposé là sur une simple table de bois. La lumière passait à peine à travers la toile épaisse de la tente, pas bien plus que les quelques lueurs des bougies de l'alcôve adjacente. A l'ambiance lugubre du lieu persistait néanmoins un air relativement pur. Et le cercueil, noir et poli. Les deux hommes approchèrent et Eddard ouvrit ensuite lentement le dessus du grand contenant mortuaire.

En dépit des trois semaines qui s'étaient écoulées depuis sa mort, les sœurs du Silence et les mestres sous son autorité, ainsi que celles et ceux qui avaient choisi de suivre Arthur Dayne depuis leur escale aux Météores avaient accompli un impressionnant travail de conservation. Froide mais propre, Lyanna Stark ressemblait à une beauté endormie. Celle qui attendait que son prince promis ne vienne la délivrer du long sommeil. Elle semblait paisible. Douce, lisse et blanche. Mais sa très chère sœur cadette était belle et bien morte, et plus jamais n'ouvrirait-elle ses yeux pour honorer de son beau regard gris de Stark les personnes sur lesquelles elle le posait.

Lyanna Stark, la Louve de Wintefell, était morte avant même d'atteindre les vingt ans. Le dernier soleil qu'elle avait eu la chance de percevoir était un soleil de Dorne, qui se couchait à travers les monts et les falaises de la marche Dornienne. Un soleil jaune et chaud, ainsi qu'un ciel bleu et estival, mais cela à des milliers de lieues de chez elle, loin du Nord et loin des siens. Ses derniers instants s'étaient passés dans la souffrance… Ce que Robert ne savait pas, c'était qu'elle les avait également passés dans la félicité.

- J'aurais dû être là pour elle.

Les mots de Robert provoquèrent de vives sueurs froides à Eddard. Il se rendit toutefois compte que le Baratheon n'avait pas fait allusion aux circonstances plus que particulières de la mort de sa chère petite sœur.

- Je le tue toutes les nuits depuis le Trident, continua-t-il ensuite, l'apitoiement présent dans le timbre de sa voix se transmutant en une haine palpable. Eddard sut aussitôt de qui Robert parlait. « Je n'en ai jamais assez. Je lui enfonce mon marteau de guerre profondément dans la poitrine et les rubis de son armure continuent inlassablement de voler au vent avant de venir couler autour de sa carcasse. Je continue à lui arracher le cœur, je l'éventre et je le laisse pourrir dans l'eau. Bon sang Ned, je veux tuer ce fils de chien autant de fois que possible. Je veux le voir souffrir pour ce qu'il a fait mais ça ne suffit pas. Son regard et ses pensées sont ailleurs, il ne me voit même pas. »

Robert se pencha quelque peu au-dessus de la Louve de Winterfell endormie, ensorcelé par son état de mort. Solennel, Eddard l'écoutait, envahi de pitié pour son ami.

- Tout ce qu'il fait, tout ce que ce fils de chien fait, c'est murmurer son prénom… Comme s'il en avait le droit !

Ses supplications pleines de rancœur et de regret présentaient un triste spectacle de l'homme qui jadis vivait toujours dans l'avenir. L'insouciance de Robert Baratheon était morte aussi vite qu'on lui avait rapporté la disparition de Lyanna, de son enlèvement par le prince Rhaegar Targaryen. Maintenant qu'elle était morte, il vivait avec des fantômes. Dans son esprit, Eddard avait déjà pris la décision de le ramener à la réalité, mais ce n'était pas bien facile.

- Elle devrait rester ici, avec moi, Ned. Elle devrait reposer ici, à la lumière des Sept et du Royaume.

Eddard soupira à cette réplique.

- Robert, nous en avons déjà parlé, souffla-t-il d'un ton las. « Lyanna est une Stark, elle vient du Nord. Elle doit reposer parmi les siens, sous la vigilance de nos ancêtres et des Anciens Dieux. Il n'y a rien ici pour elle. »

- Il y a moi.

Eddard ne répondit pas à l'injonction de son ami. Ce n'était pas la peine, et ils le savaient tous les deux. Robert était obstiné, tout comme lui l'était par ailleurs. Mais Eddard avait déjà décidé. Et plus qu'aux côtés de leur père, de leur frère et de leurs ancêtres, la place de Lyanna était auprès de la seule créature d'amour à laquelle elle avait offert la vie.

Son petit Aegon.


OBERYN MARTELL

283 A.C

- Oberyn, je te le demande à nouveau, tu dois te calmer.

Oberyn entendit la voix du prince Doran et les injonctions qu'il formulait. Raisonné et calme, le prince régnant de Dorne restait fidèle à ce qu'il avait toujours été et à ce que les gens avaient toujours su de lui. Les émotions sur son visage fin et mat de Rhoynar ne laissaient transparaître aucune colère, aucune haine. La seule chose qu'Oberyn y percevait, c'était la méfiance, la prudence, un soupçon de peine et une inquiétude qu'il lui savait adressée. Le savoir ne l'aida en aucun cas à se calmer, bien au contraire. Oberyn se connaissait bien, il se savait au sang chaud, il se savait impulsif. Mais ses intentions étaient bonnes, et cette situation le révulsait tant qu'il ne pouvait empêcher la fureur et le dégoût de crépiter dans ses veines.

Et la seule manière pour lui d'évacuer tant bien que mal ce désir ardent de hurler à en perdre raison, de tout casser autour de lui et de brandir sa lance dans tous les sens, c'était de faire nerveusement les cents pas devant le bureau de son frère aîné. Doran le voyait, et il s'en doutait lui-même : son visage devait être défiguré par la haine, il devait afficher une expression d'une rage inégalée. La façon dont l'hystérie avait envahi ses pensées et son corps l'indiquait en tout point.

- Laisse-moi y aller ! s'exclama-t-il, le ton de sa voix trahissant aisément un état d'esprit déchiré entre un calme lugubre et un désir urgent de vengeance. « Je peux rassembler vingt-mille lances et cinq milles cavaliers en deux semaines. Je peux soulever Dorne et la Sang-Vert tout entiers. Nous aurions des dizaines de milliers de dorniens de tout le pays en moins d'un mois ! »

Oberyn avait proféré sa suggestion dans un halètement presque paniqué et sans même cesser ses cents pas. Il n'avait même pas clairement observé Doran. Il savait que ce n'était pas de bonnes manières envers son frère aîné et prince régnant, mais son esprit était ailleurs. Il était tourné vers le Nord. Vers les traîtres, les monstres, les violeurs et les tueurs d'enfants. Sa fulmination était telle qu'il aurait pu en vomir du sang en même temps que ses tripes.

- Il faut frapper maintenant, alors qu'ils ne s'y attendent pas. J'irais étriper les Lannister et leur vulgaire pantin Baratheon moi-même s'il le faut !

Hélas, Oberyn remarqua que son frère aîné ne semblait pas convaincu. Il le vit même pousser un soupir fatigué.

- Doran ! Elia, elle… Nous devons…

- Oberyn, assieds-toi, s'il te plait.

Oberyn se rendit compte qu'il était à bout de souffle et qu'il entrait progressivement en état d'hyperventilation. Il aurait voulu insister davantage, essayer de soulever la rage de son frère-aîné pour la faire entrer en corrélation avec la sienne. Mais Doran restait inflexible, et son regard s'était endurci davantage. Ce qu'il avait auparavant formulé comme une demande était tout à coup devenu plus que cela. Et Doran ne lui donnait que très rarement des ordres. Oberyn se rappela alors de sa situation, d'où il se trouvait et regardant hagard le sol et ses pieds, il essaya tant bien que mal d'en finir avec son état d'ahurissement. Inspirant plusieurs fois, toujours plus profondément, toujours plus calmement, il parvint à évacuer de ses veines le sang chaud qui bouillonnait.

Il ne resta alors qu'une infinie tristesse, tandis que les larmes dans ses yeux se substituèrent au sang dans ses veines. Et sa tristesse vint dès lors faire écho à celle de son cher Doran, à qui il adressa un regard larmoyant et inquiet. Puis il vint s'asseoir, faisant suite au désir de son frère. Le silence vint dès lors occuper la pièce pendant de longues secondes. Jusqu'à ce que son frère ne se décide à le rompre comme il savait si bien le faire.

- Si tu soulevais la Sang-Vert, si tu marchais avec Dorne derrière-toi en direction du nord, que se passerait-il ensuite ? lui demanda-t-il. Oberyn eut la décence de ne rien lui répondre. « Nous entrerions en guerre contre l'Usurpateur et ses fidèles, qui sont nombreux. Contre les Lannister, qui sont puissants. Que ferait le royaume du Bief ? Peux-tu t'assurer de la neutralité des Tyrell ? »

Oberyn comprit assez vite que Doran attendait une réponse de lui. Il se sentit frustré à sa question, sachant ce que son prince régnant souhaitait lui faire dire. Il ne se laisserait pas faire si aisément.

- Les Tyrell étaient fidèles aux Targaryen. Les Redwyne et les Tarly étaient les officiers les plus dévoués de l'armée royale…

Le claquement contrarié et dédaigneux de la langue de Doran lui fit aussitôt comprendre que le prince régnant n'était absolument pas d'accord avec son observation.

- Les Tyrell et les Tarly ont été vaincus à Accalmie. Une défaite cuisante. Les Redwyne se sont repliés avec des pertes catastrophiques et ce qui reste de leur flotte de guerre, répondit alors Doran sur un ton sage. Il respirait la prudence, et Oberyn le laissa continuer. « Mais surtout, l'Usurpateur leur a accordé le pardon là où ils auraient dû recevoir la mort. Alors, Oberyn ? Peux-tu t'assurer de la neutralité des Tyrell si nous devions attaquer ? »

Oberyn serra ses poings dans la frustration tandis que ses genoux tremblaient.

- Non, je ne peux pas, admit-il tout bas.

- Non, tu ne peux pas, acquiesça son frère sereinement. « Si nous attaquions, si nous tentions une riposte, non seulement nous nous retrouverions contre l'armée de l'Usurpateur, mais nous finirions peut-être avec les armée du Bief dans notre dos. Nous perdrions. »

C'était un fait que l'inimitié qui régnait entre dorniens et habitants du Bief était aussi ancienne que l'histoire des Sept-Couronnes, mais ces tensions culturelles avaient essentiellement décru lors de l'unification du Royaume avec Dorne en 197 après la conquête, faisant suite au mariage ayant eu lieu en 184 entre la princesse Daenerys Targaryen et le prince Maron Martell de Dorne. Depuis, les tensions régionales entre Dorne et le Bief relevaient davantage d'un univers folklorique auréolé de ragots et de blagues d'auberge, que de réalités territoriales. L'idée que les Tyrell ou les Redwyne puissent se retourner contre eux lorsqu'il était question de châtier les régicides et les parjures révulsait Oberyn au plus haut point.

- Si nous ne faisons rien, si nous laissons les massacres d'Elia et de la maison Targaryen impunis, nous passerons pour des couards aux yeux de tout le royaume, Doran.

La réponse de son frère ne se fit pas attendre, pas plus que l'indignation qui se remit à couler dans ses veines.

- Si c'est notre sort, alors ainsi soit-il. La guerre est terminée.

- Mais Frère ! le harangua-t-il aussitôt. « Elia est… »

- Elia est morte, Oberyn ! Elle est morte.

Doran s'était levé et avait haussé le ton. C'était la première trace de colère visible sur son visage depuis qu'Oberyn était entré dans son bureau pour lui faire part de son désir de mener les armées de Dorne à la guerre. Il s'était ensuite rassis et avait terminé sa réplique sur un ton morne et défait.

