Cet été de l'année 1978 ne faisait pas exception à la règle dans le petit village paisible de Rodorio, tenu bien sagement à l'écart du monde moderne pourtant situé à quelques encablures de la capitale. Il faisait une chaleur suffocante en ce beau jour, beaucoup de villageois étaient de sortie – jeunes comme vieillards – notamment sur la place du marché où la population venait acheter des denrées de toute première fraîcheur. Rodorio n'était pas un de ces villages où quelques individus fortunés venaient trouver un peu de quiétude, à l'écart du monde. Les habitants vivaient simplement dans ces maisonnettes datant de la belle époque de la Grèce antique. Les croyances étaient restées figées dans le temps : tous s'en remettaient au pouvoir de la déesse Athéna – déesse de la guerre et bras armé de la justice. La venue fréquente de son représentant, le Grand Pope, constituait un évènement majeur dans la vie du hameau. Il donnait sa bénédiction à ceux qui l'imploraient, toujours accompagné d'une féroce garde rapprochée. L'homme aidait même les plus démunis de ses pairs en finançant un orphelinat ainsi qu'un dispensaire. La prospérité de cette terre se résumait simplement à sa présence et par extension, à celle du Sanctuaire. C'était ce que tout le monde s'accordait à penser.

Ces pensées étaient également partagées par l'ensemble des jeunes pensionnaires de l'orphelinat local. Nombreux étaient ces fils et filles de gardes du Sanctuaire à avoir été recueillis ici à la perte de leur parent. Bien souvent, les mères de famille partaient pour la capitale toute proche ne pouvant trouver un travail rémunérateur dans ce village vivant principalement de l'agriculture et de la poterie. Toutes les histoires étaient semblables. Certains retrouvaient un proche, d'autres non. Ceux-là étaient condamnés à rester dans l'institution.

« Carmen ! cria une voix d'enfant venant de l'intérieur.

- J'arrive, Alissia... soupira la susnommée qui était assise à l'extérieur contre un des murs de pierre de la bâtisse. »

La jeune fille avait visiblement l'habitude à ce que la petite l'enquiquine. Aussi, elle ne se pressa pas pour la rejoindre à l'intérieur. Le brouhaha incessant des enfants couplés à ceux des adultes lui faisaient regretter la quiétude de l'extérieur. Bon an mal an, elle se fraya un chemin vers la petite fille aux cheveux d'or joliment bouclés qui répondait au doux nom d'Alissia. L'enfant se trouvait dans un coin de la pièce, affairée à dessiner sur une feuille déjà bariolée de mille couleurs. Un sourire angélique vint illuminer ce visage alors que Carmen arriva à sa hauteur :

« Qu'est ce que tu fabriques ?

- Je fais un dessin… pour le Grand Pope ! Tu as oublié qu'il venait aujourd'hui ?

- Oui, heureusement que tu es là ! Et pourquoi tu m'as appelée ?

- J'aimerais que tu m'aides pour mon dessin. Je veux que ça soit le plus beau !

- Mais il est déjà très beau ton dessin… répliqua Carmen en analysant le chef d'œuvre donc les couleurs étaient encore plus étincelantes que celles du carnaval de Rio.

- Oui mais tu dessines bien ! »

Carmen manqua de s'étouffer à cette remarque. Elle ignorait d'où l'enfant tenait cette affirmation – affirmation totalement fantaisiste, d'ailleurs. A part les bonhommes bâtons, les soleils, les nuages… Dessins faits d'un coup de crayon dans lesquels elle excellait particulièrement. Son répertoire artistique s'arrêtait bel et bien là. Alissia... Pourquoi diable cette petite fille était autant attachée à elle, elle qui n'était pourtant pas d'excellente compagnie. Elle était même son exact opposé : à la blondeur candide de la fillette était associé l'ébène de sa chevelure, son teint laiteux au hâle naturel de l'aînée. De plus, Carmen était bien plus âgée que sa camarade d'infortune. Onze ans contre six pour Alissia. Nombreux étaient les enfants de cet âge dans l'institution. Seul le bleu de leurs yeux rapprochait les deux êtres. Carmen s'accroupit aux côtés de la cadette à la chevelure folle, la sondant, silencieuse :

« Je veux que tu me dessines une princesse ici ! désigna Alissia, prenant ce silence pour une approbation.

