INFO: Undying est terminée, mais ce n'est pas la fin de l'histoire ! Un deuxième volet était prévu à la base, si vous en vouliez bien, et ça a l'air d'être le cas, il y aura donc une suite. Merci mille fois de l'intérêt que vous portez à Undying ! N'hésitez pas à partager l'histoire si vous l'avez aimée : )
Chapitre 1 : Entretien avec une cinglée
Opening theme: Time lapse (Ludovico Einaudi)
New York, 2015.
La grande pomme, comme on l'appelle. Ironique, car mon histoire commence bien avec une putain de pomme. Une vraie. Plutôt grande, rouge à souhait, un rouge très vif, dure par endroits mais tellement tendre sur d'autres quand on sait où la croquer. Et le goût... acide, sucrée, douce, qui coule comme un nectar dans la bouche dont on ne peut plus se passer une fois qu'on y a goûté. Juteuse. Parce qu'on en veut encore. Et encore. Pour l'éternité.
Je divague ? C'est ce que j'aurais pensé aussi, je ne vous le cache pas, si quelqu'un venait me déballer ça. Honnêtement, à votre place, je n'y aurais même pas prêté attention. Mais moi, je souffre d'une petite altération particulière. Un trouble de la personnalité qui me rapproche de ce que l'on appelle la sociopathie. À cause de lui, je suis incapable de ressentir les émotions. Enfin, incapable. C'est le diagnostic qu'en feraient les médecins. Quoi ? Non, je ne suis pas allée consulter de mon propre chef. Enfin d'une certaine manière, si. Jocelyn Carter de son nom — et Joss pour les intimes dont je ne fais pas partie — chef du département de police du 8ème district où je travaille, m'a plus ou moins obligée à subir une évaluation psychologique.
Ah, une flic. Inspecteur, s'il vous plaît. Je ne me suis pas cassée le cul durant six ans pour que l'on m'imagine en train d'aider des mioches à traverser la rue, armée de mon petit panneau signalétique jaune fluo. Carter donc, m'a forcée à subir un soutien psychologique suite au décès de mon partenaire, Michael Cole. Un bon gars. Non, sérieusement, il était cool. Efficace, sérieux dans son boulot, habile à l'arme de poing, plutôt beau gosse. Des qualités que j'admire grandement chez l'être humain. Quand je dis que j'admire ce genre de choses, comprenez par là que je peux facilement amener la relation vers autre chose si l'envie m'en prend. Non, je ne prends pas en considération l'autre partie prenante: on ne me dit jamais non.
Est-ce que la relation a été autre avec Cole ? Peut-être. Je vous le raconterai avec une bonne bière, et pas blonde si possible parce que sincèrement, ça n'a pas de goût. Ce que je peux vous dire sans alcool par contre, c'est que c'était quelqu'un de bien. Un mec super sympa. Deux ou trois années de plus, et il aurait sûrement grimpé les échelons. Plus rapidement que moi, c'est certain. Mais peut-être que son ascension n'a pas plu. Le connaissant, il a sûrement dû mettre son nez là où il ne fallait pas. Et fatalement, quand sa couverture a sauté, sa tête n'a pas tardé à suivre. Je veux dire, littéralement. La voiture piégée, ça ne pardonne pas et ça ne laisse pas beaucoup de traces. C'est ce qui arrive généralement quand on enquête sur la pègre locale, mais qu'on n'a pas les bons alliés ni toutes les informations.
Quoi qu'il en soit, tout le monde l'appréciait dans notre division. Alors, lorsqu'il est mort, il y a eu la totale: les condoléances, les fleurs, les paniers-repas... sauf pour moi. J'étais sa partenaire, mais... vous vous souvenez de mon petit problème ? Le petit rouage qui tourne différemment dans mon esprit ? Je n'en parle jamais. Personne ne le sait. Ce truc, ce n'est pas un problème pour moi. Mais pour les autres... disons que les signaux n'ont pas forcément été envoyés là où il fallait, comme il le fallait. Il était midi douze lorsqu'un coup de téléphone de Carter m'a annoncé sa mort. Je me souviens de l'heure parce que je suis comme ça, j'observe beaucoup et je retiens énormément de choses, des détails la plupart du temps. Quoi, je suis inspecteur alors c'est plutôt rassurant non ?