Oui, de cela ils ne pouvaient plus douter. La princesse Elia Targaryen, née Martell, leur petite sœur adorée, toute récente veuve du prince Rhaegar qu'elle était, avait été assassinée dans les murs du Donjon Rouge de Port-Réal. La rumeur courait, toujours plus forte et crédible, qu'elle avait été horriblement massacrée, elle comme ses deux enfants, tant et si bien que Tywin Lannister, qui en avait assumé la responsabilité, n'avait pas pu présenter leurs corps autrement qu'emmitouflés dans des draps aux armoiries rouges et jaunes des Lannister. Des draps maculés de sang innocent, devant lesquels Robert l'Usurpateur avait accordé le pardon aux auteurs des crimes.

C'était il y a deux mois. Et Oberyn n'arrivait pas à se retenir de pleurer chaque nuit à la pensée de sa chère Elia hurlant sous la torture et les sévices dont elle était victime. Selon toutes les bouches de Dorne, Ser Gregor Clegane et Ser Amory Lorch, bannerets sinistres des Terres de l'Ouest, étaient les coupables. L'on disait d'eux qu'ils violèrent Elia toute la nuit de la mise à sac de Port-Réal avant de la tuer d'une manière odieuse, à mains nues, et de profaner son corps des heures durant en le soumettant à des indignités pire encore que ne l'avait été son viol. Le même sort avait, dit-on, été réservé à ses enfants, dont les corps s'étaient avérés à un tel point méconnaissables durant leur présentation à l'Usurpateur qu'il avait été difficile de les qualifier de dépouilles humaines.

- Elia est morte, mais Rhaenys, elle, est toujours vivante.

La réplique de Doran sortit dès lors Oberyn de ses sombres pensées. Doran avait mille fois raison. Rhaenys était vivante. Sa petite princesse dragon. Il l'avait tout de suite adorée, quand Elia la lui avait présenté à la naissance. Il l'avait presque oubliée. A travers toute la sauvagerie de cette rébellion et malgré la mort atroce de sa pauvre sœur, un miracle s'était produit. Oberyn avait du mal à comprendre comment c'était même possible, mais Rhaenys avait bel et bien survécu au massacre.

Le corps en charpie qui gisait peut-être encore dans ces sinistres draps Lannister n'était pas celui de sa tendre nièce. Une servante d'Elia présente dans les étages royaux lors de l'attaque avait eu la vivacité d'esprit d'emporter Rhaenys avant que le Donjon Rouge ne tombe aux mains des Lannister. C'était selon cette servante une autre petite dornienne, une certaine Myria, fille de servante, qui avait été prise pour cible. La pauvre petite devait avoir été capturée en compagnie du petit chaton noir de la princesse Rhaenys et avait été confondue avec elle.

Mais Oberyn l'aurait reconnue entre mille, tout comme il l'avait reconnue en la voyant descendre en larme du bateau qui l'avait vue fuir de Port-Réal. Rhaenys avait énormément pris d'Elia, et notamment sa couleur de peau délicieusement olivâtre, c'était vrai. Mais elle avait également tant pris de Rhaegar, à commencer par cette incroyable mèche de cheveux or-argentée, couleur unique et typique des Targaryen, qui parcourait élégamment sa chevelure châtain foncé sur le côté gauche de sa tête. Ses yeux luisant d'une couleur or intense comme s'ils étaient imbibés de magie de la Rhoyne, tels ceux des sorcières des eaux de jadis, signalaient un sang de rhoynar aussi fort que ses traits fins criaient son puissant héritage valyrien. Oberyn se rappelait avoir perdu la trace du temps lorsqu'il avait pu la serrer dans ses bras et la consoler, sur ce quai isolé du port de Lancehélion. Il avait rarement été vu loin d'elle cette dernière semaine. Il avait perdu Elia sans même ne pouvoir rien faire et il ne voulait plus se sentir aussi impuissant.

- Tu comprends pourquoi il ne faut rien faire, petit frère, reprit alors Doran. Son frère l'observait et devait apprécier le fait que son expression s'adoucisse à la pensée de leur nièce survivante. « C'est une Targaryen, peut-être la dernière. C'est aussi une Martell. Pour le meilleur ou pour le pire, nous partagerons son sort. Nous devons la protéger. Et en la protégeant, nous devons aussi nous protéger. »

Il soupira tandis qu'il laissa les mots de Doran l'atteindre et caresser la raison qui lui revenait enfin. La guerre ne pouvait pas être une option, pas maintenant alors qu'ils étaient seuls.

Ils cessèrent leur discussion et interrompirent aussitôt toute réflexion lorsque se firent entendre une série de trois coups à la porte du bureau de Doran. Les deux frères se regardèrent un instant dans l'expectative avant que Doran s'exclame d'un vigoureux « Entrez ! ». Quelques secondes s'écoulèrent avant que la porte ne s'ouvre sur le visage d'Areo Hotah, l'un des hommes de confiance de Doran. Tout comme la bien-aimée épouse de son frère, lady Mellario, le jeune Areo Hotah était originaire de la citée libre de Norvos. Oberyn ne le connaissait pas bien, mais il faisait confiance dans le jugement de son frère et de sa belle-sœur. Le norvoshi était fidèle à Mellario et semblait avoir naturellement étendu cette loyauté au récent mari de son estimée maîtresse.

- Mes princes, prononça-t-il simplement en s'inclinant respectueusement. « Dame Tyrone souhaiterait vous voir. »

- Faites la entrer, répondit simplement Doran dans un acquiescement.

Le jeune garde norvoshi s'en retourna humblement pour se soustraire à leur présence et laissa dès lors entrer la susnommée. Dame Tyrone, comme il l'avait appelé, était la servante à qui la princesse Rhaenys devait la vie. C'était une femme relativement âgée, dont les traits quoique fatigués trahissaient ses origines de dornienne rocheuse. Elle servait dans la pépinière du Donjon Rouge avant même qu'Elia n'épouse Rhaegar. Pour Oberyn, la servante devait sa survie et sa chance à ses traits plus andals que rhoynars. Avait-elle été plus salée ou sableuse que rocheuse, et il doutait qu'elle serait passée à travers les troupes des Lannister avec Rhaenys à sa suite.

- Prince Doran, Prince Oberyn, les salua-t-elle d'une révérence gracieuse. Il était clair que Dame Tyrone avait vécu longtemps au sein du Donjon Rouge. La porte désormais fermée derrière elle, Oberyn se rendit compte que trois des quatre personnes au courant de l'identité de Rhaenys Targaryen se trouvaient dans la même pièce. La dernière n'était autre que Mellario. Les quatre s'étaient mis d'accord pour que jamais la princesse ne se retrouve isolée. Dame Tyrone se concentra rapidement sur lui et lui adressa un regard attristé. « Mon prince, la princesse… Elle a besoin de vous. L'absence de sa mère l'a de nouveau fait fondre en larme, et elle est inconsolable. La présence de lady Mellario n'a rien changé. »

Oberyn se tourna vers Doran l'air soucieux, qui lui rendit son attention par un regard plein de compréhension. Rhaenys s'était attachée très vite à lui. Il n'y avait pas eu besoin de beaucoup de mot. Dès leurs retrouvailles sur les quais et dès qu'il lui avait apporté toute la chaleureuse affection d'un oncle, les larmes de la petite étaient passées de larmes de peur à des larmes de tristesse. Elle s'était progressivement calmée en sa présence et il avait tout fait pour entretenir ce lien. C'était la fille chérie de sa chère Elia. Elle était comme sa propre fille.

- Menez-moi à elle, dame Tyrone, prononça-t-il alors en se levant.

Doran se leva à sa suite et ils suivirent la servante à travers les couloirs du palais. Descendant une large cage d'escalier en marbre blanc, Tyrone les mena à l'extérieur, la douce pénombre des couloirs se substituant aussitôt à un océan de lumière, pour révéler la somptueuse cour principale des Jardins Aquatiques, le palais côtier le plus célèbre des princes de Dorne.

Le beau palais était l'une des bâtisses les plus magnifiques de Dorne, si ce n'était pas de Westeros tout entier. L'air frais et marin en provenance de la Mer d'Été apportait avec lui les senteurs florales des nombreux jardins du palais. Des effluves sucrés de roses et de tulipes entremêlées par les exotiques émanations des fruits qui poussaient sur les dattiers et les manguiers imprégnaient les allées à demi-ombragées des jardins et des courtilles. Arc-en-ciel de verdure, un panel aussi riche de senteur que de couleurs s'offrait au nez et aux yeux, le vert vif des arbres et des feuilles et le bleu limpide des eaux et du ciel étant parsemés de jaune, de rouge, de rose, de blanc, et d'une multitude d'autres couleurs.

Des bancs en luxueux bois d'acajou étaient disposés çà et là entre les broussailles, contre les murs ou devant les bassins d'eau à bas-fond et de confortables coussins de toutes couleurs y étaient disposés pour le plaisir des visiteurs qui souhaitaient venir se détendre à même ce bain de lumière et de nature. Sous les yeux du jeune prince se présentait un petit paradis, véritable havre de paix et de sérénité, joyau de Dorne.

Mais plus loin, assise sur l'un des fameux bancs, se trouvait le véritable joyau de Dorne.

Quand Oberyn la vit, il sentit son cœur se serrer si fort dans sa poitrine qu'il se sentit presque vaciller d'émotion. Elle pleurait, dame Tyrone n'avait pas menti. Elle semblait effectivement inconsolable, et ce malgré la chaleureuse étreinte de lady Mellario qui tentait en vain d'apaiser ses troubles princiers. Elle n'était pas seule à essayer. Autour d'elle, ses filles naturelles aînées, Obara et Nymeria, tentaient tant bien que mal d'apporter leur pierre à l'édifice en la caressant et en l'embrassant. La fille aînée de lady Mellario et de son frère, Arianne, se tenait derrière sa mère et tenait la main de sa troisième fille naturelle, Tyerne. Les deux petites semblaient tout aussi soucieuses et bienveillantes que les autres.

C'était un spectacle aussi triste qu'attendrissant, de voir à quel point leur famille avait accepté avec autant d'amour la petite princesse targaryenne. Rhaenys était déjà viscéralement des leurs, même si elle ne semblait pas en avoir confiance. Mais elle était petite, sans sa mère, effrayée. Elle ne pouvait pas voir ces choses-là, et à en juger les expressions de lady Mellario, d'Arianne et de ses filles, elles l'avaient déjà compris et cela ne faisait rien. Elles l'adoraient toutes quand même.

Oberyn et Doran les approchèrent, aussi se retournèrent-elles toutes les unes après les autres en les percevant. Rhaenys, en larme, fut la dernière à l'apercevoir. Elle se défie sans attendre de la douce étreinte de Mellario et se précipita dans ses bras aussi vite que ses petites jambes le lui permettait, babillant des mots inaudibles à travers ses sanglots. Mais leur tristesse atteignit malgré tout Oberyn, trouvant un écho dans son propre cœur meurtri. S'agenouillant, il réceptionna la petite de ses bras grands ouverts avant de la serrer chaleureusement, embrassant sa petite tête à l'emplacement de sa mèche or-argentée alors qu'elle pleurait tout son soûl dans sa poitrine.

« Mama », parvint-il à déceler quelques fois. Elle pleurait Elia, sa mère. « Gon », entendit-il entre deux pleurs. Elle pleurait Aegon, son petit frère. « Ba-lion » comprit-il également alors qu'il la couvrait de baisers réconfortants et de caresses. Elle pleurait Balerion, son petit chaton.