- Une princesse en plus ! sourit l'aînée. Bon… C'est d'accord.

- Chouette ! Mais c'est moi qui colorie ! répondit-elle tout sourire. Mais pourquoi tu ne fais pas un dessin toi ? Même les autres grands en font…

- Parce que si j'offrais un dessin au Grand Pope, il me jetterait au cachot tellement c'est moche, plaisanta-t-elle. Tu es sûre de toujours vouloir que je te fasse une princesse ?

- Tu mens… termina-t-elle dans une moue, suspicieuse. »

Pour seule réponse, la grecque n'obtint qu'un sourire entendu. Carmen était touchée par l'attention gratuite que lui portait la fillette ce qui la conduisait bien souvent à céder à ses caprices. Alissia respirait l'espoir et la joie de vivre malgré la perte de ses parents. Insouciance liée à l'enfance ? Très certainement. Mais sûrement pas ignorante de sa condition. Une nouvelle fois perdue dans ses pensées, la brunette finit par saisir un crayon et griffonner à l'endroit indiqué par sa camarade. Appliquée à la tâche, elle s'efforçait de ne pas faire une princesse-bâton atteignant par la même occasion un nouveau palier artistique. L'avantage avec les princesses résidait dans le fait qu'on ne devait pas dessiner des jambes – voire même les pieds, judicieusement cachés par une longue robe froufroutante. Une chose appréciable pour les fainéants du crayon ! Quelques instants plus tard et le massacre terminé, la copie fut rendue à la blondinette qui exultait. Mission accomplie.
Alissia l'ignorait désormais, trop occupée à offrir des couleurs à la princesse. Carmen profita de ce répit pour s'éclipser au dehors, loin de ce chahut ambiant qu'elle avait momentanément occulté pendant qu'elle conversait.

Les yeux plissés à cause de la vigueur du soleil de Grèce, la jeune fille se posta sur le perron de l'orphelinat, scrutant les badauds tout en sombrant peu à peu dans ses pensées. Les rues étaient très animées en ce jour de visite du Pope et le bruit lointain d'un cortège se fit entendre. Derrière elle, les animateurs et les enfants s'activaient eux aussi. Les uns fignolaient leurs dessins tandis que les autres les pressaient vers la sortie pour qu'ils profitent de l'évènement. Les galopins sortirent tous ensemble en courant, accrochant leurs œuvres à des codes à linge afin que les passants se délectent de leur talent artistique incontestable. Cela donnait l'impression qu'un orphelinat était un lieu où il faisait bon vivre, ce qui fit sourire Carmen à cette pensée. Elle n'était pas malheureuse, non. D'aussi loin que remontent ses souvenirs, la jeune fille n'avait connu que cette situation. Elle n'avait donc pas grandi avec les douleurs lancinantes qui tiraillaient ceux qui avaient perdu un être cher. Alissia était bien courageuse, malgré son jeune âge…
Les gardes firent leur apparition au coin de la rue et le Pope allait arriver d'une minute à l'autre devant l'établissement. La brune chercha son homologue blonde du regard, sans succès. Evanouie dans la nature. Kidnappée ? Son cœur manqua un battement. Visiblement paniquée, elle retourna à l'intérieur, fouillant les pièces une à une, de la chambre à la cuisine. Rien de concluant. Quand au coin de la pièce principale son regard tomba sur l'être recherché. Un soupir de soulagement franchit la barrière de ses lèvres.

« Idiote… »

La petite sursauta à la voix grave de son ainée. Celle-ci se dirigea prestement vers elle et la prit par la main en lui expliquant que celui pour lequel elle s'était tant appliquée allait arriver sous peu. Carmen lâcha la main de la tête blonde lorsqu'elles arrivèrent sur le perron. L'agitation était à son comble, le représentant d'Athéna sur Terre était là. Ne souhaitant pas se mêler aux autres, l'orpheline s'adossa contre un mur, admirant de loin la procession tandis qu'Alissia accourait en cherchant un emplacement pour accrocher son dessin. Tous étaient occupés. L'inconsciente alla même au devant du Pope, le lui tendant avec candeur. Carmen vit l'homme masqué, tout de blanc et d'or vêtu s'accroupir à la hauteur de la fillette sans rien entendre de leur conversation. Un sourire satisfait illumina son visage lorsqu'elle vit la feuille de papier dans la main du Pope. Alissia avait gagné son pari.


