Choix - ch1 : Reflets

Où est-il ? Qu'est-ce qu'il a fait ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Où est-il ? Qu'est-ce que je fais là ? Qu'est-ce que j'ai raté ? A quoi ça rimait tout ça ? Où est-il ? OU EST-IL ?
Carrie hurla dans sa tête. Elle était terrifiée. Elle sentait que la panique cherchait à creuser un trou dans sa poitrine, prête à déchirer ses vêtements, sa peau, sa chair pour atteindre son cœur et le broyer.
Où est-il ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Où…
- ARRETE. Tu vas arrêter maintenant, Carrie ? lui cria Quinn dans les oreilles.
Quinn, va te faire voir. Qu'est-ce que tu fous là d'abord ? Et tu te prends pour qui ? Ma putain de conscience, c'est ça ?
Son propre rire la mit mal à l'aise, mais la panique recula un peu.
Elle se força à fixer son regard sur le grand miroir qui occupait le mur en face d'elle.
Ok, elle était bien là.
Concentrez-vous sur ce que vous voyez, Madame Bézieux.
Je suis dans une chambre d'hôtel à Téhéran où je viens de passer les six derniers jours à attendre des nouvelles de Brody. Je suis assise par terre, adossée au meuble porte-bagages au pied du lit. Sur le lit derrière moi, il y a mon sac à main noir. Dans le sac à main, il y a un téléphone satellite. Dans le téléphone, il y a les derniers mots de Brody. Ils ne vont pas s'échapper, ni me parvenir aux oreilles, ni tourbillonner dans mon cerveau comme ils l'ont fait pendant ces deux dernières heures.
Je leur ai déjà dit que je voulais pas partir… Se réorganiser pour faire quoi ?... Partir, partir, pour aller où ? J'ai nulle part où aller Carrie… Je peux pas revenir aux États-Unis… Et qu'est-ce qu'on fera ? On se cachera ? Pour qu'ils te recherchent, comme moi ?... Je suis déjà passé par là, Carrie, et je recommencerai pas, et je te le ferai pas vivre… Et je te le ferai pas vivre… Et je te…
- ARRÊTE, ordonna Quinn.
Quinn, va te faire voir.
Concentre-toi, Carrie. Concentre-toi.
Pas de problème. Avec plaisir.
Je suis assise par terre dans une chambre d'hôtel et à ma gauche, il y a une porte-fenêtre qui mène à un balcon qui donne sur les montagnes. C'est là que j'ai vu mon reflet dans la vitre le premier soir. J'étais au téléphone avec ce connard de Saul et j'ai vu l'image d'une femme enceinte. C'était moi.
Je voulais être enceinte.
Quoi ? Bien sûr que non !
Enfin, pas vraiment. J'ai juste oublié de prendre ma pilule lorsqu'on était au lac la deuxième fois.
Enfin, je n'ai pas vraiment « oublié » de la prendre.
Putain, Brody, quand on baise, tu sais quoi ? Ce n'est pas vraiment baiser. C'est comme « faire l'amour ». Tu sais, ce truc dont ils parlent dans les magazines et les films à l'eau de rose.
C'est bien la première fois que je ressens ça. Oui monsieur. C'est pas mignon, ça ? Allez, on y ajoute les croissants du petit-déjeuner et on est bon pour le prix du couple le plus romantique de l'année.
Au fait, la prochaine fois, c'est toi qui vas chercher les croissants.
La prochaine fois…
Chhhut… Concentre-toi sur ici et maintenant.
Je suis assise par terre, je me regarde dans la glace et qu'est-ce que je vois ? Une idiote à moitié folle qui a gâché sa vie dans un boulot qu'elle voyait comme le boulot le plus important du monde parce qu'elle protégeait son pays adoré contre les méchants, et peu importait le coût en vies humaines, c'était des dommages collatéraux, des vies jetables - c'est vrai, après tout, c'était des agents des services secrets et des soldats, ils avaient choisi leur sacrifice alors, tout allait bien.
Sauf que non.
Ça n'allait plus.
Ça n'allait plus du tout.
La douleur qui l'avait déchirée lorsqu'elle avait vu le pick-up de Brody sauter sur une mine à la frontière avec l'Iran, la haine qui l'avait envahie quand Mike Higgins avait suggéré de lancer une attaque de drone sur la voiture pour couvrir ses arrières… Et aujourd'hui. Aujourd'hui, Saul lui avait dit de rentrer. Parce que c'était fini. Parce qu'ils laissaient tomber Brody..
Non, ils ne le laissaient pas tomber. Ils voulaient qu'il meure.
Les gentils qui travaillaient avec son pays adoré s'apprêtaient à le tuer.
Eh oui, ma chérie. Voilà comment c'est censé finir. Dis « Au revoir Brody ! », ramène tes fesses à la CIA, souris et remets-toi au travail, la vie continue, rien n'a changé, tout va bien, rien ne dure jamais de toute façon.

C'en fut trop pour elle. Quelque chose lâcha dans son cerveau.
Petit à petit, en silence, une torpeur l'enveloppa de ses bras rassurants.
Elle l'accueillit avec soulagement.
Des ténèbres teintées de rouge descendirent sur sa conscience comme un rideau annonçant la fin de la pièce, éteignant une à une les lumières de la vie.
C'était bien. Elle voulait que tout s'arrête. Elle ne pouvait plus continuer ainsi. C'était trop dur.
C'était inutile.
Alors elle lâcha prise. Elle ne pouvait plus penser. Elle n'entendait plus rien, ne voyait plus rien.
Et enfin, elle ne ressentit plus rien.
Elle s'abandonna au néant.


- Madame Bézieux !
Fermez-là et éteignez CETTE PUTAIN DE LUMIERE !
- Madame Bézieux, s'il-vous-plaît !
- Qu'est-ce que vous voulez ? Laissez-moi tranquille, marmonna-t-elle.
La moquette du sol était douce et légèrement humide sous sa joue. Elle voulait rester là pour toujours.
- Votre chauffeur est là, vous devez partir tout de suite.
Mais qu'est-ce que ces types racontaient ? Elle n'allait nulle part. Tout était fini.
- Voulez-vous de l'aide pour faire vos bagages ?
Sentant qu'ils n'étaient pas près de la laisser tranquille, elle réussit à ouvrir un œil. La lumière la brûla comme un rayon laser.
Elle vit qu'elle se trouvait dans une chambre d'hôtel qui lui semblait familière, tout comme les deux hommes penchés sur elle.
Ils la prirent chacun par un bras lorsqu'elle commença à se relever.
- Qu'est-ce qui se passe ?
Ils lui expliquèrent qu'il était près de minuit, que deux hommes l'attendaient à la réception et qu'ils avaient réglé sa note. Les réceptionnistes avaient essayé de l'appeler en vain sur le téléphone de la chambre pendant dix minutes, et avaient décidé de monter frapper à sa porte, puis étaient entrés avec un passe lorsqu'elle n'avait pas répondu.
Qu'il en soit ainsi.
Tel un robot, elle fit sa valise et les suivit, ne se demandant même pas qui l'attendait.
Ça lui était totalement égal.