Aucun mot ne fut prononcé autour de lui. Ni par Doran, ni par Mellario, ni par leur fille, ni par les siennes. Mais leurs regards étaient clairs. Un jour, comme les illustres fils et filles de la Rhoyne de jadis, ils auraient leur vengeance.

Et pour elle, jusqu'à cet instant, ils resteraient Insoumis, invaincus, et intacts.


EDDARD STARK

283 A.C

Eddard avait toujours éprouvé un profond respect pour Jon Arryn, ainsi qu'une grande confiance. Envoyé en tant que pupille aux côtés de Robert Baratheon sous la responsabilité du vieux seigneur des Eyrié, Eddard était petit à petit venu à le voir comme un père. Jon avait toujours été bon pour Robert et lui, il les avait instruit, il les avait formé. Eddard se plaisait à penser qu'il était devenu un homme d'honneur tel que Jon, ou au moins s'efforçait-il constamment chaque jour de son existence d'atteindre cet idéal. Quand son père, Rickard, et son frère, Brandon, avaient été tué par Aerys II Targaryen dit le Roi Fou, Jon leur avait apporté le réconfort attentionné d'un mentor. Quand ledit Roi Fou avait exigé leur tête pour quelques crimes qu'ils n'avaient pas commis, lui et Robert, Jon Arryn n'avait même pas hésité avant de soulever la totalité du Val contre la couronne. Jon aurait donné sa vie pour eux, malgré le danger qu'incarnait sa mort potentielle pour sa lignée.

Mais désormais, Eddard ne pouvait assurer dur comme fer qu'il suivrait aveuglément Jon Arryn et lui confierait sa vie et celles des siens comme il l'avait fait lors de leur soulèvement et au plus fort de la guerre. Ce que Jon Arryn avait fait était impardonnable. Justifiable au regard de ses intentions politiques bienveillantes, mais impardonnable au regard de l'honneur. Eddard se rappelait encore des draps maculés de sang dans lesquels reposaient les corps – ou ce qu'il en restait – d'Elia Martell et de ses enfants. Ils avaient regardés avec des regards hantés l'un des bannerets de Robert dérouler les draps à son ordre. Leurs corps étaient profanés au-delà de la raison, comme si les Autres eux-mêmes avaient été à l'œuvre. Personne d'humain, ou se targuant de l'être, n'aurait dû être capable d'une telle sauvagerie, d'une telle cruauté. Force était de croire que le Roi Fou n'avait pas été le seul fou des Sept-Couronnes. A cela s'ajoutait la décevante mort d'Aerys II, transpercé dans le dos puis achevé par égorgement par son régicide de garde royal comme s'il avait été un porc.

Jaime Lannister, auteur de cet odieux régicide, aurait dû être pendu haut et court, sur le champ. Tywin aurait dû être envoyé au mur comme il se devait, et les bannerets responsables du meurtre de la famille de Rhaegar Targaryen auraient dû être achevés comme les bêtes qu'ils étaient. Plus que l'honneur, toutes les lois du Royaume l'exigeaient.

Et pourtant, malgré cela, Jon Arryn l'homme d'honneur, Jon Arryn l'homme de droit, avait contredit ses demandes de justice et avait poussé Robert à fermer les yeux sur cette odieuse affaire. Au nom de la paix. Et maintenant qu'Eddard avait à l'esprit les beaux yeux violets de son petit Jon, luisant de cette étrange magie valyrienne, son écœurement d'alors s'était mué en horreur, en peur, à la simple idée que les Stark subissent le même sort que les pauvres âmes qui imbibaient les draps Lannister.

- Sauf votre respect, lord Lannister, mais vous comprenez ma position. En tant que Main du Roi, j'aimerais tout de même être mis au fait de ces décisions avant.

Tandis qu'Eddard s'était enfoncé dans un mutisme contemplateur, une discussion s'était poursuivie devant lui.

- Lord Arryn, hum, sauf votre respect, ces décisions ne relèvent pas tout à fait de vos qualifications de Main. C'était un accord convenu de longue date entre Lord Tywin et Sa Grâce.

- De longue date, dites- vous, Grand Mestre Pycelle ? Qu'entendez-vous par longue date ? Un mois ?

- Et bien, hum, toute perception du temps est relative aux éléments et à la convenance de chacun et chacune…

Eddard observa l'échange entre les deux hommes se dérouler. A sa droite, Jon Arryn se tenait digne, assis sur son siège et émanant de toutes les qualités qu'on lui connaissait. Lord Jon Arryn était droit, cela se ressentait dans sa manière même de se tenir. Il était juste, cela se constatait à son regard respectueux et sa manière de s'exprimer. Il était bon, cela se vérifiait par la bienveillance de ses propos, par sa tempérance.

En face d'eux, assis de l'autre côté de la grande table, à l'extrémité gauche, le Grand Mestre Pycelle se tenait sans prétendre à autant de grâce. Eddard ne savait pas s'il jouait de son personnage et de sa prétendue fatigue de la vieillesse, toujours était-il qu'il se tenait penché, habillé d'une presque trop humble toge d'érudit décorée de quatre lourdes chaînes, et arborait un air si modeste que cela en paraissait presque trop accommodant et faux. Mais Eddard pouvait le comprendre : le mestre Pycelle avait été le mestre du conseil restreint du Roi Fou, et le mestre du conseil restreint de son père le roi Jaehaerys II Targaryen avant lui. Sa situation face aux alliés n'était pas des plus favorables, même s'il semblait quand même assez à l'aise devant eux.

- Inutile d'en parler davantage, lord Arryn. La décision a été prise, elle est entérinée, nous ne reviendrons pas dessus.

La voix de Tywin Lannister avait retenti, claire et ferme. Son ton était sec et cassant, et à en juger l'expression de son visage, son état d'esprit correspondait à son ton. L'homme n'aimait pas que Jon Arryn revienne sur sa décision. Tywin Lannister, seigneur des Terres de l'Ouest, ancien ami du Roi Fou, ancienne Main du Roi. Il possédait de nombreux titres, était l'une des personnalités les plus renommées du Royaume, tout autant qu'il était l'une des plus craintes. Sa réputation de jusqu'au-boutiste impitoyable s'était confirmée deux mois auparavant, lors de la mise à sac de Port-Réal et du massacre des Targaryen dont il avait été l'instigateur.

Tywin Lannister était un homme dangereux, extrêmement dangereux. C'était la deuxième fois qu'Eddard était confronté à l'homme, la première fois ayant été lors de la prise du Donjon-Rouge, lorsque ses hommes avaient présenté les corps de la princesse Elia et de ses enfants. Le seigneur de Castral Roc et de la maison Lannister ressemblait aux sinistres chansons écrites à son sujet. Un lion, c'était le mot. Plus âgé qu'eux d'une vingtaine d'années, la masse de ses cheveux blonds de Lannister avait déjà commencé à décroître sous une calvitie naissante, mais il régnait toujours dans ses yeux verts une lueur prédatrice qui ressortait d'autant plus qu'il ne cillait que rarement. Il semblait inflexible et les toisait de son air supérieur, démontrant qu'il n'était en aucun cas intimidé par leur présence. Le Lion de Castral Roc savait ce qu'il voulait et il l'aurait.

- Ma fille Cersei sera reine. Le roi Robert a accepté. Fin de la discussion.

Mais Jon Arryn ne se laissa visiblement pas intimidé, et se tourna vers Robert. Son vieux tuteur n'eut pour réponse qu'un regard ennuyé de son ami des Terres de l'Orage. Jon Arryn poussa un soupir fatigué de résignation. Eddard pouvait le comprendre, lui-même n'avait pas été mis au courant. A sa décharge, il avait été absent pendant plus d'un mois, tandis qu'il parcourait Dorne pour aller chercher sa jeune sœur. Eddard observa Robert quelques secondes. Le Baratheon aurait-il convenu de son mariage avec Cersei Lannister avant même d'être au courant du décès de Lyanna ? Assurément, ce n'était pas possible. Mais c'était à croire que le Baratheon s'était empressé de se fiancer de nouveau, à peine la nouvelle de la mort de sa jeune sœur reçue. Le corbeau qu'il avait envoyé à Port-Réal depuis les Météores, fief de la maison Dayne, remontait à cette période.

- Y a-t-il d'autres décisions dont je devrais être informé ou pouvons-nous continuer sur le sujet du jour ? demanda Jon sur un ton amer.

La nouvelle Main du Roi avait sans doute dû poser cette question sans attendre de réponse sérieuse, mais contre toute attente, il eut bel et bien une réponse de la part de nulle autre que Stannis Baratheon. A l'extrémité droite de la table se trouvait le petit frère de Robert. Si Eddard n'avait pas questionné sa présence en premier lieu, le fait qu'il siège au petit conseil sans fonction le justifiant était resté intriguant. Eddard s'était toutefois assez vite douté de la raison.

- Et bien, puisqu'on en est là, autant le dire. Maintenant que Robert est Roi des Sept-Couronnes, Accalmie se retrouve sans seigneur. J'en ai discuté avec lui. Je veux Accalmie.

Accalmie, fief historique de la maison Baratheon, et celui des rois de l'Orage de la maison Durrandon avant eux. C'était la capitale administrative des Terres de l'Orage et siège de leur gouverneur.

- Je vois, prononça simplement Jon Arryn. Eddard ne voyait aucune surprise dans ses yeux, pas plus que dans les yeux des autres occupants de la salle. Lord Tywin semblait indifférent tandis que le grand mestre Pycelle regardait ses pieds. A l'extrémité gauche de la table était assis son beau-père, lord Hoster Tully, seigneur de Vivesaigues et gouverneur du Conflans. Quand il reçut les regards expectatifs des autres gouverneurs et de Robert, l'homme haussa des épaules comme pour témoigner de son accord neutre. Il n'y voyait aucun litige. Quand les yeux de Jon et de Stannis croisèrent ensuite les siens, Eddard acquiesça naturellement, recevant le regard satisfait de Stannis. « Dans ce cas, j'annonce, moi Jon Arryn, Main du Roi, qu'à l'unanimité du premier conseil restreint du Roi Robert de la maison Baratheon, premier de son nom, lord Stannis de la maison Baratheon est fait seigneur d'Accalmie et gouverneur des Terres de l'Orage. »

Personne, et certainement pas Eddard, n'eut l'audace de s'attarder sur le fait que les conseils restreints n'accordaient pas la suzeraineté d'une couronne ou d'autres fiefs aussi simplement. La vérité était que cette réunion n'avait rien d'un conseil restreint. Dorne et le Bief mis à part, et maintenant que Stannis avait été intronisé gouverneur de l'Orage, l'ensemble des gouverneurs des Couronnes se trouvaient ici céans. C'était une réunion des vainqueurs. Les six hommes les plus puissants de Westeros à l'instant même se trouvaient les uns à côté des autres, statuant avec un flegme presque nonchalant de ce qu'il advenait du sort de leurs pays et des dizaines de millions de leurs habitants.

Le mestre Pycelle, en sa qualité de scribe, s'occupa avec diligence de recopier au mot ce qu'avait annoncé Jon Arryn. Eddard le vit y ajouter de nombreuses annotations supplémentaires, certainement pour un travail d'archivage ultérieur. C'était après tout sa fonction. Le jeune gouverneur du Nord ne put ignorer l'expression glorieuse et comblée de Stannis. Il n'ignorait pas non plus l'expression neutre, presque acariâtre de Robert. Il savait que Robert n'aimait pas beaucoup Stannis et qu'il lui préférait leur petit frère Renly, tout juste âgé de six ans. Robert lui avait de nombreuses fois fait part de son souhait de faire de Renly seigneur d'Accalmie après la guerre.

