Encore une journée morne, ennuyeuse. Pluvieuse. Impossible de se déplacer sans la protection d'un parapluie. Tu n'en as pas besoin. Vêtu de tes vêtements de pluie et de ton casque, tu ne ressens que la froideur de la température ainsi que du vent s'insinuant sous tes habits. Freinant et n'omettant pas de mettre ton clignotant pour le chauffard derrière toi, tu tournes à une ruelle semblant inhabitée. Tu te gares et stoppes le moteur, t'assurant que ton scooter est bien visible pour la caméra de surveillance. L'engin n'est pas d'une marque extraordinaire, mais il t'a coûté une fortune et tu es prêt à tuer le salaud qui osera te le démonter ou, pire, te le voler. Tu pousses la porte, frissonnant sous la brusque chaleur, et retire ton casque, laissant tes cheveux sombres et légèrement bouclés rebondir sur tes épaules. Un coup d'oeil sur la pendule et tu apprends qu'il ne te reste plus que dix minutes avant que tu ne sois définitivement en retard. Tu te hâtes vers la pièce réservée au personnel et ouvre ton casier pour y fourrer tes affaires et récupérer ton tee-shirt de travail, ton tablier sur lequel est accroché ton badge avec ton nom marqué dessus ainsi qu'un élastique pour attacher ta chevelure. Tu grimaces. Rabattu ainsi en arrière, cela fait ressortir tes grandes oreilles décollées ainsi que ton gros nez. Tu complexes beaucoup dessus. Sortant enfin de l'arrière boutique et arrivant derrière le comptoir pour remplacer ta collègue derrière la caisse. Il y a pas mal de monde malgré le mauvais temps et les clients s'enchaînent tandis que tu reçois leur commande et leur fais régler la note. Ce sont surtout des personnes âgées et des étudiants et tu commences à penser que la pluie l'a dissuadé de venir. Tu retiens un soupir déçu. Toi qui voulait le voir…

- Un chocolat chaud taille XL et un chausson aux pommes, s'il vous plaît.

Tu relèves les yeux et retient in extremis ton sourire idiot en le voyant finalement devant toi. Tu acquiesces avant de prendre sa carte bancaire. L'homme a toujours cette mine fermée et ses yeux vert éteints, mais tu apprécies sa taille longiligne qui ne laisse pourtant pas de doute quant à l'existence de muscles. Même sa coupe Undercut et entièrement rousse te plaît. Il semble un peu plus vieux que toi et qu'il a été marqué par plusieurs mauvaises rencontres au vue de sa longue estafilade barrant son arcade sourcilière droite jusqu'au milieu de sa joue. Il n'a pourtant pas l'air d'un gars à faire n'importe quoi et sa façon de s'habiller démontre même qu'il est du genre à ne pas supporter la crasse. Rapidement, tu poses sa commande sur un plateau avant de le lui tendre non sans un sourire. Il n'est pas commercial comme avec les autres clients, il est petit, timide, comme si tu as peur de te rendre complètement ridicule. L'homme n'y répond pas, comme d'habitude, si ce n'est qu'il te fait son sempiternel hochement de tête en guise de remerciement et de bon courage pour le reste de l'après-midi. Ce simple geste te suffit à te faire rayonner et à te faire décréter que cette journée est belle malgré le mauvais temps. Du coin de l'oeil, tu le vois se diriger vers sa table habituelle, mais c'est sans compter la maladresse d'un inconnu qui vient le percuter sous tes yeux, renversant son chocolat sur son haut et faisant tomber son chausson aux pommes.

Tu entends le fautif s'excuser à répétition tandis que l'autre garde son calme olympien. Tu vois ta collègue se munir d'un chiffon imbibé d'eau afin de nettoyer le sol et le massacre. Aimablement, elle lui fait savoir qu'il n'a qu'à s'installer à sa table et qu'un employé lui apportera une nouvelle boisson et viennoiserie. D'une voix grave et peu forte, tu parviens tout de même à distinguer un faible "merci" en même temps qu'elle lui tend un autre chiffon humide pour lui permettre de retirer un maximum de chocolat. Le maladroit se présente, mais tu n'as aucune envie de mémoriser son nom, et lui demande de l'accompagner à sa table.

Pourquoi ?

- Je me sens vraiment coupable, vous savez.

Tu sers ta mâchoire alors que tu tends à fond l'oreille pour à la fois entendre la réponse du garçon que tu regardes depuis plusieurs semaines et pour gérer les commandes des trois clients restant. Une fois cela fait et après que tu ais constaté que la demande de l'autre dragueur n'a pas été refusé, tu sens qu'on tapote ton épaule. Tu reconnais Phasma, grande blonde à la mine souriante et, pour l'heure, narquoise, qui te montre du coin de l'oeil le plateau. Tu lui souris en retour pour la remercier. Elle, seule, est au courant du sérieux béguin que tu as envers ce gars et elle n'hésite pas à t'aider pour grappiller la moindre information sur lui. Stalker, peut-être. Glauque ? Sûrement. Mais tu t'en fiches et espères juste qu'il ne le remarque jamais. Tu quittes finalement ton poste de derrière la caisse, plateau en main, et te dirige vers lui. Il ne lève pas le regard vers toi, se contentant de te laisser assez d'espace pour poser ta charge. Tu t'en vexes légèrement, mais garde tout de même un visage neutre avant de lui souhaiter la bonne journée et retourner à ton poste. Tu vas remplir les bouteilles d'eau dans le frigo, bientôt suivit de boisson gazeuse de toute sorte et, du coin de l'oeil, tu ne manques de les surveiller discrètement. Tu reconnais aisément ce tic nerveux lorsque l'homme est agacé par quelque chose, mais se retient de l'exprimer. Par politesse, sûrement, mais surtout pour ne pas déranger les autres personnes présentent dans ce café. Ce n'est qu'au bout de quelques longues minutes plus tard, qu'une voix voix féminine appelle l'importun. Ce dernier finit par se lever et de lui annoncer qu'il avait adoré discuter avec lui.