L'euphorie générale s'estompa au fur et à mesure que le Grand Pope s'éloignait de la ruelle desservant l'orphelinat. Le serviteur d'Athéna avait parlé brièvement avec les responsables de l'établissement, sûrement pour promettre plus de moyens à celui-ci. La fin de journée se déroula de manière bien plus calme. Chacun vaquait à ses occupations : certains lisaient, d'autres jouaient, d'autres encore profitaient d'un repos salvateur. Carmen quant à elle profitait de la fin de la journée pour se promener dans les rues de Rodorio qui étaient désormais bien calmes, loin du tumulte de la journée. A chaque coin de rue on retrouvait les vestiges de cette fête. Confettis multicolores et bouteilles de vin jonchaient les rues pavées du village. Comme à son habitude, l'adolescente réfléchissait silencieuse sans dire un mot aux rares personnes qu'elle croisait. Il y avait un endroit où elle souhaitait se rendre et ce fut bientôt chose faite lorsqu'elle aperçut la Méditerranée à l'horizon. Cette vaste étendue d'eau était source de bienfaits pour les habitants de la petite île proche d'Athènes : ils pouvaient y pêcher, s'y baigner tout comme irriguer leur terre. De plus, elle apportait un vent marin fort appréciable en ces jours de canicule. L'orpheline arriva au bord de la côte, perchée à une falaise de calcaire surplombant la mer. Athènes était droit devant, resplendissante. L'Acropole, symbole de sa puissance d'antan brillait dans la nuit tombante. La vie de l'autre côté devait être si différente… Souvent elle se prenait à l'imaginer.

« Tiens, tu es là toi… »

Carmen sursauta à cette voix masculine qui était loin de lui être inconnue. Toujours avec ce ton désagréable, presque hautain. Sourcils légèrement froncés, elle détailla l'individu de ses yeux clairs. Le jeune homme âgé d'à peine quinze ans se prélassait en toute quiétude contre un olivier dont le tronc épais dissimulait partiellement sa chevelure hirsute aux reflets auburn. Lui aussi était orphelin, et lui aussi n'avait aucune chance d'être adopté, étant beaucoup trop âgé pour intéresser quiconque. Franc, déterminé et bagarreur à ses heures, il se laissait rarement impressionner, son sourire affirmé suspendu à ses lèvres dissuadait même les plus téméraires. Tout dans son attitude respirait la confiance.

« Ça serait plutôt à moi de faire cette remarque, Mathis.

- Mathias, je n'aime pas ce nom.

- J'avais oublié. Qu'est ce que tu fais là ? Tu devrais être en train de te battre avec un des petits à cette heure-ci…

- Je regarde Athènes, lâcha-t-il songeur. »

Athènes… Lui aussi y pensait ? Elle qui croyait qu'il se complaisait bien à Rodorio… Carmen s'assied à ses côtés, le silence régnant entre eux. Seuls le bruit des vagues et celui des criquets habitant les bosquets alentours apportaient un soupçon de vie à cet instant. C'était bien plus appréciable que les habituelles gueulantes de son compagnon.

« Tu rêves d'y aller ?

- Ce n'est pas un rêve. J'irai !

- Pourquoi ? Tu n'es pas bien ici ?

- Tss… Tu comprends rien. A Rodorio, il n'y a rien à faire pour des enfants comme nous. Je n'ai plus de parents, plus rien ne me rattache ici. Je veux juste partir, travailler, vivre…

- Je comprends très bien, souffla-t-elle.

- Et toi ? Tu comptes moisir ici ?

- Non.

- Alors qu'est ce que tu attends ?

- Ce n'est pas si simple ! Qu'est ce que tu veux que je fasse à Athènes ? Je n'ai pas l'âge de travailler, comme toi ! Tout ce que je peux faire, c'est attendre.

- Ouais… Je suis sûr que tu ne fais rien pour provoquer le destin.

- Tais-toi Mathis, lança-t-elle excédée.

