J'entends la pluie crépiter sur le toit et cogner avec force ses gouttes contre la vitre. Le ciel est sombre, ce soir. Une dernière clope et je vais me coucher... Je suis fatigué, mais j'attendrais cette nuit encore. Je sais qu'il viendra. Je le sais. C'est toujours le cas, lorsque nous parvenons à atteindre une auberge et à avoir chacun une chambre. Et qu'il pleut... Mais j'aime cela. Oui, ce soir encore, je l'attendrais, comme le je fais tous les soirs de pluie, depuis que...

Il pleuvait à verse, ce jour-là... Je m'en souviens. Il s'était réfugié dans sa chambre et restait enfermé depuis plusieurs jours dans un mutisme profond dont nous ne parvenions pas à le sortir. Tout ce que nous réussissions à obtenir de lui était, parfois, un regard furieux de bête traquée et prête à se défendre. Ou un mot cinglant comme un coup de fouet. Ce soir-là, Sanzo-sama ruminait sa haine et ne laissait personne s'approcher.

Goku boudait dans un coin, vexé du mépris évident de Sanzo. Hakkai continuait à porter au bonze ses repas, qu'il rapportait quelques heures plus tard. Intacts. Il souriait toujours, mais plus que jamais, son sourire avait l'air d'un masque figé. Et dans ses yeux verts se tapissait l'inquiétude...

Ce soir-là, quand j'étais rentré de l'auberge, après avoir trop bu, pour tromper mon ennui, Hakkai m'avait chargé de porter son plateau à Sanzo.

En pénétrant dans la pièce, j'avais été frappé de la tension qui se dégageait du moine. Une tension forte, perceptible, presque palpable. Nervosité, rancune... Et douleur. Il ne m'accorda pas même un regard, le front collé contre la vitre glacée. Les ombres dansaient sur son visage fermé. Je suis resté là un instant à l'observer, me demandant si le bonze avait seulement remarqué ma présence.

― Qu'est-ce que tu attends, kappa de merde ?

Ah, si : manifestement, le bonze a noté ma présence...!

Charmante humeur, ce soir encore...

Sans plus faire attention à moi, il glissa une cigarette entre ses lèvres, avant de saisir son briquet. Clic.. Clic... Clic... Furieux, il jette avec rage son briquet récalcitrant à travers la pièce et celui-ci me rate de peu... Un acte manqué, me suis-je demandé l'espace d'un instant, en l'observant écraser d'une main rageuse sa clope enter ses doigts.

Je déposai le plateau sur une table, abandonnée dans un coin de la pièce plongée dans le noir et m'avançai prudemment en lui tendant mon briquet, armé d'un sourire goguenard.

—Eh bien, petit moine, j'ai toujours dit que tu n'étais pas patient!

Il me jeta un regard noir. Si un coup d'oeil peut tuer, nul doute que je serais mort fusillé par le peloton d'exécution de ces deux yeux violets haineux qui me dévisagèrent pendant une seconde avant de se reporter sur la vitre.

—De rien, petit moine, murmurai-je en rangeant mon briquet.

Second regard furibond. Décidément, je ferais bien de ne pas rester trop longtemps dans les parages... La probabilité de me voir la cible d'un certain Smith et Wesson de ma connaissance semble augmenter de façon exponentielle à chaque seconde. Et, curieusement, je crains fort que des facteurs tels que la pluie et l'humeur (une de fois de plus désastreuse) du namagusa bonzu ne soient pas vraiment en ma faveur. Qui sait si les idées noires ne rendent pas le coup d'oeil plus sûr et la main plus précise...

J'esquisse une grimace à cette pensée... Oh, mauvaise idée : la fureur de notre beau dépressif semble monter encore d'un cran...

—Dégage, kappa, articule-t-il nettement dune voix dangereusement basse.

Je tourne alors les talons sans me le faire répéter une seconde fois. Mais je ne peux m'empêcher de quitter la pièce en m'inclinant profondément devant Sanzo-Sama. Forcément. C'est tout moi, ça. Est-ce par masochisme ? Avais-je vraiment envie de me faire trouer la cervelle, par une sorte d'instinct suicidaire ? Je ne vois aucune autre explication pour justifier cette révérence moqueuse. Et encore moins pour excuser les mots qui s'échappèrent de ma bouche à cet instant. Mais il est trop tard. Je n'ai pu les retenir. Ils ont franchi la barrière de mes lèvres, presque sans que je m'en aperçoive. En un sens, j'imagine que j'avais mérité ce qui se passa ensuite...

—Que Votre-Grâce-Sa-Sainteté-le-Hage-Bonzu excuse l'humble cafard qui à l'honneur d'être son serviteur, mais si c'est pour poursuivre ton éternel laïus sur le « je vis tout seul, je n'ai besoin de personne et je n'ai pas de faiblesses », rappelle-toi juste que je t'ai déjà vu pleurer...

Que m'avait-il pris? Maintenant encore, je regrette ses paroles. Elles étaient blessantes et humiliantes. Surtout pour quelqu'un aussi fier que l'est Sanzo. Une fierté qui seule le fait tenir debout. En prononçant ses mots, c'était comme si je lui ôtais tout moyen de continuer sa route. Il avait le droit de m'en vouloir... D'ailleurs...

Il eut un ricanement méprisant.

― Tiens donc! Le kappa joue les psy, à présent? Tu ne crois pas que tu as suffisamment à faire à t'occuper de ton cas et de ton Œdipe mal réglé?

