-Je ne veux pas devenir soldat.

La voiture file à toute vitesse. Essun ramène son regard à l'intérieur. Elle a aujourd'hui douze ans, et pour une fois, ses parents sont réunis. Son père, qui discutait avec sa mère un instant plus tôt, s'est interrompu.

-Pour quelle raison? demande son père.

-Gul... tente sa mère.

-Non, Elisa, laisse-moi parler avec elle.

Elisa n'insiste pas davantage. Essun fixe un instant sa mère, cette femme belle et noble qu'elle connaît peu mais de qui elle a hérité ses traits : ses cheveux blonds, son visage pointu, sa peau plus pâle que la moyenne. Les gens commencent à la dire belle, exactement comme elle. Elle ne lui offre pourtant plus aucun soutien.

-Je ne veux pas partir, tente de s'expliquer Essun.

-Tu n'es pas obligée de partir, fait son père avec une note de surprise.

-Dans l'espace, se justifie la jeune fille. Je ne veux pas vous quitter, et je ne veux pas risquer de vous perdre.

Le visage d'Elisa change, et elle enserre sa fille d'un bras.

-Oh, Essun… Penses-tu à ton beau-père?

Essun hoche imperceptiblement la tête, ne voulant pas répondre clairement oui. Elle le connaît à peine, cet homme dont elle porte le nom, mais à l'image de ce nom toute sa vie tourne autour de lui.

-On ne confie pas de tâches dangereuses aux enfants, dit son père.

Il se penche vers l'avant et son regard croise celui de sa fille, du même bleu.

-Deux ans, rappelle-t-il à sa fille. Rien ne t'oblige à quitter Gamilas, et encore moins à devenir militaire par la suite.

La main de sa mère se fait moins protectrice. Essun penche la tête de l'autre côté, à peine triste, et pourtant si.

-Je ne risquerais rien...?

-Non, Essun. J'ignore où tu seras assignée, mais si ça se trouve tu ne sera pas loin de nous et tu pourras revenir régulièrement.

Essun lève les yeux. Sa mère a reculé, elle sourit d'un air distrait.

-J'ai changé d'idée.

-Ah bon? fait son père avec un sourire sincère.

-J'aimerais bien partir dans l'espace.

Son père se met à énumérer ses options. Essun s'oblige à écouter tout en notant que sa mère ne prononce pas un mot. La voiture s'arrête finalement devant la demeure des Domel. Elisa saisit son chapeau, vérifie la robe de sa fille. Son père maintient la portière pour elles tandis qu'elles sortent. À sa hauteur, il attrape la main d'Essun.

-Te sens-tu prête?

Essun lève la tête, se hisse sur la pointe des pieds pour tenter d'être un peu plus grande. Elle lui arrive à peine à l'épaule ainsi, et se sent d'autant plus enfant dans cette robe rouge à fanfreluches et avec ce ruban dans ses cheveux blonds.

-Je ne sais pas.

Son père lui sourit, serrant plus fort sa main. La nuit est belle et chaude, ils restent sans parler sous les étoiles, à la lueur de leur monde-jumeau. Il comprend, c'est tout.

-Tu ressembles à ta sœur, lui dit-il soudainement. Quand elle avait ton âge. La situation était différente, c'était certain, mais elle aussi est devenue une femme tôt à cause de l'absence de sa mère.

Essun sent ses yeux lui piquer. Elle a toujours su que sa mère avait un drôle de comportement, mais c'est la première fois que c'est dit ouvertement. Son père se penche pour l'embrasser.

-Tu es aussi forte qu'elle l'est, lui chuchote-t-il.

Avec un air complice, il tire sur le nœud dans sa longue chevelure pour l'entourer autour de son poignet comme un bracelet, ébouriffe légèrement ses mèches blondes. La jeune fille rit avant d'accepter de suivre son père à l'intérieur.

Dès son entrée, son père et elle sont séparés. La plupart des invités sont des amis de sa mère. On la regarde, la complimente, et Essun se sent cette fois en particulier comme un chien savant. Presque une heure après, sa sœur l'attrape et l'entraîne dans une autre pièce : un petit salon qui se ferme à clé. Exceptionnellement, son épouse, Yurisha, y est avec Liria, leur fille de six ans, et Sasha qui a eu treize ans quelques mois plus tôt. Les deux adolescentes sont ravies de se revoir. Ses cousines et elle se racontent le temps écoulé jusqu'à une heure impossible. Essun dort pratiquement lorsqu'elle entend Melda proposer à leur père de la garder pour la nuit. Elle est à peine là lorsque Melda les change, ses cousines et elle, et s'endort sitôt la tête posée sur l'oreiller.

Elle se réveille au matin dans le lit de Sasha, sans pour autant avoir envie d'en sortir. Melda vient les réveiller à huit heures précises. Les deux adolescentes filent dans la salle de bain se laver le visage et les dents et démêler leurs longs cheveux, qu'elles ont blonds toutes les deux. Elles se retrouvent ensuite au salon, ''entre femmes'', pour le petit-déjeuner constitué de pâtisseries sucrées et chaudes avec de la crème froide.