Il ignorait pourquoi Robert avait changé d'avis, mais tout comme Jon Arryn, il ne pouvait pas s'empêcher de se sentir soulagé. Accalmie revenait de droit à son inflexible défenseur. Non seulement Stannis avait sa légitimité de commandant, pour avoir défendu Accalmie un an durant d'un terrible siège des forces du Bief, mais il disposait également de la légitimité du droit salique.

Satisfait de l'avancement de la réunion, en dépit de la mauvaise surprise qu'incarnaient le sujet des fiançailles entre Robert Baratheon et Cersei Lannister et le dédain avec lequel lord Tywin leur avait répondu, son vieux mentor ne tarda pas à reprendre la parole pour recentrer la discussion sur l'ordre du jour.

- La question d'Accalmie et des Terres de l'Orage étant réglée. Passons maintenant au sujet initial de cette réunion –

- Il y a autre chose avant ça.

C'était lord Hoster Tully qui venait d'interrompre assez sommairement son gendre le plus âgé. Le regard plein de questions, tout comme ceux de l'ensemble des seigneurs présents, Jon Arryn resta silencieux pour laisser son beau-père parler. L'homme se laissa désirer, puisqu'il ne prit pas aussitôt la parole qui lui était pourtant cédée, mais Eddard comprit bien vite à son expression qu'il pensait ses prochains mots.

- Les dévastations dans le Conflans l'ont été sans communes mesures. Les villes de Pierremoûtiers, d'Herpivoie et de Viergétang ont subi de violents pillages de la part de l'armée royale et mes bannerets m'ont rapporté la mise à sac de plus d'une douzaine de châteaux et de leurs greniers le long de la Ruffurque.

- Allez à l'essentiel, lord Tully, intervint tout à coup Robert.

- Les Tully n'ont pas les fond nécessaires pour subvenir aux besoins des sinistrés et réparer les dégâts. Je souhaite que le Conflans et ma maison soient indemnisés par le trésor royal des Targaryen. En guise de réparation de guerre. A hauteur d'un million de dragons d'or.

Les réactions sceptiques de Robert et Stannis ne se firent pas attendre, comme l'en démontrèrent leurs regards incrédules. Eddard les savaient attachés à leurs fonds, même si c'était pour deux raisons opposées. Robert était d'un naturel dépensier là où Stannis était réputé d'un naturel spartiate. Dans les deux cas, ils étaient économes. Jon Arryn restait relativement neutre. Ce fut sans doute la réaction de lord Tywin qui resta la plus notable. L'homme avait cédé un rire dédaigneux.

- Un million de dragons d'or ? Lord Hoster, vous devriez peut-être reparler à votre intendant.

- Sauf votre respect, lord Tywin, mais vous n'êtes plus la Main du Roi.

La réplique d'Hoster n'avait pas attendu. Et le Tully enjoignait de manière détournée à son interlocuteur de se taire. Eddard vit le Lannister toiser son beau-père d'un regard menaçant. Le mépris que les deux gouverneurs se destinaient n'était plus un mystère. Tout comme pour les Martell, lord Tywin avait proposé son fils cadet, Tyrion Lannister, atteint de nanisme, en fiançailles à l'une des filles Tully, en lieu et place de son frère aîné Jaime. Et tout comme les Martell avant eux, les Tully avaient pris cette proposition comme une insulte et avaient rompu toute relation avec les Lannister.

La réponse de Robert tomba très vite, aux dépens de Jon Arryn dont il n'avait pas consulté l'avis.

- Refusé, lord Tully. Revoyez vos chiffres avec vos intendants. Un million de dragons d'or, c'est absurde.

Hoster Tully eut un mouvement de retrait et ne répondit pas. Il fixa à tour de rôle Robert puis lord Tywin, puis Eddard remarqua qu'il les regarda succinctement lui et son mentor. Il se permit alors une réplique qui jeta un froid dans la pièce et aviva soudainement une lourde tension.

- Nous n'avons dévasté ni ville ni forteresse, ni n'avons poignardé dans le dos nos alliés, nos protégés, nos prisonniers ou nos suzerains. Vous feriez bien de ne pas oublier que ce sont des truites qui vous ont épaulées au péril de leurs vies au Trident, votre Majesté, et non des lions.

Tywin Lannister se remit aussitôt droit sur son siège, soutenant le regard du seigneur du Conflans.

- Faites bien attention aux mots que vous prononcez à partir de maintenant, lord Hoster.

La lueur menaçante dans ses yeux était claire et promettait bien des représailles s'il osait en dire davantage. Robert ne semblait pas avoir mieux pris la remarque que son futur beau-père de Lannister et il arborait une expression compliquée, à la fois insultée et incertaine. Jon et lui partagèrent un regard incertain. Stannis quant à lui semblait être sorti de son mutisme austère et restait aux aguets.

Contre toute attente, le mestre Pycelle fut celui qui tenta de tempérer l'atmosphère et d'éviter à la situation de regrettables débordements.

- Votre Grâce... commença-t-il de sa voix mielleuse avant de reprendre sur un ton délibérément lent. « Messire Tully semble se méprendre… Nous pourrions penser qu'il sous-entend que messire Lannister serait un couard… Ou un parjure, ce qui serait, hum, fort hasardeux de sa part, messire Lannister étant comme nous tous ici présent, un homme d'honneur, respectant toujours... »

- Quelqu'un peut-il m'expliquer à nouveau pourquoi ce sinistre laquais du Roi Fou est présent et ouvre sa bouche aussi impétueusement ? le coupa tout à coup Hoster Tully.

Inflexible malgré la tension et les enjeux qui se jouaient, le seigneur de Vivesaigues soutenait les regards de Robert et de Tywin Lannister. Mais il semblait avoir tenu pour dit l'avertissement du seigneur de Castral Roc et n'avait pas renchéri à son propos, préférant diriger son animosité vers l'ancien scribe de la maison Targaryen. Sur le côté, Pycelle semblait bougonner dans sa barbe quelques mots inaudibles et sans bien grand intérêt, sûrement vexé par la remarque du seigneur du Conflans. A sa décharge, il avait tout de même par son intervention ridicule réussi à défaire le conflit naissant. Jon Arryn reprit finalement son rôle de modérateur, et tenta d'apaiser de ses paroles sages l'animosité déjà bien enracinée.

- Lord Tully, je comprends vos motivations et elles ne sont pas tant déraisonnables, mais un peu de modération, je vous prie... commença d'un ton diplomate le seigneur des Eyrié. Il se retourna ensuite vers Robert et lui adressa un regard amical et compréhensif. « Votre Majesté, je vous prie d'excuser le comportement de Lord Tully. Ses demandes ne sont pas déraisonnables. Vous l'avez constaté comme nous tous. La région sud du Trident a subi des destructions inégalées dans les Sept-Couronnes. Sans soutien, la maison Tully en plus de s'endetter pourrait se mettre en difficulté vis-à-vis de ses vassaux au Sud, et la dévastation prolongée de villes telles que Viergétang pourrait avoir de très mauvaises conséquences pour l'économie des régions au nord du Trident, peut-être même également pour le Val. Si le trésor royal ne suffit pas, nous pouvons éventuellement contracter un emprunt à taux préférentiel auprès de la banque de Fer de Braavos. Je suis sûr qu'ils accepteraient avec promesse de partenariat. Le Roi Fou détestait Braavos et c'était une animosité réciproque. »

- Jon, un million de dragons d'or !

La réplique de Robert était presque puérile, mais tout le monde pouvait le comprendre. Ce n'était pas une modeste somme.

- Ne pas répondre à la détresse du Conflans après deux ans de guerre pourrait envoyer un mauvais signal aux populations, Robert, avait répondu Jon sur un ton doux. Il avait délibérément usé du prénom de son ami, pour faire écho à sa familiarité et lui faire comprendre qu'il ne cherchait en aucun cas un échange antagoniste. « Si nécessaire, nous pouvons créer un conseil à la reconstruction pour faire expertiser les coûts. Mais je pense que c'est la bonne chose à faire. La décision vous revient, votre Majesté. »

Eddard se sentit le besoin d'intervenir à ce moment.

- Votre Majesté, j'appuie l'avis de la Main. Je le rejoins sur le principe. Si la question des financements pose trop problème, le Nord est prêt à s'engager pour aider le Conflans et les Sept-Couronnes.

- Tout comme le Val, s'empressa d'ajouter Jon Arryn à sa suite.

Robert les regarda quelques secondes puis poussa un fort soupir de résignation, presque théâtral. Il balaya alors l'affaire d'un revers de la main.

- Très bien, vous aurez vos dragons d'or. Il est hors de question que mon image soit ternie comme celle du Roi Fou. Je te laisse te charger de ça, Jon.

- Merci, votre Majesté, prononça humblement Hoster Tully, se penchant légèrement en avant pour lui présenter ses respects. Il semblait satisfait.

En face d'eux, Tywin Lannister ne semblait en revanche pas satisfait le moins du monde mais il n'avait pas non plus l'air de vouloir protester. Stannis, quant à lui, resta muet. Il paraissait avoir vu la valeur dans les arguments de Jon Arryn et s'en était tenu à cela. Un silence étrange s'installa quelques secondes, tandis que la plume encrée de mestre Pycelle travaillait le papier, sauvegardant pour la postérité tout ce qui se disait alors. Et alors, comme si cette discussion ne s'était pas tenue, comme si les camouflets du seigneur de Vivesaigues envers le seigneur de Castral Roc n'avaient pas été envoyés d'une manière aussi cinglante, le cours de la réunion reprit à l'injonction cérémoniale de Jon Arryn.

Mais il était vain pour Eddard de croire que ce prétendu premier conseil restreint des Sept-Couronnes se clôturerait aussi bien. Car lorsque le sujet final de la réunion tomba, la situation devint très vite imprévisible et incontrôlable. Et surtout, elle le déborda lui plus que tout autre.

- Vous voulez confier la gestion de Peyredragon… Au Nord ?

C'était la voix incrédule de Tywin Lannister. La façon dont il l'avait prononcé aurait dû offusquer Eddard, mais il ne put s'empêcher d'être d'accord. La discussion s'était en premier lieu concentrée sur les questions propres à l'installation du siège de l'île de Peyredragon et des îles des seigneurs du Détroit, notamment Lamarck et Pince-Isle. La Reine déchue Rhaella Targaryen et son fils, le prince héritier déchu Viserys Targaryen y étaient réfugiés, protégés jalousement par les maisons Velaryon et Celtigar. Les corbeaux messagers qui leur avaient été envoyés, leur sommant de se rendre et de livrer la reine Rhaella Targaryen, n'étaient jamais revenus.

La discussion avait alors pris un tournant étrange suite à un commentaire de mestre Pycelle sur l'abolition éventuelle de l'autonomie des seigneurs du Détroit et le rattachement des fiefs valyriens aux Terres de la Couronne. Et les choses en amenant d'autres, Robert s'était mis en tête de lui en confier la suzeraineté.

- Pas au Nord, lord Tywin, aux Stark. Je veux que Ned soit le seigneur de Peyredragon. Sa famille a énormément souffert à cause des Targaryen, ce n'est que juste rétribution de donner aux Stark ce qui leur appartenait.

En dépit de tout ce qui était arrivé, en dépit du malaise qu'il éprouvait désormais autour de Robert, Eddard ne pouvait pas s'empêcher d'être touché par l'affection de son ami. L'homme chérissait leur amitié sans ne se poser aucune limite.