- C'est Mathias ! »

Nouveau silence. A quoi bon continuer la discussion si celle-ci s'envenimait ? Il avait raison, Carmen en était consciente. Mais elle ne pouvait actuellement rien faire, subissant son destin. Comment aller de l'avant lorsqu'on ne connaît même pas les bases de son existence ? La jeune fille n'avait aucun souvenir de ses parents, de ses proches, ignorant même si elle était grecque ou non. En même temps, avec un prénom comme le sien, difficile de croire qu'elle n'était pas espagnole. Dans ce cas, comment avait-elle atterri ici ? Sa quête du passé occultait sa vision de l'avenir. Mathis tout comme Alissia étaient tournés vers l'avenir, de manière insouciante chez la blondinette et avec force et courage chez son interlocuteur. Elle marchait à contresens du cours de la vie, vers le passé, les fondations de son être. Ses interrogations ne trouveront sûrement aucune réponse. Cependant, elle se sentait incapable d'avancer, d'écrire une nouvelle page de son histoire tant que les premières, les fondamentales, n'y figuraient pas. Mathis avait vécu une rupture et de cette rupture il ressent un besoin incessant d'avancer, quitte à se battre envers et contre tous. Sa vie se résumait à une ligne continue et avait toutes les chances de perdurer, à moins qu'une lueur d'espoir vienne interférer avec ce chemin tout tracé, sans goût, chemin dans lequel l'adolescente n'aspirait pas.

« Au fait, j'ai croisé ton ami tout à l'heure. Il semblait te chercher… »

Une lueur d'espoir ? Cela ne pouvait être que cet homme… Galvanisée par cette annonce, ses jambes la portèrent à nouveau puis elle pivota en direction de la rue toute proche. C'est à cet instant qu'elle le vit, adossé contre un mur, sa chevelure aussi brune que la sienne flottant au gré du zéphyr iodé de la mer toute proche. Une joie retenue se lit sur le visage hâlé de l'orpheline alors qu'elle parcourait la distance qui les séparait.

« Tu es revenu…

- Tout juste. Pardonne-moi pour cette longue absence, j'ai été très pris…

- Tu travailles trop…

- Il le faut, Carmen, lui dit-il d'un ton paternaliste. Allons, je te raccompagne, il est tard.

- D'accord… »

Elle jeta un regard à Mathis qui n'avait pas bougé de son olivier et reprit la route en direction de l'institution. L'adolescent resta encore un long moment à regarder la métropole d'un air conquérant…


Les deux amis marchèrent pendant presque une demi-heure, faisant quelques détours de manière à poursuivre leur conversation. Carmen racontait au jeune homme sa journée, ses craintes de l'avenir, la recherche de son identité et d'autres sujets qui la tourmentaient. Son interlocuteur, bien plus âgé qu'elle, lui faisait part de sa vie à Athènes et ailleurs, ayant énormément l'occasion de voyager dans son travail. Les scènes et les environnements qu'il lui décrivait paraissaient plus vrais que nature. Une fois arrivés devant l'orphelinat, la résidente des lieux grimpa les quelques marches du perron avant d'être interpellée par son compagnon de marche :

« Tu veux prendre en main ton destin ? »

Elle se figea. Sa voix était pleine d'assurance et le contenu de ses paroles était du plus mystérieux pour la cadette. Il avait certainement entendu la discussion au pied de l'arbre. Un silence pesant s'installa tandis que Carmen regarda l'individu du coin de l'œil, n'osant se retourner vers lui, comme honteuse d'avoir été si faible et lâche.

« Je vais repartir demain soir. Je te propose de m'accompagner, si tu le désires. Mais prépare toi à tout abandonner, il n'y aura pas de retour en arrière possible. »

Nouveau silence. Son ton était si solennel, presque distant envers celle qui lui était pourtant très proche. La chaleur habituelle que dégageait son être semblait s'être désagrégée, elle avait froid.

« Si tu es partante, viens me trouver près du grand rocher en face de la falaise en fin de journée. Ne prends aucun bagage, tu n'en auras pas besoin. »

Quelle conclusion inquiétante… Quand elle reprit ses esprits, son ami était déjà parti, absent de son champ de vision. Etait-ce cela, la lueur d'espoir ? Cela avait tout l'air d'un plan totalement hasardeux, ubuesque. Devait-elle prendre le risque ? L'orpheline avait une journée entière pour se décider.