Chap. 1 : Seule

Londres (Angleterre), Terre alternative, 2017

Ce n'était pas juste, pas juste du tout. Avec un seul cœur, il avait déjà perdu tous les siècles auxquels il pouvait aspirer et l'autre, il l'avait confié à une simple humaine, son dernier cadeau comme il disait. Il lui avait sauvé la vie, une fois de plus. Mais pour la dernière fois. Et son dernier cœur s'était arrêté de battre à tout jamais.

Jackie et Pete faisaient de leur mieux, mais ils savaient bien que cette fois, c'était grave. Très grave. Rose ne parlait plus, ne s'intéressait plus à rien et son silence faisait résonner des échos dans toute la maison.

Elle ne passait plus de temps avec son petit frère, qu'elle adorait pourtant. Le bout de choux ne comprenait pas pourquoi son oncle John ne venait plus jouer avec lui. Comment expliquer à un gamin de six ans la mort? Pete avait essayé de lui faire comprendre que le Doctor était parti, mais Tony répliquait que ça ne l'empêcherait pas de revenir : « Il part en voyage et il revient. Avec Rosie. ». Et Rose détournait le regard en se mordant les lèvres. Même Tony ne comprenait pas que le Doctor puisse mourir. C'était impensable.

Elle repensait à l'accident. Un accident stupide dont il aurait pu guérir en se transportant dans l'un des hôpitaux modernes de l'univers, n'importe quel hôpital, pourvu qu'un tour de passe-passe le guérisse. Ils seraient revenus dans le Tardis et ils auraient rit jusqu'à en étouffer. Et ils auraient choisi une autre destination. Ou bien ils seraient revenus faire un coucou à la famille, raconter une nouvelle histoire à Tony et…

Et maintenant, l'acteur principal était parti. Le rideau était tombé. La pièce était jouée.

Rose déambulait dans la vaste demeure comme dans un lieu complètement étranger. Elle était incapable de rester dans leur appartement. C'était insupportable là bas : son odeur sur ses vêtements, le peigne et la brosse à dents dans la salle de bain, tous les objets qu'il avait touché et laissé là, pensant qu'il reviendrait. Il était toujours revenu.

Pas cette fois.

Ses yeux s'embuèrent à nouveau, mais un fou rire la gagna au souvenir de la première fois où le Doctor avait dû se raser avec des méthodes moyenâgeuses. Il avait pesté contre le petit ustensile disant qu'il ne s'appelait pas Figaro et qu'il ne fallait pas exiger qu'il apprenne à… Et, pour finir, Pete lui avait offert un rasoir électrique, un modèle très moderne, que le Doctor avait contemplé avec résignation, comme s'il était plus difficile pour lui d'accepter cette minuscule contrainte que d'affronter cent Daleks.

Le souvenir était revenu avec trop de vivacité et la douleur lui coupa le souffle. C'était quand elle se laissait aller à regretter qu'elle flanchait. Rose étouffa et tomba à genoux, se rattrapant à une petite console d'angle qui tangua. Le vase de fleurs bascula et explosa en un million de petits débris de porcelaine pas plus grand qu'un penny. L'eau allongeait déjà un doigt vers le tapis. Il suffisait de prendre une poignée de mouchoirs et d'éponger. Une boîte se trouvait juste là… Mais Rose ne fit pas un geste vers l'eau. Les corolles des fleurs diffusaient un parfum très doux. Rose les ignora. Juste à la hauteur du regard, légèrement de biais, sur la console, l'image d'un couple heureux la narguait. Elle frappa la photo qui rejoignit le vase. Mais le visage du Doctor, même traversée par une fêlure dans le verre était reconnaissable.

Elle se rappelait le jour de leur mariage. Peu de gens savaient que le nom porté sur les bans et le registre n'était pas le bon. John Smith. Rose Tyler-Smith. Mais il avait continué à l'appeler Rose Tyler. Et elle, le Doctor. L'autre nom était… Elle ne l'avait jamais prononcé, ne l'avait entendu qu'une seule fois et comprit pourquoi il ne l'avait pas dit à haute voix plus de dix fois dans toute sa vie. Il lui avait donné la clé de tout son être. Et elle avait l'avait accepté de la même façon, sachant que ce n'était pas le Doctor, mais que c'était aussi le seul Doctor qu'elle aurait jamais. Et jusque là, elle ne l'avait jamais regretté. Ses cheveux en bataille et son sourcil arqué. Son sourire de guingois et malicieux… Cette espèce d'innocence dont il savait s'envelopper et l'émerveillement dont il faisait preuve pour la moindre surprise. Comment faisait-il pour avoir l'air à la fois d'un enfant et d'un vieillard, d'un fou et d'un sage. La lueur dans son œil disait tout. Que ça faisait mal…

- Rose, c'était quoi ce bruit?

- Rien, maman. J'ai juste… j'ai juste cassé le vase bleu.

- Tu ne t'es pas coupée, au moins?

- Non. Ça va.