- Votre Majesté, intervint aussitôt Eddard. « Je comprends votre enthousiasme et cela me flatte énormément mais ce n'est pas raisonnable. »

- Je suis d'accord, le soutint aussitôt Jon. « Votre Majesté, ce n'est pas possible. Peyredragon est une subdivision comme le Nord. Eddard est le seigneur de Winterfell et le gouverneur du Nord. Nommer un gouverneur sur deux régions souveraines, ce n'est pas réaliste. »

- Je veux que les Targaryen paient ce qu'ils ont fait. Ils nous ont pris Lyanna et ta famille, Ned, je leur prends le royaume et tu leur prends leur foutu fief. Je l'ai toujours vu de cette manière depuis le début, continua alors Robert, ignorant à moitié la réplique de Jon pour se concentrer sur lui.

Le Loup Silencieux de Winterfell vit sans mal le regard obstiné de son ami. L'homme tenait dur comme fer à son idée.

- Je suis du Nord, Robert, pas du Sud. Je ne saurais même pas quoi faire de ces îles…

La frustration se vit sur le visage du jeune roi. Etrangement, lord Stannis, d'entre eux tous, restait impassible. Lord Tywin semblait quant à lui extrêmement contrarié. Jon Arryn semblait mal à l'aise face aux excentricités de leur roi. Mais avant que l'un d'entre eux ne puisse même intervenir, Robert sembla atteindre l'épiphanie à en juger la lueur dans son regard.

- Si tu ne peux pas t'en occuper parce que tu viens du Nord, donne-le donc à ton bâtard qui vient du Sud !

Eddard n'eut même pas besoin de tourner la tête pour savoir quel genre de tête fit son beau-père à cette proposition. Quant à lord Tywin et Jon Arryn, les deux arboraient des expressions encore plus incrédules qu'auparavant, le premier tirant le même genre d'expression outragée que son voisin Tully.

- Si c'est une plaisanterie, elle n'a rien de drôle, roi Robert.

La réaction acerbe du Lannister n'avait pas attendu, mais la réponse de Robert fut tout aussi rapide et acerbe.

- Est-ce que j'ai l'air de plaisanter ?

Eddard ne sut même pas quoi répondre. En fait, il n'osa rien dire. La pire situation possible venait de se réaliser : le conseil restreint abordait le sujet de Jon. Et de la pire des façons. C'était comme si les dieux se moquaient de lui. Choqué, Eddard incarna à ce moment-là très fidèlement ce pourquoi on le connaissait. Il resta taciturne et en retrait.

Et tout se passa très vite, telle la tempête.

- Votre Majesté... Peut-être, hum, si je puis me permettre, au regard de notre droit royal, devriez-vous reconsidérer la chose... Il serait très mal avisé de déclarer un aussi bas-né sire d'un lieu aussi princier, d'autant -

- « Aussi bas-né » ? Le fils de Ned Stark avec Ashara de la maison Dayne, « aussi bas-né » ? Es-tu en train d'insulter mon ami devant moi à travers tes mots mielleux, Pycelle ?

- Non, votre Majesté. Je précisais bien humblement que confier un fief à un enfant illégitime au détriment de candidats disons, plus aptes, contrarierait un certain nombre de seigneurs...

- Comment crois-tu que ma famille est née, Pycelle ? Orys Baratheon était le demi-frère bâtard d'Aegon le Conquérant. Est-ce que vous croyez que j'ai quelque chose à faire de la bâtardise ?

- Non, Votre Grandeur... Mais il serait mal vu de donner le fief princier, traditionnellement donné à l'héritier des Sept-Couronnes, à -

- Je n'ai pas à savoir ce que représente cette île pour les Targaryen, je chie sur les Targaryen !

Eddard sentit le regard intrigué de son mentor se poser sur lui et sentit une sueur froide geler son échine. Celui indigné de Hoster Tully. « Lyanna… » Il invoqua dans son esprit le nom de sa sœur tel une prière. Eddard sut qu'il devait se ressaisir, mais le fait était qu'il était pris de court et ne savait pas mentir. Il connaissait ses limites et le pire n'était pas encore arrivé. Le pire était encore à venir, si jamais il n'arrivait pas à maintenir les apparences. Et parler maintenant était le meilleur moyen de rendre les autres suspicieux, encore plus que ne pas parler. Mais il décida de rester courageux et de ne pas garder les yeux baissés.

Jon Arryn qui l'observait jusque-là sembla interpréter son attitude comme une modeste réticence et intervint.

- Robert... Peut-être serait-il plus sage d'écouter mestre Pycelle et reconsidérer nos options. Confier la suzeraineté des fiefs valyriens au fils de Ned... C'est à Stannis que devrait revenir une telle possession.

- Pour perdre Accalmie ? Lord Arryn, vous délirez. Je ne veux pas de ce caillou lugubre.

La réponse de lord Stannis eut le mérite d'être claire. Mais l'attention de la salle n'était plus tournée vers Eddard et son petit Jon.

- Dans ce cas, un Redwyne pourrait seoir au poste... enchaîna alors le seigneur des Eyrié.

- C'est encore plus saugrenu, répondit de nouveau le seigneur d'Accalmie. « Je refuse qu'un de ces lâches du Bief qui m'ont assiégé pendant un an verrouille la Néra. Si vous tenez tant à ce caillou, rattachez-le donc au Val. »

Jon Arryn ne s'offusqua pas du manque de bienséance de lord Stannis outre mesure, mais le manque de coopération du seigneur d'Accalmie jouait avec sa patience. Il était clair que le rattachement de Peyredragon et ses dépendances au Val était une absurdité.

- Etes-vous vraiment tous en train de débattre sur la suzeraineté des Terres du Détroit ? intervint soudainement Tywin Lannister d'un ton cassant. « Ces terres appartiennent à la Couronne. Maintenant que les Targaryen ne sont plus, leur autonomie n'a plus lieu d'être et il n'y a aucune raison de confier leur gestion à un Stark, ou à un Redwyne, ou à quiconque sinon un membre de la famille royale. »

Et naturellement à Pycelle de l'appuyer, comme il semblait étrangement s'en faire une spécialité.

- Lord Lannister parle juste, mes seigneurs. En toute logique, hum... l'île de Peyredragon devrait revenir de droit au fils héritier de sa Grâce avec lady Cersei, intervint humblement le mestre. Tout le monde vit clair dans son jeu.

- Pour que sa mère lui murmure à l'oreille sur la marche à suivre et me tienne par les couilles pendant que je règne ? Vous rêvez ! Et vous encore plus, lord Tywin ! Cette île reviendra au bâtard de Ned Stark et vous aurez votre reine, alors ne discutez pas avec moi, je suis le Roi, je décide !

Les propos insultants de Robert furent les propos de trop. Contrarié par son attitude, Tywin se leva de sa chaise sans rien dire et se retira devant les regards confus de ses pairs. Quand Robert comprit que l'homme répondait à ses exigences par une chaise vide, il entra aussitôt en rage.

- Revenez ici, Tywin Lannister ! Je ne vous ai pas autorisé à partir ! hurla-t-il en se levant, sa harangue étant accompagnée d'un doigt impérieusement pointé dans sa direction. Mais Tywin ne daigna même pas se retourner en plus de ne pas répondre, et sortit de la salle. Le rouge monta au visage de Robert tant l'outrance sembla l'investir. « Ah ! Peste soit de cet homme ! »

Pendant ce temps-là, Hoster Tully le fixait de manière fort dédaigneuse. Eddard savait que l'homme n'avait pas digéré le fait que « le bâtard de Ned Stark » soit amené sur la table des négociations devant lui. Les Tully étaient des gens orgueilleux. Il ne fallut pas beaucoup de temps avant que le seigneur du Conflans fasse part de son opposition.

- Votre Majesté, j'insiste pour que vous reveniez sur votre décision. Vous ne pouvez pas céder la suzeraineté du Détroit à un simple bâtard.

Robert fronça les sourcils. Détourné de sa colère naissante, son ton n'en fut pas moins sec.

- Je le peux et je le ferais. Vos dragons d'or ne vous suffisent pas ? Faut-il en plus que vous contestiez mes décisions, Lord Tully ?

Que pouvait faire Eddard maintenant que lord Tywin était parti ? Il hésitait. Il ne pouvait pas se permettre de brouiller ses rapports avec Hoster Tully, le père de sa femme Catelyn. Mais il ne voulait pas envenimer la situation et mettre son petit Jon à risque. Peyredragon était le fief de Rhaegar Targaryen, et relier même de loin Jon au prince dragon était un risque immense. Chaque seconde de réflexion consacrée au nourrisson par Robert ou par quiconque était un risque.

- Peut-être serait-il judicieux d'écouter l'avis de Ned. Tu ne le lui as pas demandé.

- Et bien écoutons-le. Ned. Qu'est-ce que tu en penses ? Ton bâtard, sur Peyredragon.

Eddard tourna la tête en direction de Jon, interloqué. Puis en direction de son beau-père Tully dont il affronta à contrecœur l'œillade vindicative. Puis de nouveau en direction de Jon et Robert.

- Votre Majesté, écoutez… Je ne sais pas.

- Comment ça, vous ne savez pas, lord Stark ? Répondez à la question !

La voix imposante d'Hoster Tully l'avait presque coupé, tant sa réponse avait été rapide.

- C'est trop soudain. Je ne peux pas répondre si hâtivement, souffla-t-il.

- Parce que vous envisagez sérieusement la proposition ? Sept Enfers ! Vous vous moquez de moi ! Comment pouvez-vous déshonorez ma fille davantage, c'est un outrage ! Ce bâtard ne devrait pas exister, et vous envisagez en plus de -...

Hoster Tully s'était levé en parlant, son indignation montant en crescendo. Mais il s'interrompit tout à coup, comme s'il avait pris conscience que les cris étaient vains. Ou alors était-ce à cause d'autre chose. Toujours était-il qu'il fut silencieux quelques secondes.

- Non. C'est assez. Je ne peux pas en supporter plus, reprit-il alors simplement, avant de se tourner vers leur roi. Il n'accordait pas plus d'affection pour Robert que pour lui, à en juger son regard. Il resta toutefois respectueux lorsqu'il s'adressa à lui. « Roi Robert, je demande humblement votre permission pour me retirer. »

Robert avait l'air incertain devant l'attitude d'Hoster Tully et vint chercher le conseil silencieux de Jon Arryn. Ce dernier opina d'un regard au jeune roi, qui acquiesça alors au Tully.

- Accordé, clama-t-il simplement.

Sans même réclamer son dû, Hoster Tully s'en retourna et quitta la salle aussi promptement que Tywin Lannister avant lui. Robert poussa un soupir fatigué et vint s'asseoir lourdement sur son siège sous le regard peiné de leur mentor. Stannis Baratheon semblait toutefois relativement indifférent au déroulé de la situation.

Le mestre Pycelle se racla la gorge, signalant son intention d'intervenir.

- Votre Grâce, si je puis me permettre -

- Mets-la en veilleuse, espèce de vieux chacal baratineur, ou je te coupe la langue, s'exclama subitement Robert. Tous le regardèrent avec des airs surpris. L'expression de Pycelle aurait pu être hilarante si ce n'était pas pour la situation actuelle. Robert ne le laissa pas bien longtemps mariner dans l'incertitude. « D'ailleurs, dehors. »

Le mestre les regarda un instant, confus.

- Votre Grâce, sans scribe en présence de –

- J'ai dit dehors !

