Prologue : L'ombre d'un outrage

L'ombre.

Ombre noire d'un corps qui ne devrait pas exister, outrage vivant, outrage à des millénaires de civilisation, une civilisation immuable, permanente.

L'ombre, cette ombre qui me suit partout où mes pieds me portent, cette ombre qui est la mienne, qui me représente – bien malgré moi.

Ma mère me disait souvent qu'elle aimait le permanent, l'immuable, le tangible, le concret.

Par opposition à sa jeunesse éclatée, partie aux quatre vents, volée, alors qu'elle n'avait pas encore atteint son dixième printemps.

Ma mère, toute altière, froide, et fière qu'elle fut, avait des failles, je le sentais, sous sa tranquille assurance, sous ses dehors de femme forte, puissante, brillante, libre, comme elle savait se montrer. Comme elle l'était.

Pour un peu, j'oserais la comparer à une mante religieuse. Vous savez, ces insectes qui tuent le mâle après l'accouplement.

Ben voilà. Pour un peu, ce serait ça. Ce serait ma mère.

Pas très sympa, je vous l'accorde. Surtout quand on sait que les araignées et elle, pour faire court, disons que ça équivalait à un colloque entre la Corée du Sud et la Corée du Nord sur le sujet de la bombe atomique.

En un mot : explosif.

Mais il y a eu des fois, des instants, des instants fugitifs, où la mante et l'amante se confondaient, voire laissaient la place l'une à l'autre.

Ma mère, dans ces instants, redevenait une femme comme les autres. Douce, apaisée, non plus mante, mais au contraire, joli papillon, elle voletait, elle taquinait joueuse, amoureuse. Dans ses yeux gris, l'éclat se fait plus lumineux, des paillettes y dansaient.

Mais en ce qui concerne ses affaires, c'était un vrai requin.

Troublante dualité.

Vous devez vous demander qui aurait pu désirer une telle femme, une femme, une Amazone, presque, qui semble, à me lire, atteinte de troubles bipolaires, ou, pour faire plus simplement, foutrement compliquée ?

Ben la réponse est toute bête : mon père. Celui-là, je ne sais pas trop à quoi le comparer. Parfois, je pense à un phoque – notamment lorsqu'il s'avachit comme un con sur le canapé, qu'il se vautre – certes occasionnellement, mais quand même – dans une attitude des plus magnifiques en bouffant des cookies bleus à qui mieux mieux, en laissant plein de miettes à chaque fois. Maman, ça la faisait gueuler comme une dingue. Je la comprends, remarque... Foutre une pâtée à un tas de monstres mytologico-craignos, ça n'excuse pas tout nan mais oh !

Mais bon, étant donné que mon père faisait genre... euh... disons, trois bonnes heures de nage quotidienne dans la baie de San Fransisco, sorte d'heures sup' au black de son job de biologiste marin, les calories n'étaient pas trop sa priorité !

Puis, si les garde-côtes passaient, fastoche : môssieur restait sous l'eau jusqu'à ce qu'ils soient passés et basta. Ni vu ni connu.

Ouais, on est tarés, dans la famille, je confirme.

Tarés... ou très spéciaux.

Normal.

Je m'appelle Shell Jackson.