Jackie fronça les sourcils. Non, rien n'allait chez Rose. La pauvre petite ne savait plus où elle en était. Et ce Doctor. Jackie l'aimait beaucoup, le trouvait merveilleux, mais ce n'était rien comparé à la fascination qu'il avait exercé sur sa fille, dès les premiers instants. Elle se sentait coupable de ne pas avoir mieux rempli son rôle de mère, tout en sachant que Rose était assez responsable pour prendre seule ses décisions. N'empêche… Si seulement le Doctor n'était pas mort! Et puis, sans le Doctor, Jackie n'aurait pas retrouvé Pete. Juste pour ça, elle pardonnait tout au Doctor, sauf peut-être d'avoir brisé le cœur de son enfant. Ça…

Jackie espéra que Rose reprendrait bientôt le dessus. Ça lui faisait mal de la voir dans cet état. C'était quand ils étaient arrivés Ici, dans cet univers alternatif. Elle avait encore le tournis juste à y penser. Elle avait retrouvé Pete, mais perdu sa fille, puis retrouvée pour tomber enceinte de Tony. Et Rose était à nouveau partie, les yeux dans les étoiles, à la recherche du Doctor. Elle avait travaillé des mois avec Torchwood sur cette espèce de canon temporel. Quand il avait fonctionné, la première fois, malgré ce que Pete lui avait affirmé, elle avait su qu'elle perdrait Rose. Sa fille avait fait son choix avant d'arriver Ici et n'avait été que la victime du voyage temporel, contrairement à Jackie.

Et puis, soudain, il y avait eu deux Doctor, dont l'un en mesure de lui donner ce que l'autre ne pouvait pas offrir. Et au lieu de perdre sa fille, Jackie avait gagné un beau-fils. Pete l'avait taquinée sans pitié pour être devenue une belle-mère, mais en voyant Rose s'épanouir, elle n'avait pas ripostée. Pete aussi s'était ému à la pensée de voir sa belle grande fille heureuse et mariée. Certes, il ne la connaissait que depuis quelques mois, mais il retrouvait en elle plusieurs des qualités de sa mère et des siennes. Quant au reste, il n'était pas mécontent d'avoir un spécialiste comme le Doctor dans le coin. Plus d'une fois déjà, il avait prouvé son courage et son savoir avec tout ce que l'univers pouvait dégorger de dangers et d'occasions sur Terre. Lui aussi avait été choqué par sa mort. À vrai dire, personne n'avait semblé envisager qu'il pouvait mourir. Ils avaient accepté sans trop de peine que le personnage allait vieillir avec Rose. Vieillir signifiait vivre, pas mourir, n'est-ce pas? Et pourtant, égal à lui-même, au vrai Doctor en tout cas, il s'était sacrifié pour une plus noble cause.

La vie de Rose Tyler.

Ne l'avait-il pas fait déjà à plusieurs reprises?

Le grincement sifflant du Tardis accueillit Rose quand elle ouvrit la porte d'un petit salon attenant à la chambre que sa mère avait toujours réservée à sa fille et au Doctor. Le Tardis avait l'air bizarrement déplacé alors qu'il avait trouvé sa place n'importe où dans l'univers. C'était peut-être parce que le Doctor l'avait toujours rempli de tant de vitalité, tellement de désinvolture et de rires. Lui parti, la boîte bleue, surtout au milieu du salon, ressemblait à un objet d'art douteux. L'engin pulsait lentement, prêt à prendre un nouveau départ. Mais Rose avait décidé qu'il était temps de mettre fin à ses enfantillages. Elle était décidée à fermer le Tardis pour de bon, selon la volonté du Doctor. Elle entrerait, prendrait ses affaires et laisserait la clé avant de s'en aller. Elle ferait déplacer l'étrange cabine de police au grenier où elle se perdrait parmi les rebuts et les souvenirs. C'était tout ce que le Tardis pouvait être désormais. Sans le Doctor, ce n'était plus la peine de rêver aux étoiles. Sans le Doctor, ça ne valait plus la peine de rêver du tout.

Rose effleura les manettes, tourna les cadrans et caressa les touches, les doigts douloureux d'être là où les siens s'étaient posés. L'écran principal ne montrait pas de trace de poussière alors que Rose s'attendait à y trouver des toiles d'araignées. Mais il est vrai que ces quelques semaines n'avaient pas duré des années. Ce n'était pas juste, pas juste du tout. Un rot interrogateur s'échappa du cœur de l'appareil et Rose essuya ses joues sur sa manche. Encore une fois, sans mouchoir, pensa-t-elle. Et pour couronner le tout, sa migraine revenait marteler ses tempes. Pour un peu, elle en aurait eu la nausée. Elle ne s'en débarrassait jamais tout à fait. Comme son souvenir. C'était épuisant.

Le Tardis bourdonnait, empathique. Le Doctor lui avait souvent dit que le Tardis était vivant et Rose avait eu maintes occasions de s'en rendre compte. Le Tardis avait grandi en s'accordant à leurs deux résonnances, celles du Doctor et celles de Rose.

