Nos seize ans, à mon frère et à moi, furent peut-être la période la plus troublée mais la plus chère de notre vie. Je voyais René tomber dans la mélancolie comme on tombe en amour ; sa belle figure pâlissait alors que l'automne s'avançait, ses cheveux bruns bouclaient et s'allongeaient, ses yeux, d'habitude si vifs et clairvoyants, brillaient d'une lueur maladive et profonde. Il avait cessé d'écrire ses doux poèmes, sa prose romantique que j'aimais tant ; malgré mes tendres insistances, il laissait sa plume et son cahier s'empoussiérer sur sa table de travail. Il faisait de longues promenades dans le parc du château de nos parents, et il passait parfois des heures jusqu'à ce que l'on le retrouve, assis sur un banc, sous un arbre, un livre entrouvert dans les mains.
Il avait cessé de se confier à moi, sa chère soeur, pour murmurer au silence de sa chambre ses désirs et espoirs secrets. Une nuit, alors que je peinais à trouver le sommeil, je pris une chandelle et dirigeai mes pas vers la tour où il dormait. Les grands escaliers sombres, les teintures rougeâtres qui pendaient aux murs – couleur vaguement inquiétante, macabre -, et puis cette absence des bruits familiers que la nuit effaçait, m'effrayaient habituellement ; mais le visage de mon frère, languissant et malheureux, raffermit mon coeur.
Je le trouvai attablé à son bureau, la tête entre les mains, murmurant des paroles incohérentes. Il sanglotait. Il refusa de me dire quel mal le hantait, mais quelques mots qu'il ne put retenir m'alarmèrent. Je voyais la mort dans la noirceur de ses yeux. Une souffrance incompressible m'envahit alors, et, prenant les mains de mon frère dans les miennes, je m'offris comme compagne du terrible voyage. Fous que nous étions ! La vie est pourtant si brève, pourquoi hâter une séparation inévitable ? Car nous nous séparâmes, en effet, mais le souvenir de cette nuit – qui m'arrache encore maintenant des larmes de délice et de peine – fit une impression si forte en nos coeurs adolescents que ni l'un ni l'autre ne pûmes, plus tard... mais voici que je m'avance trop, lecteur, et la plume, de honte, me tombe des mains.
En cette terrible nuit, René me regardait si intensément qu'une prière enfantine – mais fatale - m'échappa : si seulement mon futur mari pouvait posséder le même beau, sombre, regard ! J'ignorais alors tout de l'amour, vivre avec quelqu'un comme mon frère me semblait si naturel, si idyllique, malgré ses sautes d'humeur et sa mélancolie, que je n'aurais voulu échanger ma place pour rien au monde. René le devina, sensible comme il l'était aux émotions d'autrui, et, prenant ma tête entre ses mains, il me parla en ces termes :
« Peut-être bien que c'est mal, peut-être bien que nous irons en Enfer, Lucie, mais quand je suis avec toi, j'ai l'impression de... voler, d'être libre... J'avais si peur d'être seul à ressentir tout cela ; j'ai cru que la distance calmerait mes ardeurs... » Sa voix s'éteignit. Cher lecteur, tu peux imaginer ma joie et mon désespoir en comprenant que nous étions liés, peut-être pour toujours, que nous serions condamnés à errer sur terre comme des âmes en peine s'il arrivait que nous nous séparerions.
Plus tard, couchés à côté de l'un et l'autre dans le lit, nous implorâmes Dieu de nous oublier. Mais le Destin a-t-il jamais entendu les prières humaines ?
Deux ans plus tard, René s'engageait dans l'infanterie. Je restai seule.
