Chapitre 1
Lorsque j'ouvre les yeux, il fait encore sombre. J'entends vaguement des goûtes de pluie tomber sur le toit de bois au-dessus de ma tête. Je ne peux m'empêcher de trouver ça étrange. L'été vient de débuter, et voilà qu'il pleut. Papa ne va pas être content. Il dit toujours que la pluie, c'est mauvais pour le bois. Dès qu'une goûte de pluie effleure le District, sa bonne humeur s'envole. Je ne comprends pas vraiment pourquoi. Moi j'aime bien la pluie. Elle rafraîchit après une longue journée de travail, elle chantonne en tombant, elle rafraîchit l'air trop lourd. Mais Papa lui, la trouve agaçante, nous empêchant de couper des troncs ou de vernir en extérieur, et encore moins de faire marcher les machines à papier. En fait, je sais pourquoi j'aime la pluie. Ici, dans le District 7, pluie est synonyme de vacances, ou du moins de repos.
Je ne suis pas fainéante, mais je dois bien avouer que travailler le bois à longueur de journée m'agace. Heureusement, il y a l'école. Moi j'aime bien l'école. Sauf lorsqu'on nous rabâche la vertu et la bonté du Capitole, mais ça, je ne le dis pas. Personne ne le dit. Tout le monde le pense, mais personne n'en souffle un mot à personne. Nous avons trop peur. Trop peur que les Pacificateurs viennent nous enlever pour nous torturer, ou pire, pour tuer notre famille. Cela arrive parfois, pourtant, que les hommes du Capitole trouve que quelqu'un en particulier parle trop. Alors, ils débarquent chez lui, et plus jamais on ne le revoit. Encore quelque chose qui met Papa de mauvaise humeur.
En fait, il y a trois choses qui mettent Papa de mauvaise humeur. La pluie, les Pacificateurs et la Moisson.
L'horreur me frappe tout d'un coup, alors que je traînasse sur mon matelas, à écouter la pluie tomber et à réfléchir à toutes ces choses. Aujourd'hui, Papa va être de très, très mauvaise humeur. Parce qu'aujourd'hui, il pleut et nous sommes lundi, jour de la tournée générale dans les quartiers du District pour les Pacificateurs. Mais surtout surtout, aujourd'hui, c'est le jour de la Moisson. Un garçon et une fille vont être tirés au sort et envoyés au Capitole, puis dans l'arène des Jeux de la Faim, les Hunger Games, où ils devront se battre à mort avec les autres tributs des autres Districts. Un seul en réchappera, tous les autres mourront, sous les yeux de leur famille, du Capitole, et de tous les Districts de Panem. Tous, nous sommes obligés de les regarder. Tous les soirs, pendant les Jeux, les Pacificateurs viennent vérifier que nous sommes tous devant la télé. Moi depuis que je suis toute petite, ça me fait horriblement peur. Voir ces enfants se tuer les uns les autres... Souvent, Papa m'ordonne de fermer les yeux tout du long, pour ne pas que je fasse de cauchemars ensuite. Je crois que je suis un peu trop sensible, et c'est assez horrible. Les quelques meurtres – c'est comme ça que Papa appelle les mises à mort des tributs, lorsqu'il est en colère contre le Capitole – que j'ai eu la malchance de voir, je ne cesse de les voir et les revoir dans mes rêves, au point de ne plus en dormir parfois. Tous les ans, pendant la période de la Moisson surtout. Mais pas cette fois. Hier soir, je me suis endormie comme une masse, et c'est seulement la pluie qui m'a réveillée, ce matin.
Ce qui paraît légèrement paradoxale, puisque cette année marque ma première Moisson. J'ai eu douze ans, le 17 mai, et ce jour-là, un bout de papier avec mon nom inscrit dessus a été déposé à l'Hôtel de ville. Cette année, je risque d'être choisie pour participer aux Jeux de la Faim. Et, contrairement aux autres années, je n'ai pas cauchemardé de ces visages déments d'enfants abattant une pierre sur le crâne d'un autre, ou bien en transperçant un d'un coup de lance, ou bien pire, en décapiter un à coup d'épée.