Le hurlement que poussa Robert s'accompagna d'un coup vif contre la table. Le geste fut si violent qu'Eddard jurait avoir senti les murs trembler. Naturellement, prenant peur devant l'imprévisible colère de leur roi, Pycelle se releva prestement dans un sursaut, comme s'il venait de regagner sa jeunesse, et prit tout bonnement la fuite. Il leur accorda à tous un rapide hochement de tête et disparut dans le couloir.

- Maudis soient ces enfants de putain !

La réplique de Robert marqua la venue du silence. Un silence qu'aucun d'eux n'eut l'intention de briser durant la longue minute qui suivit. Robert laissa son visage reposer dans ses mains, tandis qu'il se tenait accoudé sur son siège. Il semblait prostré, mais c'était compréhensible. Le silence perdura jusqu'à ce que lord Stannis se décide de constater l'évidence.

- Cette réunion est un vrai désastre.

Il eut le mérite d'arracher un rire nerveux à son frère aîné. Eddard sentit le regard de Jon Arryn, qu'il rendit respectueusement, puis ce dernier se tourna vers le seigneur d'Accalmie.

- Lord Stannis, si vous me permettez, vous ne semblez pas opposé à l'idée de voir le fils de Ned sur Peyredragon. Pourquoi cela ?

Alors son mentor l'avait également remarqué. Eddard se rendit compte qu'il n'avait pas halluciné. Lord Stannis semblait véritablement appuyer l'idée de Robert. Ce dernier regardait son cadet avec intérêt. Voyant que ses pairs attendaient une réponse, le cadet Baratheon finit par la leur accorder.

- Cela me semble évident, commença-t-il de son air austère. Eddard vit toutefois difficilement l'évidence dans cette idée absurde. « Contrairement à ces deux-là, je pense que c'est un geste intelligent. Au-delà de souiller l'honneur des Targaryen et de leurs maisons cousines, dont le sort m'indiffère, il n'en demeure pas moins que la zone doit être contrôlée par un homme de confiance. Comme l'a dit Robert, le Nord n'a pas été correctement rétribué en dépit du fait qu'ils ont investi le plus dans cette guerre. Mettre un Stark sur le verrou de la Néra, c'est assurer la stabilité de la région. »

Jon et lui se regardèrent. Le seigneur du Val avait l'air encore moins convaincu que lui.

- Cela me semble fort hasardeux... répliqua son mentor. « Je ne vois pas l'ombre d'une stabilité à l'horizon avec une telle décision. Les seigneurs du Détroit ne nous le pardonneront jamais. »

- S'ils savent ce qui est bon pour eux, ils lâcheront l'affaire et nous seront redevables d'être encore en vie. Et quand je parle de stabilité, je ne parlais pas d'eux.

- Qui d'autre ?

- Le peuple, tout simplement, lord Arryn. Vous n'êtes pas sans ignorer les nombreux clans de Premier-Hommes des vallées de Claque-Pince. Pensez-vous que les Velaryon ou les Celtigar ont la moindre emprise sur cette région ? Qui de mieux qu'un Stark qui vient du Nord, qu'il soit bâtard ou non, pour la pacifier et la réintégrer dans le Royaume ?

C'était étrangement cohérent. Eddard fut forcé de le reconnaître, et à en croire l'expression de Jon Arryn, le vieil homme semblait partager la même réflexion. Ce dernier s'était laissé aller sur le dossier de son siège et se tenait le menton de la main droite, plongé dans ses pensées. Mais ce n'était pas un argument suffisant pour le convaincre d'accepter cette offre.

- Dois-je conclure que vous étiez au courant depuis le début, lord Stannis ?

A cette question, le Stark fut très attentif. Si Jon Arryn avait vu juste, les rapports entre Robert et son frère cadet avaient définitivement changé. Le don d'Accalmie pouvait expliquer son alignement.

- C'est exact, répondit simplement le jeune Baratheon. Ce dernier le regarda un instant avant de continuer. « Pas dans les détails. Le bâtard n'était pas dans l'équation. Mais cela ne change rien. »

- La reine Rhaella n'acceptera jamais un tel outrage… souffla doucement Jon Arryn.

- Parce que vous pensez qu'elle survivra au siège, Jon ? intervint tout à coup Robert.

Les trois hommes présents le regardèrent. La réalisation de ce qu'avait sous-entendu l'aîné des Baratheon leur vint progressivement. Eddard sentit aussitôt le dégoût l'envahir.

- Robert, tu n'es pas sérieux ! s'écria-t-il sur un ton indigné. « Les meurtres de la princesse Elia et de ses enfants ne t'ont pas suffi ?! »

- Ned, quand vas-tu enfin comprendre qu'il s'agit d'une guerre !

- Mais cette guerre est finie, bon sang !

- Non, cette guerre n'est pas finie ! Peyredragon résiste toujours et des Targaryen sont toujours en vie !

L'obstination de Robert était terrifiante. Il n'arrivait plus à reconnaître son ami. Il pensait l'avoir quelque peu retrouvé à son retour sur Port-Réal, mais l'homme semblait toujours autant dévoré par sa haine de la dynastie Targaryen, ou alors était-il dévoré par ses ambitions nouvelles. Dans tous les cas, c'était de la démence. De la cruauté pure. Et la mort de Lyanna n'avait participé qu'à renforcer ses convictions macabres.

- Il s'agit d'une mère et de son fils, cracha-t-il presque d'indignation. « Par tous les dieux, elle est enceinte ! »

- Justement, rétorqua hargneusement le déjà tristement connu Usurpateur. « Et je n'ai pas besoin de plus de prétendants. Cette foutue reine incestueuse a déjà suffisamment pondu ! »

- Alors c'est ça ? Tu vas bâtir ta légitimité sur le massacre d'enfants ?

- Pas des enfants, Ned. Rien que du foutre de dragon.

Robert l'Usurpateur, c'était ainsi que leurs ennemis loyalistes l'appelaient. Et à cet instant-là plus que jamais, tandis qu'une lueur de haine se consumait dans ses yeux bleus, Eddard en constata la justesse.

Et il pensa à Lyanna. A Brandon. A leur père Rickard. Il pensa même à Rhaegar Targaryen. Ils étaient tous morts pour rien.


HOWLAND REED

283 A.C

- Acceptez l'offre.

Howland Reed n'avait pas été surpris par la réponse rapide d'Arthur Dayne. Pour être honnête avec lui-même, Howland aurait en fait été surpris du contraire. En dépit de ce que tout le monde avait cru, en dépit de ce que tout le monde avait naïvement accepté, le garde royal Arthur Dayne n'avait jamais rompu son serment comme avaient pu outrageusement les rompre Ser Barristan Selmy et Ser Jaime Lannister.

Le premier avait été honorablement vaincu à la bataille du Trident avant d'être soigné avec attention. Son adversaire ayant fait preuve de clémence à son égard et constatant la mort de son prince, Ser Barristan avait alors ployé le genou devant le roi Robert. La confusion de la défaite avait dû obscurcir son jugement puisqu'il avait ployé le genou et abandonné ses vœux tandis que des membres de la maison Targaryen vivaient toujours.

Le second avait rompu son serment de manière moins honorable, mettant à mort le roi comme s'il avait été une bête. D'aucun aurait dit que Ser Jaime était un Lannister, et qu'il avait la cruauté de son père dans le sang. Certains disaient même qu'il avait sciemment laissé les bannerets Gregor Clegane et Amory Lorch massacrer la princesse Elia et sa famille. En toute logique, un tel parjure aurait dû être gage de mise à mort immédiate… mais les indignations comme les actes de clémence de Robert Baratheon étaient à géométrie variable.

Toujours était-il que Ser Arthur Dayne en dépit de son alignement initial lui inspirait une solide confiance. Il n'était pas le seul. Quand lui, Eddard et leurs cinq autres compagnons, Ethan Glover, Martyn Cassel, Theo Wull, lord William Dustin et ser Mark Ryswell, étaient arrivés à la Tour de la Joie, où était supposément détenue Lyanna Stark, Ser Arthur Dayne n'avait pas été le seul à en défendre les lieux. Le lord commandant de la garde royale Ser Gerold Hightower et Ser Oswell Whent s'étaient tenus aux côtés de leur frère juré. Les trois hommes auraient pu les mettre en difficulté et plusieurs auraient sans nuls doutes péris dans la passe d'arme. Mais plutôt que le combat, ils avaient trouvé le dialogue plus profitable à tous. Si les deux hommes n'avaient pas trouvé le moyen de gagner Peyredragon, l'île étant soumise à un blocus majeur par la flotte alliée, ils devaient alors déjà se trouver en Essos.

La dure réalité résidaient dans le fait qu'en connaissant ces faits, ils conspiraient déjà tous alors que le roi Robert n'était même pas encore couronné.

- Certainement pas.

La voix d'Eddard résonna dans la tente. Prenant bien soin de ne pas être épié par d'inconvenants curieux, Eddard les avait convié lui et Arthur Dayne dans sa tente. L'homme gardait assez jalousement le petit Jon dans ses bras. Le nourrisson était calme et les observait de ses vifs yeux violets.

- C'est une immense opportunité.

- Ce n'est pas une opportunité, c'est un cadeau empoisonné ! Chaque seconde qu'occupe cet enfant dans les pensées de Robert ou de quelqu'un de trop perspicace est une seconde en trop. Et vous voulez faire de lui le seigneur-lige de Peyredragon ? Vous avez perdu l'esprit, Ser Arthur.

Le visage de l'intrépide garde royal semblait pensif. A force d'être en sa présence, Howland commençait à connaître ses expressions et il savait que l'expression que montrait l'Epée du matin ne témoignait que de peu d'inquiétude.

- Réfléchissez-y, lord Stark. Ce que vous nous avez rapporté ne peut pas être ignoré. C'est peut-être même une chance pour nous.

- En quoi est-ce une chance ?

- Parce que dans son obsession de saccager l'héritage du prince Rhaegar, l'Usurpateur…

- Ne l'appelez pas comme ça ! le coupa aussitôt Eddard d'un ton sec.

Arthur Dayne n'eut pas l'air d'apprécier qu'Eddard ne l'interrompt. Il n'en fit rien, et reprit.

- … le roi Robert est prêt à le mettre entre les mains de son fils.

- Vous ne répondez pas à la question Ser Arthur. Je ne vois toujours pas pourquoi c'est « une chance » !

- C'est une chance, parce que cela rapproche le prince Aegon des seuls véritables soutiens qu'il n'aura jamais vraiment. Les Velaryon.

- Parce que vous souhaitez en plus répandre le secret de son ascendance ? Vous êtes complètement irresponsable en plus d'être suicidaire.

- Lord Stark. Un secret aussi gros finira par sortir. Trop de gens sont déjà au courant. Les servantes de ma sœur, qui ont accepté de la faire passer pour sa mère. Vos compagnons, nous trois ici présents. Vous ne pourrez pas cacher éternellement son identité. Il est le prince héritier des Sept-Couronnes, c'est déjà une profonde atteinte à son honneur que de le faire passer pour votre bâtard. Il n'est pas destiné à rester caché, à passer sa vie dans le nord et subir le mépris de vos bannerets et de vos gens. Il est destiné à la grandeur.

- C'est le fils de Lyanna. Il est du nord.

- Il n'est pas du nord, c'est un Targaryen ! Vous ne pouvez pas lui refuser son héritage, pas quand il lui est offert sur le plateau de l'ironie ! Ce serait un sacrilège !