Bang. L'espace d'un instant, j'ai cru que cette fois, il m'avait vraiment troué la peau. C'était un coup bas. Bien plus cruel que celui que je venais de lui porter. Sa remarque me fit mal. Très mal. Je n'ai pu trouver la force que pour grimacer un sourire. Entre les rires et les larmes.

―Bien, je ne te demanderai plus rien, Ta Sainteté, répliquai-je sur le ton le plus neutre possible, afin de ne pas laisser éclater ma colère. Mais était-ce vraiment de la colère?

—Je ne te demanderai plus rien, désormais, sale bonze. Mais j'aimerais toutefois que tu répondes à une dernière question.

Il haussa les épaules en signe d'abandon résigné.

—Si ça peut te faire plaisir... et si surtout tu pouvais me foutre la paix après ça et me laisser seul, soupira-t-il, exaspéré.

Je décidai de ne pas relever.

—Pourquoi te protèges-tu autant, Sanzo?

Il ricana. D'un rire qui vibrait douloureusement, comme un cri d'appel dans les ténèbres.

—Je me protège, moi ? Et de quoi, selon toi?

—De tout.. De tous... De toi.

Il me dévisagea un instant en silence, avant de détourner son regard.

—Tch, me répondirent les ténèbres.

Ses yeux étaient ouverts, les pupilles horriblement dilatées. Il y avait quelque chose de terrifiant dans ce regard fixe qui ne semblait rien voir. Comme un somnambule qui rêverait à voix haute, paupière ouverte, sans pourtant rejoindre vraiment le monde des vivants.

—T'occupe...!

—Pourquoi, insistai-je ?

Il se retourna vers la fenêtre. Manifestement, pour lui, la discussion était close.

—Va te faire foutre. T'es pas un prêtre, et je suis pas au confessionnal. Retourne plutôt pleurnicher dans les jupons de ta mère.

Cette fois, ce fut trop. Plus que je ne pouvais le supporter.

—Va te faire foutre, pauvre crétin de moine. De toutes façons, tu n'es même pas foutu de voir quand les autres ont besoin de toi. Tu es trop empêtré dans ton égoïsme forcené pour voir que les autres ont besoin d'aide. D'ailleurs, tu es incapable de veiller sur les autres. T'es qu'une pourriture, pauvre crétin! Reste donc misérable et seul, puisque tu ne mérites pas mieux.

Bon, O.K., je l'avoue. J'y avais été un peu fort. Trop sans doute...

—Je ne...murmura-t-il d'un ton hésitant, après un silence qui me sembla durer une éternité. Puis il s'arrêta et baissa la tête pour masquer son visage du voile d'or de ses cheveux... Pour se protéger de nouveau. De mes regards cette fois.

Il se leva brusquement sans un mot et se dirigea à pas vifs vers la porte de la salle de bain.

―Sanzo... appelai-je d'un ton suppliant que je ne me connaissais pas.

―La ferme, le kappa! Me lança-t-il d'une voix rauque, sans se retourner. La ferme!

Il tourna la poignet et claqua la porte derrière lui. Je me levai en titubant ―je ne pensais pas avoir tant bu― pour venir taper faiblement du poing contre le panneau de bois.

―Sanzo... Sanzo...

Sans conviction. Le connaissant, je savais qu'il n'ouvrirait pas. C'était peine perdue. Peut-être était-ce juste pour soulager ma conscience...

Le crépitement furieux de la douche répondit à mon appel. Vaincu, je me laissai glisser sans force contre la porte et j'ai enfouis mon visage entre mes genoux. Découragé. Épuisé. Je crois même que je me suis endormi.

L'eau crépita longuement. Au début, je crus que j'avais perdu la notion du temps, ce qui expliquait pourquoi ce clapotement de l'eau me semblait durer depuis des heures. Puis je réalisai que le temps s'était enfui : la nuit était devenue plus profonde et les bruits de l'hôtel s'étaient tus progressivement, sans que j'en prenne vraiment conscience. À présent, seul le crépitement de l'eau sur le carrelage résonnait dans le silence de la nuit. Cela faisait près de deux heures que j'étais assis contre le bois dur de cette porte fermée, à attendre qu'un bonzu désespéré et trop fier daigne baisser sa garde.

Je me tournai lamentablement à genoux vers la porte, les poings contre le panneau de bois.

― Sanzo...?

Il n'y eut pas de réponse. Juste le clapotis sans fin de la douche.

Pris d'un vague sentiment de doute, je tambourinai contre la porte.

―Sanzo.. réponds-moi ! Tout va bien ? Réponds.

Toujours rien. Rien d'autre que le son clair des gouttes qui s'écrasaient éternellement en martelant mon esprit inquiet.

C'est alors que la vague de panique m'assaillit. Et si... si... Mon esprit terrifié se refusait à formuler clairement l'idée, mais au fond de moi, je savais... Après tout, que peut faire un homme dépressif, seul, dans une salle de bain ? Sans réfléchir, j'enfonçais la porte à grands coups d'épaule. Le bois gémit avant de rompre et je pénétrai brusquement dans la pièce d'eau, submergé par la peur de voir le corps de Sanzo baignant dans son sang qui se diluerait en volutes évanescentes dans l'eau. Ou noyé.

Je n'étais pas préparé au spectacle que je vis alors.