Bref. J'ai raccroché, et j'ai repris le sandwich au pastrami que je mangeais. Ça aussi je m'en souviens, parce que je me rappelle clairement avoir réservé un sandwich au poulet à la cafétéria du commissariat ce matin-là. Et on m'avait assuré de m'en laisser un de côté. Je le sais parce que les sandwichs au poulet sont toujours les premiers à partir. Et lorsque je suis venue récupérer le mien à la pause déjeuner, et qu'on m'a annoncé que... non, je ne vais même pas continuer car rien que d'y repenser, ça m'énerve.
J'ai terminé mon repas et j'ai repris le dossier sur lequel je travaillais déjà à l'époque. Des cas de disparitions. Et de meurtres. Un tueur en série a priori, timbré comme tant d'autres, qui a pour habitude de laisser le numéro de sécurité sociale de ses victimes sur la scène de son méfait. Parfois, sur la victime elle-même. Quelle utilité, forcément, puisqu'on vérifie toujours l'identité de la victime par le biais d'analyses médicales ? L'autopsie nous confirme toujours le numéro. Je ne comprends pas ce genre de manies. C'est peut-être une forme de fétichisme, une forme de rituel.
Le crime ne peut pas être entier tant que la petite habitude compulsive n'est pas perpétrée. Mais ce qu'il y a de particulier avec ce tueur, c'est que ses crimes ne sont jamais violents. Il injecte un produit à ses victimes à l'aide d'une seringue — on peut nettement distinguer des orifices sur la nuque des victimes, caractéristique des marques laissées par les seringues — et il les laisse "s'endormir" tranquillement. Ensuite, il les dispose sur leur canapé ou bien dans leur lit, mains sur le ventre, paupières fermées. Il laisse toujours un bouquet de fleurs dans leurs mains, ou près de leur tête. Des azalées. Et avec elles, une petite carte sur laquelle il écrit "Pardon.". Trop sympa.
À cause de ces manies, on l'a surnommé Le Samaritain. Parce qu'il "prend soin" de ses victimes. Une fois, il en a même peignée une (les cheveux avaient été extrêmement bien démêlés et coiffés avec le plus grand soin). Bon, c'est un peu ironique aussi. Parce qu'avec sa petite carte et son petit pardon, il tue quoi qu'il arrive et c'est limite du foutage de gueule. Jusqu'à présent, on a toujours supposé qu'il s'agissait d'un homme. Mais moi, je pense plutôt qu'il s'agit d'une femme. Très intelligente, qui sait se substituer à d'autres identités, se fondre dans la masse et frapper par derrière. C'est totalement le genre de profil que je détecte. Et mon instinct ne m'a jamais trompée jusque-là. J'y vois l'œuvre d'une sacrée pute.
Mais je vous parlais de Cole, mon partenaire. Vous voyez, ça c'était l'illustration parfaite de ce que j'étais en train de vous dire : mon incapacité profonde à ressentir. Pourtant, je ressens clairement la colère. L'envie aussi, sexuelle généralement, mais pas que. Je peux avoir, comme là tout de suite, une très forte envie de castagne, parce que la sensation de rush lorsque je me bats est juste... enivrante. Oui, comme vous dites. La satisfaction de besoin immédiat. Et je suis comme ça. Alors forcément, ma vie de flic au jour le jour...
C'était très satisfaisant, au début. Au début. Mais malheureusement — et ce n'est pas faute de les avoir activement recherché — ce n'est pas tous les jours que l'on tombe sur une fusillade, un braquage ou une prise d'otage. Même un vol à main armée peut me suffire, s'il y a vraiment pénurie de crime. Mais ça ne dure jamais longtemps... le rush s'en va aussi vite qu'il est venu. À peine le temps d'échanger quelques coups de feu que tout est déjà terminé. Criminel appréhendé, mort ou blessé. Et c'est le retour à la normale. Alors je suis devenue inspecteur.