Howland observa le petit Jon. Ou Aegon, comme ses parents l'avaient nommé. Quand on connaissait la vérité ou qu'on en soupçonnait l'étendue, c'était indéniable. Ses yeux étaient ceux de Rhaegar Targaryen. Howland regarda Ser Arthur, et vit son expression déterminée. Mais une seule œillade en direction d'Eddard suffisait pour déceler son scepticisme. Le Loup Silencieux de Winterfell semblait inflexible.

- Si vous ne vouliez pas assumer son héritage, il ne fallait pas le prendre avec vous et nous laisser l'emporter en Essos.

- Vous savez très bien que ce n'était pas possible. C'est mon sang, et j'ai promis à sa mère de le protéger.

Arthur Dayne poussa un grognement frustré devant l'attitude inflexible d'Eddard.

- Votre entêtement me rend malade. Je vais seulement vous dire une chose, Eddard, s'exclama alors le Dayne. Howland remarqua aussitôt que c'était la première fois qu'Arthur Dayne s'était adressé à Eddard de manière aussi familière. Le concerné avait aussi haussé les sourcils. « Pour Lyanna, la question ne s'est jamais posée. Ni lorsqu'elle est partie pour le sud avec Rhaegar, ni quand ils se sont mariés sur l'Île-aux-faces devant les Anciens Dieux comme les Nouveaux. Ni quand elle l'a mis au monde. Elle l'a nommé Aegon. Aegon Targaryen. Le nom des plus Grands qui furent. Si vous tenez à respecter le vœu de Lyanna, alors respectez le jusqu'au bout. Elle n'a pas mis au monde un bâtard. Elle a mis au monde un roi. »


RHAELLA TARGARYEN

284 A.C

Rhaella Targaryen avaient vu sa prestigieuse famille s'effondrer sous ses yeux. Du tournoi de Harrenhal il y a trois ans, où tout avait commencé, jusqu'à aujourd'hui, alors que l'île de Peyredragon se mourrait sous un terrible siège. Elle avait vu toutes ses années la folie d'Aerys, son frère et mari, ronger son âme jusqu'à ce qu'il n'en reste plus rien d'humain. Elle avait vu ses nombreux enfants périr les uns après les autres, la plupart nés affaiblis ou mort-nés. Elle avait vu son fils aîné Rhaegar partir vers le nord pour ne jamais revenir. Il était mort au Trident, lui avait-on dit. Elle n'avait même pas pu rester avec sa chère Elia et ses adorables petits enfants. Dans sa paranoïa, Aerys pensait que garder Elia et ses enfants en tant qu'otages dans la capitale maintiendrait la principauté de Dorne dans son giron. Aerys soupçonnait les Martell d'être des traîtres, tout comme il avait soupçonné le monde entier de traîtrise. Maintenant, même Elia et ses petits-enfants étaient morts. Une mort abominable qui l'avait laissée encore plus affaiblie qu'elle ne l'était déjà. Elle avait senti son corps l'abandonner, le désespoir imprégnant ses muscles, sa chair et ses poumons.

Pour éviter leur éradication, les maisons Celtigar et les Velaryon avaient été contraintes de ployer le genou devant l'Usurpateur. Six mois de résistance maritime acharnée, qui avaient vu la disparition de nombreux des leurs, et de la presque totalité de leur flotte. Les deux-cent trières de la puissante flotte Velaryon n'étaient plus. Qu'allait-il se passer maintenant ? Alors que Lamarck et Pince-Isle avaient capitulées ? Rhaella le savait au fond d'elle-même. Ce monstrueux cerf et ses bannerets sanguinaires la massacreraient. Ils la violeraient encore et encore jusqu'à ce qu'elle ne sente plus la douleur, l'achèveraient comme une bête puis profaneraient sa dépouille. Rhaella n'avait plus la force de se battre. Elle était fatiguée. Mais pourtant, pour son adorable petit Viserys, elle le devait. Pour lui, et pour l'adorable petite créature qui n'attendait que de prendre son premier souffle. « Faites qu'il ne soit pas mort-né comme tous les autres. » avait-elle longuement prié. Pour lui, ou pour elle, elle devait tenir encore un petit peu.

- Poussez, votre Altesse ! Poussez !

Et Rhaella poussa autant que son corps le lui permit. La jeune Laena Velaryon, l'une de ses fidèles servantes, l'assistait avec calme. Elle avait uniquement réclamé sa présence. Rhaella sentit les larmes couler sur son visage, mais elle s'accrocha malgré l'horrible douleur qui la pourfendait. Elle n'en avait jamais ressenti de telle en dépit de ses nombreux accouchements, et ses cris de souffrances semblaient trouver un écho dans le lointain. A chacun de ses cris, à chacune de ses poussées, à chaque fois qu'elle sentait son bébé forcer sa voie, le tonnerre rugissait tel un dragon. Elle avait perdu les eaux lorsque la tempête avait commencé. Et les dix heures d'accouchement douloureux qu'elle avait traversé depuis avait fait se transformer la tempête en un véritable typhon.

Les échos vrombissants de la foudre faisaient trembler l'air comme la terre. Les murs sombres de la forteresse de Peyredragon s'illuminaient alors succinctement, comme pour lui exiger de se battre. Et alors Rhaella Targaryen se battit. Elle hurla, des pans entiers de son corps l'abandonnant tandis que la sueur s'entremêlait avec le sang. Mais elle se battit comme elle l'avait toujours fait.

- C'est bien votre Altesse ! Continuez, je vois la tête !

A chaque coup de tonnerre, à chacun des terrifiants flashs, divers moments de sa vie lui revinrent. Le sourire de son adorable Rhaegar. Les pleurs de son petit Viserys. Les rires d'Aerys. Les hurlements de feu lord Rickard Stark. Le corbeau annonçant la mort de Rhaegar. Puis d'Elia, d'Aegon et de Rhaenys. Celui d'Ashara, morte en couche aux Météores. Elle réalisa qu'elle ne sentait plus ses jambes, puis elle sentit la douleur la quitter alors que le tonnerre s'apaisa.

Mais tout aussi clairement que le Typhon auparavant, un petit cri investi tout à coup la pièce. Puis deux, puis trois. Des pleurs. Rhaella sentit de chaudes larmes couler de nouveau sur ses joues. Et Laena, l'air à la fois ravie et défaite, se porta auprès d'elle avec la chair de sa chair.

- Félicitation, votre Altesse… C'est une fille.

Laena pleurait. Rhaella savait pourquoi. Elle avait fini par le comprendre ces dernières heures, alors que la douleur pourfendait son corps tel un poignard. Elle avait déjà mis au monde de nombreux bébés. Le sang imbibait les draps bien plus qu'à l'accoutumé. Les mots n'étaient plus nécessaires. Elle s'était simplement contentée de rester forte, pour son incroyable petite beauté valyrienne.

Ce n'était pas une mort-née, comme nombre de ses frères et sœurs avant elle. Elle n'était pas à moitié décomposée, vêtue d'écailles et de petites ailes reptiliennes. Elle était vivante, s'époumonant comme la petite créature adorable qu'elle était. Elle semblait répondre à la tempête. Souriante, Rhaella approcha sa tête autant que son corps pu le lui permettre, sa fille posée sur l'oreiller. Elle était magnifique, un petit duvet argenté se reflétant déjà à l'emplacement où se tiendrait un jour une fière chevelure de dragon. Alors Rhaella se perdit dans ses yeux. Ses yeux magnifiques, d'un violet si profond et si vif qu'ils semblaient chatoyer de magie.

La fille née du Typhon, dans le supplice et dans l'amour. Elle était comme un joyau au cœur de la tempête.

- Daenerys… Elle s'appellera Daenerys Targaryen.

Les yeux de sa fille fixèrent les siens alors que ses pleurs avaient cessé. Lentement, Rhaella vint s'y baigner, bercée par leur profonde couleur, laissant la mélodie qui émanait d'eux la prendre. Elle sentait les cernes sous ses yeux l'enjoindre de les fermer alors que ses entrailles lui exigeaient le repos. Et tandis que son amie pleurait à leur côté, paisiblement, Rhaella s'endormit.

Et elle rêva de seigneurs Dragons aux cheveux sombres ou argentés et aux yeux imbibés de magie, chevauchant leurs gigantesques montures colorées, dansant dans les cieux.

Ce fut un rêve magnifique.


JON ARRYN

284 A.C

Jon Arryn contempla avec mélancolie les côtes de l'île de Peyredragon. Malgré son âge avancé, Jon n'avait pas beaucoup voyagé dans sa vie. Il avait succédé à la mort de son père en tant que seigneur des Eyrié et gouverneur du Val, et avait depuis lors mené une vie modeste et austère. Ses deux premières épouses, lady Jeyne Royce et lady Rowena Arryn, étaient mortes de maladie sans lui laisser d'héritier, ce qui avait toujours plongé Jon Arryn dans un souci perpétuel quant au devenir de sa maison. Il avait un temps cristallisé ses espoirs en la personne de Denys Arryn, son jeune et vigoureux cousin, mais ce dernier était tragiquement mort au combat, au plus fort de la guerre, à l'issue de la bataille des Cloches. Le destin de la maison Arryn et son influence vacillante sur le Val n'avait jamais permis à Jon Arryn de se concentrer outre-mesure sur ses loisirs les plus prenants, et les Sept savaient à quel point Jon aurait apprécié voyager. Alors il s'était contenté de faire voyager son esprit, grâce aux nombreux livres dont il était détenteur.

L'Île de Peyredragon était telle que les livres l'avaient souvent dépeinte. C'était une très grande île, dont le versant exposé à Essos était bordé de hautes et vertigineuses falaises, comme pour répondre aux excentricités et à l'immensité de l'Est. Le versant exposé à Westeros était bas, lisse et calme. Ses plages étaient faites de sable blanc et la végétation était, à certains endroits, presque luxuriante. L'Île semblait comme empreinte d'une dualité, un côté chaud, tempéré et boisé, un côté plus froid, océanique et dépourvu de végétations superflues. C'était une île à l'image de leurs occupants ancestraux. On ne situait pas bien dans les livres à quand remontait l'arrivée des Targaryen sur Peyredragon, mais les mestres s'accordaient pour donner le crédit à un certain Aenar, seigneur Dragon de l'antique Valyria, l'installation en ces lieux de leur puissante famille.

Contrairement à l'île de Larmarck, plus au sud-ouest, Peyredragon était une île assez peu peuplée. Sa beauté indéniable ne la rendait pas plus accueillante et le temps n'y était pas le plus coopérant. Comme le reste, il était à l'image de l'île, parfois agréable voire clairement estival : l'eau était alors limpide et chaude à tel point qu'elle était bien trop attrayante et agréable pour ne pas s'y baigner. Mais bien souvent, le temps était chaotique voire terrible, empreint d'une fureur irrationnelle et meurtrière. Comme l'avait constaté Jon il y avait à peine deux semaines. La flotte alliée avait perdu plus de la moitié de ses navires au cours d'un imprévisible typhon. On disait que l'amirauté n'avait pas vu venir l'orage, qui avait été encore plus soudain que ceux frappant Accalmie ou l'île de Torth. En moins d'une heure, la tempête avait pris une ampleur jamais égalée et avait emporté dans son sillage plus de dix mille hommes. Jamais la coalition en presque trois ans de guerre n'avait subie pareille perte.

