Il y avait une douzaine de personnes dans la salle, exception faite de Ciel. Tous des hommes sauf elle. Elle ne savait pas qui ils étaient, elle ne connaissait pas leur nom et d'une certaine part, ça lui était égal. Elle voulait juste qu'ils l'écoutent. Elle observa leurs uniformes et leurs visages, puis poussa plus loin son inspection avec les pensées qui flottaient à la lisière de leurs consciences. Un flot d'information éparse lui parvint, mais Ciel, habituée, les tria aussi vite- et beaucoup mieux- que si elle les avait entendues de ses oreilles.
Lorsque le silence se fit enfin, on l'invita à se présenter. Elle opina. Elle s'appelait Midelia Ciel Inogan et elle était née sur une colonie sans nom- c'était un mensonge mais cela était pour l'instant sans importance. Quelques-uns s'étonnèrent de sa manière de parler, d'autres restèrent stoïques. Celui qui présidait- un de ceux qui n'avaient pas réagi- l'invita à parler. Ciel chercha un moment comment débuter son récit.
Elles étaient magnifiques, commença-t-elle finalement. C'était sans doute le plus horrible.
-Elles étaient belles? répéta, effaré, un des hommes à qui s'adressait Ciel.
Assise face à eux, la jeune femme jeta un regard agacé à celui qui venait de parler, vexée qu'il l'ait interrompue. Elle se demanda brièvement comment réagirait l'homme si elle s'exprimait avec la même rapidité qu'elle le faisait, d'habitude. Il ne serait probablement même pas capable de comprendre, se dit-elle ensuite. Finalement, elle renonça, croisa les mains sur ses genoux et sourit. Peu importe ce qu'ils pouvaient croire, sa présence ici était légitime.
-Oui, elles l'étaient, dit-elle doucement, parlant pour la première fois depuis le début de la convocation.
Son père disait toujours qu'elle avait une idée particulière de la beauté. Ciel connaissait par cœur chacune de ses expressions : elle n'aurait su dire, par contre, si ce n'était que pour elle qu'il était si prévisible. Il avait toujours ce regard et ce sourire lorsqu'il parlait de ses filles, ce mélange d'amusement et de fierté, et il disait qu'elle et Akira étaient ainsi parce qu'elles voyaient l'univers se mélanger au sien de leur refuge.
-La beauté est subjective, ajouta-t-elle en direction de l'homme qui lui avait coupé la parole plus tôt. On s'en rend compte facilement, lorsqu'on est confronté à plusieurs standards.
Quoi qu'il en était, Ciel les avait toujours vues comme des monstres- des monstres que l'évolution aurait doté de beauté- mais tout de même des monstres. La première fois qu'Akira et elle les avaient vues, c'était sur une colonie gamilon, si peu dense qu'elle n'avait pas encore été baptisée, mais remplie de fermiers. C'était il y avait déjà... Deux années standard, à peine un an gamilon. Personne n'avait reproché quoi que ce soit aux survivants, mais l'expédition était revenue les mains vides avec des membres en moins. Les accidents arrivaient parfois, mais ce n'en était pas un. L'événement avait marqué les deux jeunes femmes tout autant que les autres survivants : Ciel se souvenait encore de ces créatures maigres, à peine humanoïdes avec leurs membres fins- et effilés- et leurs têtes qui ne semblaient avoir ni yeux, ni bouche ni oreilles, ce qui une fois ajouté à leurs peaux grises et les étranges lueurs bleues qui dansaient en dessous leur donnaient l'air d'être sculptées dans la pierre. À vrai dire, Ciel ignorait pourquoi elle était persuadée qu'il s'agissait de femelles, mais ce dont elle se rappelait le mieux était la faim dévorante qu'elle avait ressentie en elles, lors de cette première rencontre où Akira, elle et les quelques survivants les avaient vues de loin et seulement pu fuir de justesse. Leur désir sans cesse grandissant de posséder. Leur animalité brutale qui contrastait tant avec cette étrange grâce.
-C'est une description assez peu encourageante, nota l'un des hommes.
Ciel sentait derrière sa voix que le terme qu'il aurait voulu employer était beaucoup plus négatif. Elle hocha lentement la tête. Certes, c'était le cas. Mais elle était là pour raconter ce qu'elle avait vu et c'était ce qu'elle faisait. L'homme accepta l'explication.
-Mais peut-être pourriez-vous parler de manière moins… moins objective? Nous n'avons pas tous ce… ce don que vous avez.
Ciel aurait pu rire qu'il appelle un don ce qui était pour elle aussi normal que de voir ou de toucher, mais l'entendre parler d'objectivité la ramena en arrière. Vers Akira. Vers cette belle terronnienne qu'elle avait épousée et ramenée à la maison, et que ses parents considéraient comme une deuxième fille. Plus jamais elle ne serait objective. Elle était beaucoup, beaucoup trop impliquée.
Au silence qui s'ensuivit, elle comprit qu'ils avaient entendu cela aussi- qu'ils avaient, un court instant, partagé sa tristesse. La jeune femme baissa la tête, soudain mal à l'aise. Ils n'auraient pas du savoir, pour la simple raison qu'ils n'avaient pas à savoir.
-Peut-être pourrions-nous continuer plus tard? proposa un autre homme.
Ciel tourna aussitôt la tête dans sa direction. D'un certain âge, chauve, les yeux injectés de sang, elle savait qu'il n'était pas beau- au sens gamilon du terme. Ses vêtements étaient ceux d'un noble, et si Ciel ne sentait chez lui aucune arrogance, son visage était dur. Puis il baissa les yeux, croisa son regard et quelque chose dans le sien s'adoucit.
-Vous semblez assez bouleversée pour aujourd'hui, se justifia-t-il.
Il ne lui souriait pas mais elle sentait qu'il aurait aimé le faire- pas pour la narguer ou quoi que ce soit, mais réellement pour s'assurer qu'elle aillait bien. Elle sourit en retour, se leva et salua l'assemblée à la manière des gamilons avant de partir.