La psychologue gardait le silence. Ses lunettes carrées promptement posées sur son nez fin et droit, elle attendait paisiblement que je continue mon récit là où je l'avais arrêté la veille: mon choix de carrière, ma manière de procéder, mon manque d'intégration dans le service... Imperturbable. Voyant que je n'allais rien ajouter de plus, elle prit la parole pour la première fois depuis le début de l'entretien: «Vous ressentez toujours le besoin d'être extraordinaire ?» Je ne voulais pas le faire. La regarder avec dépit comme je le faisais maintenant. Mais avec ce genre de questions... «Non. Ce n'est pas ça. Je ne ressens rien.», m'entendis-je répondre d'une voix monotone. Je n'avais pas besoin de l'air incrédule qui s'était peint sur sa figure pour comprendre qu'elle n'en croyait pas un mot, ni de la question qui avait suivi: «Vous vous croyez immortelle alors ?»
Elle me regarda sans rien dire. Moi, je soutenais son regard sans le vouloir. Pour détendre l'atmosphère, je baissai les yeux sur la petite plaque de plastique noir qui ornait son bureau tel un chien de garde menaçant quiconque d'empiéter sur son intimité: Caroline Turing. Je parcourrai la pièce des yeux. Ça et là, sur les murs de couleur beige, des diplômes de psychologie soigneusement étalés derrière leur petite plaque de verre protectrice, accrochés comme des petits témoins de la réussite sociale de leur détentrice.
Psychologie du travail, psychologie clinique... Je n'étais pas capable de lire le détail des inscriptions de là où j'étais, mais elle avait été assez conne pour me laisser seule dans son bureau un jour. Alors oui, j'en ai profité. Quoi, si elle peut se permettre d'analyser mon intimité, je peux bien faire de même avec elle ? À son insu, certes, mais ça revient au même non ?
«Mademoiselle Shaw...», reprit doucement la psychologue pour capter mon attention de nouveau. Je m'empressai de lui donner ce qu'elle voulait; plus je m'exécutais rapidement et plus l'heure de la délivrance se rapprochait: «Je ne crois pas à l'immortalité. On est vivant ou on est mort. Il n'y a pas d'entre-deux.»
L'experte en psychologie hocha la tête. Ah, visiblement j'avais eu bon sur cette réponse-là. Elle griffonna quelque chose sur le carnet relié qu'elle utilisait à chacune de nos sessions. Avant d'entrer en consultation, je m'étais toujours demandée s'il s'agissait d'une technique visant à déstabiliser le patient — car c'était bien ainsi qu'elle me percevait — durant les entretiens. Lui faire croire que l'on écrit quelque chose de positif ou négatif sur ce qu'il vient de dire, ne pas cacher qu'on est justement en train de le noter, et attendre que ça suscite un brin de réaction chez lui. L'intérêt de cette question avait pris fin aussitôt qu'il était né, et ce dès notre toute première session, trois mois après la mort de Cole. J'en avais tout simplement déduit que la remarque devait probablement être neutre et qu'en plus, je m'en foutais.
La psychologue acheva sa phrase d'un coup de stylo parfaitement exécuté, puis reposa le-dit stylo près de son carnet. Elle joignit les mains et s'avança légèrement: «Je vois dans votre dossier que la vue du sang ne vous effraie pas. Si vous aviez pu exercer un métier autre que celui que vous avez actuellement, lequel auriez-vous choisi ?» La question était évidemment orientée. Je me demandai rapidement si elle ne me prenait pas pour une imbécile. Je décidai de rentrer dans le jeu, juste pour voir: «Chirurgien, bien évidemment. Vous l'avez dit vous-même: je ne crains pas la vue du sang.» Je pris soin d'ajouter à ma réponse le sourire le plus condescendant du monde.