Je me fige dans mes draps humides, les yeux écarquillés. À présent que j'y repense, la bile me monte à la gorge, et je manque de vomir le peu de choses qu'il restait à avaler hier soir. Papa dit que c'est la crise. Tout devient plus cher. La viande surtout. Papa et moi n'avions jamais eu le besoin de se priver par le passé, mais les temps changent à présent. Aujourd'hui, c'est un miracle si je me couche sans avoir faim, le soir. Mais je ne me plains pas. Je sais que dans d'autres Districts, c'est encore pire. Comparé à eux, nous vivons presque comme des rois, ici. Je sais que dans le District 12 par exemple, les gens pouvant s'acheter du pain sont très rares, tandis que nous, dans le District 7, nous pouvons pratiquement tous encore nous en offrir au moins quatre fois par semaine. C'est un chance, j'en ai conscience. Alors un peu moins de viande, ça ne se remarque pas, tant qu'il nous reste du pain. Quand aux légumes, nous les faisons pousser, mon père et moi. En fait, c'est surtout moi qui m'en charge. Parfois, quand on en a trop pour deux, j'en vends aux voisins, et avec l'argent récolté, on arrive même à s'offrir un peu de confiture. Ça doit être aussi pour ça que j'aime la pluie. La pluie, c'est bon pour les plantes.
Un toussotement de l'autre côté de la pièce me tire de ma rêverie. Je me tourne vers la gauche et croise le regard de mon père, allongé sur son matelas, de l'autre côté de la pièce. Je lui souris, lui non. Comme je l'ai deviné, il est de mauvaise humeur. Une pensée me traverse soudain l'esprit et je me fige. Et si c'était moi qui était choisie pour partir ? Comme s'il avait lu dans mes pensées, Papa se redresse et me fait signe de m'approcher. Je m'exécute et vient me blottir contre lui. Je tremble de tous mes membres, c'est seulement maintenant que je m'en rends compte.
- Lily...
La voix de mon père me rassure. Elle est douce et ferme à la fois. Je sens tout mon corps se détendre, comme si le simple fait qu'il prononce mon nom soit une promesse, une promesse que ce ne sera pas moi. J'ai envie de le croire. Après tout, mon nom n'apparaît qu'une seule fois, tandis que d'autres de mon âge ont déjà du prendre de tesserae à cause du manque de nourriture. Je me dis que j'ai aucune raison de m'inquiéter, vraiment aucune. Ce ne sera pas moi, ça n'a aucune raison de l'être. Papa me sert contre lui et me chuchote de m'endormir. Il reste encore du temps avant que nous soyons obligés de nous lever. Je lui obéis et sombre rapidement dans un sommeil sans rêves, rassurée par sa présence auprès de moi.
J'ai dormis comme une pierre. Les oiseaux chantent dehors, la pluie a cessé. Papa fait griller un reste de bacon dans la cuisine. Je l'entends qui rouspète et qui tousse. La grippe qu'il a attrapé cet hiver semble ne pas avoir guérie totalement. Je m'en inquiète un peu, tandis que je sors me laver les mains dehors, sous le porche. Il fait beau, les quelques nuages de pluie qui s'étaient installés pendant la nuit se sont éparpillés. L'air est aussi doux qu'un duvet de canard, c'est une très belle journée, une journée comme je les aime. Une tempête couve pourtant, on la sent dans le regard des gens qui passent, ou dans les chuchotements que l'on entend par les portes et fenêtres ouvertes des maisons voisines. Ce soir, deux familles pleureront leur enfant perdu, tandis que les autres feront semblant d'être tristes pour eux, alors qu'ils ne seront que rassurés que ce ne soit pas le leur qui soit parti. Ce soir, deux malheureux prendront le train pour le Capitole, et mangeront ce qui sera l'un de leurs derniers repas. Ou peut-être pas. Peut-être que l'un d'eux gagnera et aura la chance de revenir dans ce cher District 7, pour le meilleur et pour le pire.
Je ne me fais pas d'illusion cependant. On gagne rarement, dans le District 7.