- Tu parles. Il pouvait pas en placer une, oui, grognes-tu dans ton torchon.

Phasma ricane tout en rangeant les verres essuyés Elle sait très bien à quel point tu aurais aimé te retrouver à la place de l'enquiquineur et de pouvoir lui parler. Mais tu ne peux pas quitter ton poste comme ça et il est encore trop tôt pour que tu puisses prendre ta pause. Et puis, jamais tu n'oserais lui adresser la parole. Tu n'as aucune envie de te faire rembarrer. C'est déjà très dur pour toi d'admettre que tu préfères les hommes aux femmes, alors tu ne tiens pas à ce que ta fierté se fasse un peu plus malmener en te faisant prendre un râteau par celui que tu zieutes depuis pas mal de temps. Tu te déplaces, plateau vide et chiffon humide en main pour nettoyer la table à côté de la sienne et plaçant les mugs et assiettes sur le plat. Tu entends des bruits de clavier et devines qu'il est retourné à son travail. C'est toujours ainsi. Quatre fois par semaine, il vient à la même heure pour passer la même commande et va s'asseoir à la même table pour sortir son pc et travailler dessus jusqu'à la fermeture. Tu es bien curieux de savoir sur quel projet il bosse depuis des jours, mais tu n'oses pas aller le lui demander et tu sais bien que cela ne se fait pas. Alors la journée se termine comme elle a commencé. Toi le regardant, lui t'ignorant.

Lorsque tu termines ton service et te change, tu entends comme de drôles de voix à l'extérieur. Inquiet, tu te dépêches d'ouvrir la porte de service pour tomber nez à nez avec une bande de jeune en plein dans l'âge con, s'attrouper autour de ton scooter. Ton regard se fait glacial et ton expression dure tandis que tu leur demandes ce qu'ils foutent là autour de ton deux roues. Forcément, ils te parlent mal, clope au bec, et te sortent que tu n'as pas besoin de t'exciter, qu'ils font rien de mal et qu'ils ont le droit d'être là. Tu leurs dis alors de s'éloigner de ton véhicule et tu n'es pas surpris de les entendre refuser. Bande de petits cons ! Ils ricanent et t'empêchent de t'avancer, te bloquant. Okay, ils veulent clairement en découdre et tu ne comptes pas te laisser battre par une bande de lycéens tout juste bon à recevoir une bonne correction pour leur apprendre la vie. Alors, ta prise se resserre sur ton casque, prêt à l'utiliser, bien qu'ils soient plus nombreux. Ils sont une douzaine alors que tu es tout seul. Tu en vois même un sortir un petit couteau. Putain, mais ils débarquent d'où, ceux-là ? Tu résistes autant que tu peux, rendant les coups de toutes tes forces, il y en a même un qui en a gerbé dans un coin de la ruelle. Sur douze, ils ne sont plus que cinq et tu as réussi à envoyer valdinguer l'arme blanche et son propriétaire. Mais tu es, toi aussi, amoché et fatigué. Tu ne sais pas si tu vas suivre le rythme jusqu'au bout. Tu sens déjà que tu vas avoir droit à un coquard, des ecchymoses au ventre et une lèvre fendue. Ce n'est pourtant pas la première fois que tu te bats, mais tu n'es plus aussi endurant que dans ta jeunesse et tu n'as pourtant que vingt-huit ans. Un coup violent au visage te fait vaciller et les morveux en profitent pour se mettre à plusieurs pour te passer à tabac. Tu ne sais pas ce qui les fait s'arrêter, mais tu les entends se carapater au pas de course comme s'ils avaient le diable à leurs trousses. Bizarre, ils avaient pourtant le dessus. Tu te redresses en grimaçant de douleur, découvrant ton sauveur du moment. Tu pâlis en le reconnaissant. C'est lui et tu ne peux que te demander ce qu'il fait là. N'est-il pas rentré chez lui ? Tu le vois ranger son téléphone portable et s'approcher de toi. tu ne sais pas trop quoi faire, c'est la première fois que tu te retrouves dans cette situation. Non. C'est la première fois que tu te retrouves seul avec lui. Tu as honte de t'être retrouvé en difficulté devant lui. Tu détournes le regard, ramasses ton casque et te diriges vers ton scooter, voulant t'assurer qu'ils n'ont rien tiré ou abîmé. Ses bruits des pas t'informent qu'il s'approche de toi, mais tu continues à l'ignorer. Ta fierté a pris un coup.

- Je ne penses pas qu'ils reviendront, je les ai pris en photo, ça devrait les refroidir.

- Je m'en sortais très bien.

- … Je l'avais bien remarqué.

Son sarcasme te pousse à te tourner vers lui et tu découvres son visage aux traits énervés. Visiblement, il n'a pas apprécié ton manque de reconnaissance, mais tu refuses de te montrer faible face à lui. Ce n'est pas une question de fierté, cette fois. Finalement, tu le vois se retourner sans un mot et s'en aller. Tu soupires. Pour une première impression, tu viens de te foirer sur toute la ligne. Dépité, déprimé, tu finis par enfoncer ton casque sur ton crâne, enfiler tes gants et faire tourner ton moteur avant de disparaître dans la nuit.