- Généralement, on ne fait pas ça, avait prévenu le Doctor en lui expliquant le processus complexe qui faisait qu'un Tardis s'accordait sur ses pilotes. Réservé aux Seigneurs du temps. Je viole… hum… pratiquement toutes les règles…

Mais il éclatait de bonheur et ses cheveux partaient dans tous les sens. Qui irait se plaindre de toute façon, hein? Quelles aventures ils avaient eues! Et quand ils revenaient, le petit salon les attendait, silencieusement et patiemment. Et ils s'endormaient dans le grand lit, enlacés, sans jamais se lasser de la présence de l'autre. Comment se faisait-il qu'ils ne semblaient jamais voir passer le temps? Qu'ils ne s'en rendaient compte qu'en revenant à la maison où ils devaient faire un petit effort pour ne pas trop inquiéter le petit Tony et Jackie qui devinait quand même qu'ils ne disaient pas tout.

Oh, ces aventures! Courir, courir encore. Rire comme des fous, s'amuser, s'inquiéter, pleurer une fois de temps en temps. Et leurs disputes! Pas si nombreuses, mais explosives! Mais elles faisaient partie de leur quotidien, de ce quotidien merveilleux qu'ils vivaient jour après jour après jour, sans jamais s'arrêter. Le Doctor n'avait jamais vécu une situation semblable. Il avait craint de devoir laisser le Tardis pour Rose, mais ça ne s'était pas produit. Il vivait le quotidien sans être mélancolique pour le futur. Et voyager AVEC elle changeait tout. Il voyait tout avec un œil neuf. Et un seul cœur.

Et maintenant, le quotidien pesait sur Rose.

Le Tardis grinça. Rose y perçu une consolation. Et en ce moment, il était très proche d'elle, partageant son chagrin. C'était apaisant. Pas suffisant, mais apaisant.

- Il ne reviendra pas, souffla-t-elle. Il est mort. Il ne se régénèrera pas cette fois. Il est parti. Nous l'avons perdu.

Un grincement, puis un gong de bronze, une vibration grave et bourdonnante dans tout le Tardis obligea Rose à se boucher les oreilles. La porte qu'elle avait laissée entrouverte claqua brusquement et le moteur s'activa.

- Qu'est-ce que tu fais? Arrête! Arrête! Non, il faut rester ici! C'est fini, les voyages dans le temps. S'il n'est plus là, c'est… c'est dangereux! Arrête, je te dis! Qu'est-ce qui te prend?

Rose manipula tous les cadrans, désactiva les processus et les mécanismes qu'elle connaissait, mais le Tardis était entêté et produisait de nouveaux sons, tous plus chaotiques les uns que les autres. Pour finir, il décolla et Rose fut projetée au sol. Elle pria que le Tardis cesse de faire sa crise. Est-ce qu'il faisait son deuil à sa façon? Elle aurait aimé que ce soit aussi simple pour elle. D'un coup, ce fut tout à fait calme : le Tardis était immobile, silencieux, sage. Rose se dépêcha de gagner la porte et s'arrêta en se mordant le poing jusqu'au sang. Non, ce n'était pas possible!

Elle se trouvait sur une falaise surplombant une plage. Le Tardis avait voyagé, choisissant une destination de lui-même. Et la pire destination possible! Rose connaissait très bien cette plage. Les vagues venant heurter les rochers noirs, le vent sifflant du nord… Et un autre Tardis apparaissait là, en bas. Et les quatre petites silhouettes sur le sable… Deux qui se ressemblaient beaucoup et l'autre qui avait les cheveux blonds… Elle n'avait pas besoin de demander la date.

Le moteur s'emballa à nouveau et toute la structure gémit, arrachant Rose du seuil. Pour un peu, elle se serait retrouvée dehors, mais quelque chose l'avait aspirée vers l'intérieur. Tant mieux! Tout valait mieux que de se retrouver sur cette plage-là! Impuissante, Rose songea un moment qu'elle aurait pu courir vers eux, supplier le Doctor de la ramener avec lui pendant que l'autre Rose restait là… Est-ce que cela aurait pu causer un paradoxe?

Le moteur pompait comme jamais. Des décharges électriques parcouraient tout le cylindre et des arcs bleus et blancs s'échappaient de la console. Rose leva un regard inquiet vers les parois qui semblaient onduler comme de la pâte à modeler. Les lumières clignotaient et le moteur… le moteur se mit à hurler. Rose s'accrocha plus fermement, incapable de se remettre debout au milieu des… des convulsions. Seigneur, pourvu que ce machin ne soit pas en train de se suicider! Et elle avec! Peut-être que c'était la solution…

La réalité se déforma un peu plus et les parois du Tardis se déchirèrent. Elle entrevit une poignée d'étoiles avant que le souffle n'aspire la moitié du contenu du Tardis dans le vide de l'espace. Et quelque chose en Rose piaffa et se révolta contre cette mort : non, ce n'était pas une solution!