L'eau fraîche me réveille tout à fait, tandis que je me débarbouille le visage et me lave les pieds. Malheureusement, elle réveille aussi mon angoisse. Une boule se forme dans mon estomac, que j'essaye d'oublier sans grand succès. Je tente de me concentrer sur ce que je fais, mais c'est perdu d'avance. D'ordinaire, on ne se lave qu'en fin de semaine, le samedi soir. Mais aujourd'hui, c'est la Moisson, et aujourd'hui, tout le monde s'habille bien et se fait propre. Les années précédentes, bien que je sois encore trop jeune et Papa trop vieux, nous étions obligés de nous y rendre, et chaque fois, je portais une jolie robe blanche qui avait appartenu à ma mère. Cette année ne fait pas exception, hormis le fait que cette fois, je ferais partie du groupe de malheureux susceptibles d'être tirés au sort.
Mes mains tremblent tandis que je coiffe mes cheveux. Je n'arrive pas à écarter la peur, elle reste logée dans mon ventre, quoi que je pense, quoi que je fasse. Je finis pas me résoudre à m'y habituer, et je rentre à l'intérieur, où Papa et le petit déjeuner m'attendent. Nous grignotons un peu, mais le cœur est loin d'y être. Puis Papa file on-ne-sait-où. Je débarrasse la table, jette un coup d'œil aux légumes, dehors. Je cueille quelques pommes de terre, dans l'idée d'en faire une purée pour le repas de ce soir. Midi arrive bien vite. J'apporte un morceau de pain et du fromage à Papa, qui travaille dehors sur un vernissage. J'avale ma propre ration en l'observant s'échiner, mais ma gorge est si serrée que j'y mets du temps. Puis, à une heure, Papa se lave les mains, enfile une chemise propre et, me prenant par la main, il m'entraîne vers le centre-ville. Nous croisons des voisins, des amis. Quelques uns nous adressent un signe de tête poli, mais la plupart la garde baissée. Tout le monde a peur, c'est aussi simple que ça. Je sens mon cœur se serrer dès que je croise un visage connu. Et si c'était lui, et si c'était elle ? Cette fille, Laéna, elle est toujours assise à côté de moi, à l'école. Ce garçon-là, Tony, je joue parfois avec lui à chat dans la cour. Et celui-là, Roulio, on se croise tous les dimanche matins sur le chemin du lavoir...
Papa sert fort ma main entre les siennes, m'embrasse sur le front, puis va se placer derrière les files tendus, tout au fond de la place centrale, à l'opposé de l'estrade montée pour l'occasion. Moi, je lui adresse un dernier sourire que je veux rassurant, puis je me laisse entraîner par le flot d'enfants. On nous pique le bout du doigt pour prélever un peu de sang, et je ne peux m'empêcher de grimacer. Ça y est, je suis fichée au Capitole. Pinçant les lèves, l'estomac noué, je rejoins le groupe de filles de mon âge, et j'attends. Nous attendons tous. Certains ont la tête baissée sur leurs chaussures, d'autre se retiennent à grande peine de pleurer. Voir ceux-là me rend si triste que je m'efforce de regarder ailleurs, pour ne pas fondre en larmes moi aussi. J'ai toujours été comme ça. À ressentir trop fort les émotions des autres, comme si une partie de moi pouvait lire en eux. Je suis triste quand les gens autour de moi sont tristes, heureuse, en colère, fatigué, quand eux-mêmes le sont. Je crois qu'on appelle ça de l'empathie. Moi, j'appelle ça mon « détecteur d'émotions personnel ». Parfois c'est embêtant, et parfois non.