Après tout, elle ne travaillait au commissariat que depuis peu. Elle était arrivée une semaine avant que Carter ne décide de m'assassiner mentalement en m'obligeant à suivre une thérapie avec elle. Elle me rendit mon sourire, y ajoutant une pointe de douceur inutile. Elle baissa les yeux et enleva ses lunettes. Dans le petit étui de cuir noir que je n'avais pas vu, un fin mouchoir de soie bleu dépassait légèrement. Elle le prit et s'en servit pour essuyer les verres de ses lunettes. Ce n'était pas nécessaire, car ceux-ci étaient si propres et si transparents que l'on pouvait même douter de leur présence. Elle ne pouvait pas voir plus clairement. La psychologue leva les yeux vers moi et planta son regard dans le mien: «Qu'est-ce que vous craignez, Sameen ?»
Plusieurs détails me traversèrent l'esprit. Fut-ce à cause de l'emploi délibéré de mon prénom, chose pour laquelle je me promis de me venger ultérieurement, la tonalité étonnamment sérieuse qu'avait pris sa voix, ou encore ses yeux... Délivrés de leur prison cadrée, les yeux noisettes me fixaient comme s'ils voulaient m'envahir toute entière. C'était une sensation étrange. L'espace de quelques instants, sa question flotta dans l'air de la pièce. Je m'autorisai un court examen de sa personne durant ce petit interlude, chose que je n'avais jamais faite durant nos deux mois de sessions quotidiennes.
La trentaine, l'air plus jeune que l'âge qu'elle devait sûrement avoir, elle était grande, élancée même. Ce détail me sautait aux yeux à chaque fois que j'entrais dans son petit bureau situé au cinquième étage du commissariat. Je le voyais avant qu'elle ne s'installe sur sa chaise de bureau rembourrée, croisant ses longues jambes interminables. Elle avait de longs cheveux châtains qui devaient onduler un peu lorsqu'elle leur laissait quartier libre. Je le devinais à sa façon de les attacher systématiquement en chignon ferré par cette même pince noire qu'elle mettait tout le temps. Ces détails-là, je les avais remarqués et mémorisés malgré moi. Déformation professionnelle ou caractérielle, je ne sais pas, mais ils m'avaient permis de me faire une idée simple et rapide de la personne qui allait avoir le plaisir suprême de me faire parler durant de longues minutes pour rien: une femme fragile, mince et empêtrée dans ses concepts pseudo logiques.
Mais ce n'était pas cette femme-là que j'avais en face de moi. La femme qui était en train de me regarder était étrangement... différente. Et ce visage fin, ces lèvres rouges et délicates, les sourcils finement épilés qui se fronçaient légèrement pour rejoindre les yeux inquiets qui ne me quittaient pas... De l'inquiétude ? Elle ne me connaissait pas. Elle ne savait rien de moi. Tout ce qu'elle possédait de moi se résumait à quelques lignes inscrites à la va-vite dans un dossier. Certainement par un de ses compères. Crédibilité zéro.
L'instant se rompit et éclata comme une bulle de savon. Je lui rendis son sourire et déclarai aussi doucement que possible: «Je vous l'ai dit, mademoiselle Turing. Je ne ressens pas la peur.» Elle cligna deux fois des yeux, puis sourit à son tour, presque faiblement. Le cadran derrière elle indiquait dix-huit heures. «Et la session du jour est terminée.», ajoutai-je en me levant. Elle tendit aussitôt la main vers moi en guise de salutation: «Nous avons progressé aujourd'hui, même si vous n'en avez pas l'impression.» Elle s'était levée en même temps que moi. Je pris la main qu'elle me tendait sans réfléchir. Nos sessions s'achevaient souvent ainsi. Je hochai de la tête puis rompit le contact en quittant le bureau du cinquième étage. Dans mon dos, je l'entendis préciser que la session de demain tenait toujours. Même heure, même endroit. J'évitai l'ascenseur aujourd'hui, lui préférant les escaliers. En descendant les marches, le parfum de la jeune femme me resta étrangement. Un mélange de musc et de fruit.
Ending theme: Something bad (Miranda Lambert & Carrie Underwo)