Ce typhon avait toutefois permis la fuite de plusieurs navires Targaryen en direction de l'est et parmi lesquels se trouvaient apparemment les enfants de la reine Rhaella. La reine déchue était morte en accouchant d'une fille. Cette nouvelle avait sonné le glas de l'île. Fou de rage, Robert en avait ordonné l'assaut, et la semaine suivante, la coalition avait posé le pied sur les plages blanches du versant nord-ouest. La garnison en présence dans le bourg portuaire de Peyredragon, que les locaux nommaient Port-Dragon, n'avait rien pu faire. Ils n'étaient même pas mille, et le surnombre lors du débarquement les avait laissé impuissants. Voyant l'arrivée massive des rebelles, les locaux ainsi que les défenseurs de l'île s'étaient repliés en panique sur la forteresse de Peyredragon. Ils avaient courageusement tenu. Mais pour d'obscures raisons, les occupants de la forteresse avaient hissés le drapeau blanc à l'annonce de leur venue sur l'île. Ils avaient ensuite ouvert les portes à la vue de la délégation royale.

En traversant les portes sombres de la forteresse, Jon Arryn se rendit compte que les livres ne rendaient pas justice à ce qu'il put voir. Peyredragon était encore plus incroyable. L'influence architecturale de la dynastie Targaryen et de l'antique Valyria était sans commune mesure en ces lieux historiques. Les murs faits d'une pierre sombre, presque noire en bien des endroits, étaient hauts et très angulaires. Les murailles s'enchevêtraient de combles externes aux formes aiguisées, telles des griffes ou des dents de dragons. Le château et son donjon rappelaient eux-mêmes ces formes, en plus d'être parmi les plus grands châteaux que n'avait jamais vu Jon Arryn. C'était une vue grandiose et un grand moment de découverte.

La vue des occupants de la citadelle se chargea de nuancer son espiègle état de curiosité. Dès lors que lui et les autres membres de la délégation avaient posé le pied à terre, abandonnant leurs chevaux ou leurs confortables voitures, ils firent face à la misère du siège. Quelques soldats en miteux états se tenaient là, encore hésitants et surtout terrifiés, mais la grand majorité se trouvait être des femmes et des enfants. Ils portaient tous des haillons, tous semblaient atteints par la faim et la fatigue. Peyredragon avait été assiégée et mise sous blocus pendant plus de six mois, il était donc normal que ces pauvres âmes en souffrent. Jon s'empressa de ravaler ses sentiments de pitié à leur vue et se sentit soulagé en voyant que les troupes alliées qui investissaient dans le calme la citadelle se portaient à leur assistance plutôt qu'à leur ruine. Ces petites gens avaient déjà suffisamment souffert, et la mise à sac n'aurait été qu'une triste et inutile cruauté à ajouter de plus sur l'étendard déjà taché de Robert.

Ce dernier marchait devant lui, accompagné de plusieurs de ses généraux. Eddard était parmi eux, ainsi que plusieurs autres dignitaires nordiens. Voir Eddard et Robert dans une telle position inspira une immense fierté à Jon, lui faisant presque oublier l'angoisse de sa lignée mourante. Eddard et Robert étaient comme des fils pour lui et il était incroyablement touché de voir les jeunes garçons verts qu'il avait un jour accueilli être devenus des hommes aussi honorables et courageux.

Faisant le tour des lieux, la délégation finit alors par traverser les murailles du versant sud de la citadelle en passant par un passage appelé Queue-Dragon. Ils débouchèrent sur un très grand jardin dans lequel s'élevaient de nombreux grands arbres fruitiers, tels des châtaigniers et des églantiers. Au fond gisait même une sorte de marécage ou d'étang autour duquel fourmillaient fougères et rosiers, et au bord duquel se dressait ce que tous reconnurent avec humilité comme un immense barral. L'arbre-cœur se tenait là et les observait de son visage étrangement rieur, comme hors de place. Malgré la présence valyrienne multi-centenaire des Targaryen, il n'avait jamais été coupé comme les Andals l'avaient fait avec ceux du sud de Westeros lors de leurs invasions de jadis. Jon vit le regard admiratif d'Eddard, qui s'était figé à sa vue. Le tronc blanchâtre de l'arbre millénaire dominait en solitaire l'étang, tandis que ses branches osseuses et son feuillage rougeâtre s'étendait par-dessus les lieux, déformant la lumière pour lui donner ce halo surnaturel typique qui semblait rendre fous de contemplation les hommes du Nord.

- Cet endroit pue le dragon, mais ceci, mon ami, c'est un signe de tes Anciens Dieux, commenta avec amusement Robert après qu'il eut remarqué l'air hagard de Ned.

Ce n'était pas propre à Ned. Les bannerets de ce dernier semblaient eux aussi admiratifs de l'arbre, et semblaient comme plongés dans des prières. Autour d'eux, les autres dignitaires de la délégation les observèrent, les uns avec dédain et les autres avec amusement. Pour la plupart des Andals et autres peuples du Sud, la croyance des nordiens dans les Anciens Dieux était pour beaucoup un signe de leur culture prétendument primitive mais également une extension des mystères qui les entouraient eux et leur mystique pays.

- Continuons, s'exclama ensuite Robert, et tous reprirent leur marche, s'engouffrant dans le château.

Montant les nombreux escaliers, traversant pièces après pièces, découvrant les incroyables décorations des couloirs, les nombreuses statues d'obsidienne mettant en scène dragons, vouivres et basilics, ils parvinrent assez vite à la renommée salle du trône dont ils traversèrent les hautes et épaisses portes de pierre. La salle était très grande et le plafond si haut qu'il était difficile de le percevoir. La lumière se réverbérait sur le sol depuis des rayons diffus venant des meurtrières sur les côtés, cachées par d'étranges parapets verticaux en pierre et placés en créneaux. Une grande ouverture triangulaire au fond de la salle donnait sur une terrasse.

Mais plus que cela, ce qui attira tous leur attention n'était autre que l'imposant trône d'obsidienne au fond de la salle qui faisait obstacle à l'ouverture du fond. Situé légèrement en hauteur sur une plateforme, il reposait contre un étrange bloc géant d'obsidienne disposé en biais, peut-être à l'image d'une montagne acérée, peut-être à l'image d'une déferlante océanique, peut-être à l'image d'un dos de dragon… Jon n'était pas sûr. Le trône semblait comme incrusté dans le bloc de pierre volcanique.

Le trône d'Aegon le Conquérant. Celui sur lequel il avait siégé avant que le trône de fer ait même existé. Celui sur lequel ses sœurs-épouses s'étaient lascivement appuyées, caressant leur frère-époux et défiant toutes les inébranlables morales des andals de l'époque. Cette salle, dans son étrange sobriété malgré son apparente splendeur, symbolisait toute l'audace valyrienne des seigneurs Dragons de jadis.

Alors il suivit Eddard et Robert, qui faisait le tour du bloc par sa droite pour rejoindre la terrasse en extérieur. Il les vit s'appuyer contre les rebords marbrés du balcon, observant dans le silence l'île de Peyredragon qui s'étendait devant eux. Eddard semblait plongé dans une grande réflexion, et Robert attendait qu'il parle.

- C'est une très belle île. Elle n'a rien de l'île lugubre que mentionnait Stannis.

- Il y a même l'un de vos arbres sacrés. Que faut-il de plus, Ned ? J'ai laissé en suspens mon offre, mais ce ne sera pas éternel. Tu as voulu venir ici par toi-même pour voir les lieux. Maintenant je veux ta réponse.

Eddard les observa lui et Robert. Puis il revint à sa contemplation de l'île. Quelques secondes passèrent alors, mais finalement, un fin sourire s'étira sur ses lèvres. Il se retourna vers eux et les honora d'un humble acquiescement, l'air presque soulagé.

- J'accepte, souffla-t-il avant que le silence ne revienne. Puis ses yeux gris de Stark brillèrent de fierté. « Jon sera sire de Peyredragon. »

Un jeune Loup sur une île de Dragons.


J'espère que ce premier chapitre vous a plu. J'ai plein de choses à vous dire. Ou pas tant que ça, je ne sais pas.

En premier lieu, merci d'avoir lu mon chapitre ! J'ai pris un immense plaisir à l'écrire. Ca n'a pas été facile, j'ai des béta-lecteurs extrêmement exigeants en les personnes de Lexias et Sarhtorian, qui sont tout bonnement des puits de science sur l'univers du Trône de Fer. Lexias a déjà accepté de m'épauler dans la rédaction de cette histoire et vous aurez sans doute l'occasion de savourer sa plume sur certains points de vue à l'avenir. J'ai hâte de le voir à l'oeuvre.

Je suis encore très indécis sur la question du titre. Je pense que vous vous doutez où va cette histoire. Jon... Dany... Rhaenys... Sa tante... Sa demi-soeur... Oui, je vois votre tête, je vois la lueur dans votre regard. Une lueur clairement lubrique. Vous êtes tous déviants, moi je vous le dis. Ah ! Dragonspawn, foutre de dragon, frai de dragon, comme dirait le bon vieux Robert. Enfin, pas si vieux dans ce chapitre. Il n'était pas si vieux non plus dans la saga. Même pas 40 ans, ce bon Robert. Quoiqu'il en soit, si vous avez des idées en matière de titre, n'hésitez pas à venir me les communiquer. Je vous assure que j'en tiendrais compte puisque je délibère toujours et que les différentes parties de mon cerveau ne semblent pas venir à un consensus.

Je me suis posé aussi la question de si je publiais mes chapitres par compilations cohérentes de points de vue, ou si je publiais points de vue après points de vue. N'hésitez pas à me donner votre avis là-dessus. Je reste indécis, dans la mesure où l'idée de poster des points de vue à 1000 mots et quelques... Vous me connaissez. Ca ferait bizarre pour quelqu'un comme moi.

Pour mes lecteurs Naruto, ne vous inquiétez pas, le chapitre XI de Nidaime Kiiroi Senko est toujours en rédaction. Il me demande bien évidemment du temps. Beaucoup de temps et d'énergie. Il est aussi amené à être très long, le chapitre tourne en guerre et je dois gérer beaucoup plus de personnages et d'éléments que je le pensais. Je vous demande de vous armer de patience. L'attente en vaut la peine et la lecture n'en sera que meilleure.

Ce basculement sur l'univers de GoT me permet de souffler un peu et de maintenir mon inspiration en bonne santé. J'avais ce projet en tête depuis quelques mois déjà. J'avais souvent voulu écrire sur GoT mais jamais eu le courage de me lancer, par principe : j'évite absolument de me disperser. Mais j'ai jugé que je pouvais me le permettre. Et puis la saison 8 vient de finir. Je ne m'étendrais pas la dessus. Sans être une réponse directe style réécriture de la saison 8, c'est tout de même une réponse spontanée à ce que juge être un triste désastre. Trop de facilités scénaristique pour boucler odieusement la licence, une trop grande faiblesse des dragons suivi ensuite d'un pouvoir de destruction presque trop énorme... Des inconstances des personnages comme Jon, le basculement trop simple de Dany, bref, tout ceci fait que je me suis dit... Les autres se sont lancés dans l'aventure, alors pourquoi pas moi ?

Si vous cherchez des fanfictions GoT sympa à lire, je peux vous rediriger vers certaines fanfictions anglaises qui m'ont vraiment marqué. Je vous invite aussi à lire les livres, qui sont vraiment très sympa. Ma fiction sera essentiellement basée sur le tissu scénaristique de la sage littéraire, comme vous vous en doutez après la mention de certains personnages non existant dans la série, tel que Ashara Dayne, pour ne citer qu'elle.

Pour finir, si vous souhaitez me soutenir un minimum, pensez à me laisser un commentaire, même un petit, ça me fera très plaisir et ça me fera me sentir moins seul.

Je pense avoir dit l'essentiel. Je vous retrouve très vite pour un chapitre suivant.

A bientôt !

Ser Etsukazu