Je porte mon regard sur la scène pour éviter les yeux larmoyants de mes voisins. Sur l'estrade, un micro est installé, ainsi que deux grosses boules pleines de morceaux de papier, une pour les garçons, et une pour les filles. Sur l'un de ces bouts de feuille, un seul parmi tant d'autres, est inscrit mon nom. Je me demande où il peut bien se trouver. Tout au fond, j'espère, loin de la main de Romia Diktat, l'hôtesse du District, qui est chargée de piocher au hasard les noms de deux tributs. En parlant de celle-ci, elle – accompagnée, cette année, par une immense choucroute bleue pétante lui servant, je crois bien, de cheveux – est assise, jambes croisées, tête haute, sur l'une des trois chaises installées sur la gauche. Près d'elle, le maire du District, dont je ne connais même pas le nom soit dit en passant, fait grise mine, les yeux fixés au sol. La troisième chaise est occupée par Qié Balbibari, le dernier vainqueur en date du District 7. Je crois bien que Qié a gagné les 42ème Hunger Games, mais je ne suis pas certaine. C'était il y a longtemps, quoi qu'il en soit, je n'étais même pas encore née. En détaillant son visage, je remarque – comme toujours – à quel point les Jeux l'ont marqué. Outre le fait qu'il ait perdu la moitié du bras droit, son visage sombre aux multiples cicatrices et aux yeux hagards le démontrent bien. Observer cet homme détruit me retourne l'estomac, et m'amène même à me demander s'il n'aurait pas mieux valu pour lui qu'il meurt dans l'arène.
Bientôt, les va-et-vient de la foule cesse, et un silence, lourd et angoissant, s'installe au-dessus de la place. Le Maire se lève et entame son discours d'une voix éteinte et monotone. Je n'ai du entendre ces mots que quatre ou cinq fois, pourtant je les connais déjà par cœur, bien malgré moi. Toutes ces paroles à propos de la grande bonté du Capitole, et le rappel à peine dissimulé de l'extermination du District 13... Papa dit toujours que ça lui donne l'envie de vomir, et je crois que moi aussi. Parce que ce n'est rien d'autre que des mensonges, des menaces voilées. Mais on ne peut rien y faire, rien du tout. Après avoir rappelé toutes ces choses plus horribles les unes que les autres, le Maire énonce la liste des précédents gagnants du District. Il y en a eu 6 en 67 ans. La plupart sont morts, ou bien trop cinglés pour pouvoir servir de mentors aux tributs. Le seul encore capable de se tenir debout est Qié, avec son demi-bras et son visage détruit. Je crois qu'il se drogue, et j'arrive très bien à imaginer pourquoi. Je sais que, si cela venait à m'arriver et que je m'en sortais – ce qui paraît très improbable – j'en rêverais toutes les nuits, tout comme je cauchemarde de ceux que j'ai simplement vu à la télé. Mais une petite gamine comme moi ne sera jamais couronnée vainqueur des Jeux de la Faim, c'est certain.
Son discours terminé, le Maire retourne s'asseoir, cédant sa place à Romia Diktat, qui s'empresse, de sa voix haute-perchée typique du Capitole, de lancer le tristement célèbre :
- Joyeux Hunger Games ! Et que le sort vous soit favorable !
Elle a l'air si heureuse, si enthousiaste, qu'elle fait presque tâche à côté des visages blêmes et vides du Maire et de Qié. Sa choucroute bleutée a quelque chose de drôle, mais je n'arrive pas à saisir quoi. Avant que je n'ai eu le temps de vraiment y réfléchir, Qié se lève soudain et clopine jusqu'à la porte de l'Hôtel de ville, comme s'il ne supportait pas d'attendre une minute de plus. Je songe vaguement que j'aimerais vraiment, vraiment faire la même chose, mais Romia Diktat semble ne pas accorder la moindre attention au départ de l'homme. La foule retient son souffle tandis qu'elle annonce qu'il est grand temps de procéder au tirage. Je serre mes bras autour de ma poitrine et jette un coup d'œil aux filles près de moi. Leurs visages livides, leurs yeux fixes et résignés... Je reporte mon regard sur Romia, qui s'avance, perchée sur ses hauts talons, vers la boule de gauche en lançant son traditionnel « Les dames d'abord ! » et je l'observe fouiller parmi les papiers. Mon esprit est aussi vide que la chaise que Qié vient de quitter. Je ne peux qu'observer Romia en saisir un, revenir près du podium et le déplier. Une seconde passe, aussi longue que l'éternité. On pourrait entendre une mouche voler, mais aucune mouche ne semble vouloir oser braver ce silence de plomb. Enfin, la femme ouvre la bouche et s'écrie :
- Élisabeth Wiseman !
Mon cœur s'arrête de battre. C'est le nom de ma mère que Romia vient de crier dans le micro.
Mon nom.
