Désert des Mojaves, Arizona

Juin 2012

1 semaine apres Seattle


Fond d'écran noir. Grognements partiellement inaudibles.

'' — ...Comment ce putain de truc fonctionne...?

Bruits confus en arrière-plan. Choc.

— Merde!

Frottements.

— Allez! Saleté de...

L'image se focalise enfin et le sol désertique émerge brutalement à l'écran. Dévorant avec cupidité chaque centimètre disponible comme s'il cherchait à s'en abreuver, à assouvir une soif dévorante qui ne serait jamais complètement étanchée. Tragédie perpétuelle pour cet éternel insatisfait. L'aridité des plaines semble ainsi s'étaler à l'infini, l'alpha et l'oméga réunis dans une étreinte presque fusionnelle. Suspendu, le temps retient son souffle dans cet air torride et poisseux qui adhère désagréablement au corps comme une seconde peau. Le soleil, astre éphémère à l'horizon sous le couvert de la nuit tombante, projette malgré tout une pluie de feu ardent consumant tout indice de vie envisageable. Embrasant le ciel de ce vaste paysage lunaire comme s'il avait tout hydrophilisé sur son passage ne laissant pour héritage que cette terre décharnée. Déshydratée, asséchée, fissurée. Comme son coeur.

Rien ne bouge. Un raclement de gorge se fait entendre et Matt émerge lentement à la droite de l'écran. Il n'a pas beaucoup changé depuis la dernière fois. Il tousse, se racle à nouveau la gorge. Rauque et teintée d'hésitation, sa voix peine à filtrer la barrière de ses lèvres serrées.

— ... hu-hum, sa-salut...hum...Andrew...je...j-je voulais te dire q-que...que...que...

Les mots se refusent à être prononcés. Ils acceptent docilement le châtiment et restent emmurés dans leur prison dorée. Il ne peut pas. Il n'y arrive pas. Matt baisse les yeux et passe maladroitement la main dans ses cheveux. Pendant cinq longues minutes, la course du soleil se fige littéralement. Il n'y a même pas une brise de vent pour insuffler vie à quoi que ce soit. La mort rôde et hante ces terres mille fois foulées de la noirceur de son âme. Quand Matt relève enfin les yeux, c'est un aperçu de cet abysse que l'on peut y déceler, prémisse de la tempête intérieure qui fait rage.

— C'est...trop...dur...!...parvient à articuler Matt entre ses dents serrées.''

Le parfum insidieux de la démence s'amalgame au goût âcre et tendancieux de l'amertume. Le silence s'installe. Accablant, redoutable, oppressant. L'écran redevient noir.


Texas

Juin 2012

2 semaines apres Seattle


L'entrée du paradis ne pourrait être plus magnifique. Aérienne, l'Olympe sur son coussin blanc de sable chaud flotte au milieu de nulle part. Seule, isolée de tout. Paisible. Les marches de bois sculptées à même la pierre me transportent dans un autre monde, une autre vie. Gravée dans l'éternité, comme ton souvenir en moi.

Le ciel coule tel de l'azur liquide entre mes doigts. Je peux sentir dans sa caresse sa chaleur tiède, sa douceur. J'ouvre les bras et m'envole tel un Quetzal mythique, au-delà du temps et des réminiscences du passé. Baigné dans la grâce temporaire de l'oubli bienfaisant, je déploie mes ailes et je me libère de mes contraintes. L'effet est cependant, comme chaque trêve accordée par ce démon peu clément, de courte durée. Fugace, passager. À peine l'ai-je effleuré de mes doigts qu'il s'est déjà dissous. Je chute. Je m'écrase brutalement. Le poids de l'immensité sur mes épaules m'écrase et me tourmente. Y aura-t-il jamais un jour sans?

Matt s'avance vers le lac et s'enfonce au plus profond de celui-ci comme si l'eau pouvait l'absorber, l'engloutir tout entier ou dans le meilleur des cas le briser contre un rocher. Analogue à la mer dans son coeur agité, nouvelle pensionnaire qui le réclame constamment. Le noie. L'asphyxie. Elle ne lui laisse aucun moment de répit. Quand elle se retire, ce n'est que pour mieux refluer.

Assis au bord du rivage, il laisse ses doigts courir paresseusement à la surface de l'eau troublée. Il répète ce geste encore et encore. Jusqu'à une certaine forme d'apaisement. La bête veille cependant au grain, jamais totalement assoupie. Son instinct de prédateur sauvage constamment aux aguets, elle le traque, le nargue. Elle affectionne la félonie et le prend quand cela lui plaît. Joue de lui à sa guise. Il l'entend ronronner, tout près. Insatiable fauve à la volonté inébranlable.

Matt suspend soudainement son geste. Il suffoque. Ses épaules sont secouées d'un premier sanglot douloureusement échappé. Le barrage cède et se rompt temporairement. Le flot qu'il n'arrive plus à endiguer se répand, s'enfle au bord de la rupture. Trop-plein d'émotions qu'il ne peut plus contenir. Les larmes glissent, roulent, s'évadent. Aussitôt perlées au bord de la paupière qu'elles sont remplacées par d'autres. Et d'autres. Jusqu'au torrent inépuisable qui le laisse chaque fois faible et sans énergie. Creux et vide de l'intérieur. Aride comme le désert un jour d'été...


Jasper, Canada

Juillet 2012


Le profil de Matt, négligemment allongé dans l'herbe, est capté par l'écran. Devant lui, les imposantes montagnes s'esquissent à grands traits harmonieux. Immuables comme si elles avaient toujours existé. Témoins privilégiés de tous les événements. Guerrières impartiales et protectrices. Elles ont affronté la colère des Dieux, subies avec mansuétude le sceau capricieux des humains, les catastrophes naturelles, l'assaut des éléments...Et malgré tout elles demeurent et se dressent fièrement. Matt se met à rêver qu'il s'affranchit de la cage de son esprit châtié. Que son corps se délaye en infimes particules qui viennent se confondre aux peintures de ce tableau intemporel. Figé dans cette brèche illusoire de l'espace-temps qui ne se plie à aucune loi, il s'élèverait, fort et émancipé de ses chaînes pour enfin reprendre les armes. Les heures défilent ainsi, se succédant sans pouvoir être comptées. Le passage du temps n'a aucune prise ici. Pas de présent ni de futur. Avant n'étant plus une préposition invariable mais un adjectif elliptique tout simplement. Plus de jadis ni d'autrefois. Hier n'a jamais été. Comme si rien ne s'était passé.