-Goûte, lui dit Yurisha dans le parfait iscandarien qui est utilisé dans leur foyer. Tu verras, c'est excellent.

Essun finit par s'y hasarder, et malgré la texture et l'allure de prime abord étranges, Yurisha avait raison, c'est très bon.

-Papa m'a parlé de ton service, lui glisse Melda.

Essun acquiesce. Sa sœur lui demande ensuite ce qu'elle veut faire. La jeune fille réfléchit brièvement, triturant le ruban encore attaché à son poignet, avant de lui faire part de son choix.

Elle retourne vite chez leur père. Melda lui montre comment empaqueter quelques affaires dans l'unique sac qu'elle peut emporter. Trois t-shirts noirs, deux pantalons sobres, des bas, des sous-vêtements, une brosse à dent, une brosse à cheveux. Melda lui demande si elle veut emporter un effet personnel. Essun regarde alors à la ronde et finit par prendre un livre qu'elle adore. Sa sœur lui sourit avant de sortir un projecteur d'hologramme montrant une scène de son anniversaire, avec Sasha, Liria et elle qui rient, et de l'y glisser avec le ruban, au fond du sac.

-Qu'ils te portent bonheur, lui dit sa sœur, lui redonnant le sac.

Le sixième jour après son anniversaire, on vient avertir Essun qu'il y a une place pour elle. Elle passe un peu de temps avec sa famille.

-Reviens vite, lui dit Sasha. Tu vas me manquer.

Essun lui rend son câlin. Sa cousine est un peu plus vieille mais elle n'a pas de service à faire : ce sera elle, la future reine, et son quotidien ressemble déjà beaucoup à ce que vivra Essun. Elle ne l'envie pas.

Sa mère est la dernière à l'embrasser. Le geste a quelque chose de maladroit, mais Essun apprécie l'attention.

-Au revoir, Essun.

-Au revoir, maman.

Essun est logée dans un dortoir avec trois autres filles qui ont toutes douze ans gamilons : Reven qui a la peau bleue comme elle, Ora qui est d'origine altérienne et Adelina qui est saltzi. Les premiers jours, leur horaire est le même, visant à découvrir les compétences de chacune. L'avant-midi est ce à quoi elle s'attendait, et l'après-midi ressemble à une journée d'école normale. Au fil des jours, les classes sont redistribuées selon leurs niveaux respectifs. Essun se prend à apprécier son quotidien. Elle sait que la réalité n'a rien à voir avec les simulations, mais elle se demande de plus en plus sérieusement si ce serait possible. De son côté, Adee qui comprend la mécanique est bien vite assignée quelques heures par jour en salle des moteurs pour apprendre. Ora s'intéresse avant tout à l'histoire et à la politique, tandis que Reven est celle de leur petit groupe qui comprend le mieux les matières scientifiques.

-Vous pensez qu'ils nous ont classées comment? demande Reven, un midi.

-Par nos dates de naissance, répond immédiatement Adee.

Le lendemain, Ora amène en douce au réfectoire une feuille de papier et un stylo, et elles s'amusent à comparer selon le calendrier gamilon. Ora est la plus vieille, étant née six jours avant Reven. Adee est plus jeune que Reven de quatorze jours. Essun est la plus jeune, d'un autre six jours derrière Adee.

-Essun est notre bébé, s'amuse Adee sans la moindre méchanceté. Essun, Essie.

Essun rit, maintenue contre l'épaule de son amie dont la queue de cheval vient lui chatouiller le visage. Le surnom est amusant, et il sonne davantage saltzi que gamilon.

Le premier appel à la maison a lieu deux mois après leur arrivée. Sachant qu'elle ne pourra contacter qu'une seule maison, Essun choisit son père. Il lui demande si elle est heureuse et elle parle de ses amies.

-Le temps passe vite mais je m'ennuie de toi et de Melda, et de maman, ajoute-t-elle précipitamment.

Il lui sourit.

-Tu me manques aussi, Essun.

Avec un sourire, elle remontre sa manche, lui montrant le ruban qu'elle a attaché à son poignet avec une épingle à cheveux bien plus discrète sous sa manche que n'importe quel nœud.

-Je me souviens de cette soirée, dit-elle. Melda souhaitait qu'il me porte bonheur.

La phrase l'amuse.

-Le rouge a toujours été la couleur préférée de ta sœur. Elle te va bien aussi.

Essun acquiesce, souriante. La discussion se prolonge quelques minutes avant qu'ils ne doivent se dire au revoir.

Pour ce qui est de la période de service évoquée tout au long du chapitre, c'est une idée basée sur deux faits. Premièrement, dans les séries originales, on ne voit de Gamilas que des soldats (sauf erreur de ma part), ce qui est moins le cas dans 2199 mais qui évoque une société très militarisée. Deuxièmement, dans Ark of the stars, on voit un enfant soldat qui n'a que douze ans (qui était là par manque d'effectifs mais qui était quand même là). L'idée ici est plutôt une sorte de pension militarisée (mais qui peut prendre des caractères très variés) qui fait partie du parcours des adolescents gamilons.