Bon. Ce qui devait être à la base une série de drabbles s'est transformée en fin de compte en un OS. Je ne suis pas encore capable d'écrire de petites choses ^^.

Attention, spoiler sur le deuxième film, si vous n'avez pas lu le livre.

Rating: k+, pour slash sous-entendu mais chaste.

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La nuit est tombée depuis longtemps sur la forêt de Mirkwood. Il fait bien sombre, dans ce petit salon perdu dans le palais du roi. Un feu mourant dispense une lueur tremblante, faisant danser les ombres sur les murs recouverts de boiserie fines. Tout ici respire la richesse et l'opulence, des tentures de velours qui recouvrent les sièges aux incrustations de pierres précieuses dans la cheminée de marbre. L'endroit est réduit, mais son propriétaire aime à y passer de longues heures, à admirer ses biens ou à réfléchir sur les importantes décisions qu'il doit prendre.

Deux personnes sont installées dans de profonds fauteuils ouvragés, le regard plongé dans le rougeoiement des flammes prêtes à s'éteindre. Ils ne s'échangent pas un mot. Leurs silhouettes sont à peine visibles dans l'enfoncement des coussins, mais l'un d'eux lève de temps à autre la tête vers son compagnon, qui ne daigne pas lui adresser un regard. Depuis combien de temps sont-ils assis là ? Thranduil Oropherion ne saurait le dire. Son esprit est déjà trop embrumé par le capiteux cru du Dorwinion qu'il boit depuis des heures.

Et d'habitude, il boit seul. Mais ce soir, son fils a décidé de lui porter compagnie. Thranduil est le premier à rompre le silence qui se fait de plus en plus pensant.

- Que me vaut cette honneur ?

- Ma présence vous importune-t-elle, Ada ?

La voix de Legolas se veut légère, mais son père y décèle une pointe d'amertume. Le roi baisse les épaules, lâche un soupire.

- Non, certes non. Reste, si tu le désires.

Son ton est sec, cassant. Il s'en rend compte trop tard. Son fils relève brusquement la tête. Leurs regards se croisent. Le roi réalise soudain qu' il ne sait plus depuis combien de temps ils ne se sont pas adressés la parole, les yeux dans les yeux.

« Ada… »

Le prince hésite. Il connait les réactions belliqueuses de son père, et il sait qu'il s'aventure en terrain dangereux. Thranduil s'impatiente.

« Ada, reprend Legolas. Que comptez-vous faire de… ces Nains ? »

Le fils d' Oropher manque de s'étouffer de sa gorgée de vin. Il tousse, se frappe la poitrine du poing, et murmure pour lui-même :

« Evidemment, cela devait forcément être en rapport… »

Thranduil relève la tête et regarde son fils avec fermeté. Il ne répond pas immédiatement, la question mérite réflexion. Effectivement, que va-t-il bien pouvoir faire de cette curieuse compagnie de Nains, débarquée d'on ne sait où ? Et que faire de leur chef… ? Lui et ses compagnons croupissent dans ses geôles depuis des jours. Doit-il employer la manière forte ? Non, il vaut mieux que cela. Il n'est pas un vulgaire Homme du Sud.

D'ailleurs, il se doute des intentions premières du prince Nain. Ce n'est pas un hasard s'ils se sont perdus dans ses bois, sur la route de l'Est.

Le roi sindar tend le bras, attrape le pichet en cristal posé devant lui. Même s'il ne peut le voir, il sent le regard désapprobateur de son fils lui brûler la nuque. Son geste s'arrête un instant, mais il finit par se servir, faisant couler un mince filet de vin dans sa coupe qu'il remplit à ras-bord. Il lève le verre devant lui avec une infinie lenteur, observe distraitement le miroitement des flammes dans le liquide rouge sombre. Il porte ensuite la coupe à ses lèvres, qu'il avale d'une traite.

- Répondez-moi, je vous en prie.

Thranduil esquisse un sourire mauvais.

- Je leur ferai cracher le morceau, dit-il à voix basse. Qu'importe les moyens mis en œuvre.

Legolas se lève brusquement, traverse la pièce à grandes enjambées. Son fauteuil, rejeté en arrière, grince sur le dallage de pierres. Thranduil crispe la mâchoire. Son fils baisse les yeux vers lui, le visage figé. Ses yeux, néanmoins, jettent des éclairs à travers la pénombre de la pièce. L'elfe marmonne de vagues excuses, avant de s'éclipser de la salle en claquant la porte derrière lui.

Une curieuse sensation s'empare alors du roi. Une sensation de vide, peut-être. Il ne saurait dire. Une émotion qui revient trop souvent, qu'il cache néanmoins avec habileté sous les apanages de fierté et d'irascibilité qui ont fait sa renommée dans Arda toute entière.

Ses pensées vagabondent alors à son fils, dont il devrait être fier. Ce fils qui préfère errer sous les étoiles en compagnie des sentinelles plutôt qu' apprendre à gérer un royaume. Lui-même a tant à faire… Sa gorge se serre soudain. Il sait que quelque chose ne va pas. Les ténèbres de Dol Guldur avancent un peu plus chaque jour. La forêt se fait de plus en plus menaçante. Personne au palais n'ose le dire, mais tous le savent : l'Ombre est de retour. Aux portes de son propre royaume qu'il chérit tant.

Thranduil n'a pas peur du conflit. C'est un guerrier. Il a déjà mené ses troupes aux grandes batailles de jadis, et il le refera si nécessaire. Il combattra sans faillir pour défendre son peuple, mais une terreur sourde l'habite. Legolas… Peut-être l'enverra-t-il ailleurs, quand le moment viendra. Loin d'ici, loin de tous ces dangers qui attendent leur heure, dissimulés dans les ombres. Il ne peut pas perdre son enfant. Pas son fils unique, le dernier de sa lignée…

Le roi se lève, fait quelques pas, s'accoude sur le rebord d'une petite fenêtre. Il pleut, dehors. Il écoute d'une oreille absente les gouttelettes d'eau frapper la pierre brute de son domaine. Il tend une main dans la nuit, recueille quelques gouttes au creux de ses doigts, qu'il porte à ses lèvres. Il grimace. Tout semble inchangé, mais même la pluie a un goût amer…

Il revient sur ses pas, avale d'un trait un autre verre. Le pichet est vide. Tous les autres aussi, d'ailleurs. Sa main tremble, ses jointures se blanchissent. Sa coupe éclate entre ses doigts, sa mâchoire se serre de douleur. Il saigne. D'un geste rageur, il bande sa main d'un morceau de nappe qu'il arrache d'un coup sec. Le tissu prend rapidement une teinte carmin, mais il n'en a cure. Il aura tout le temps pour se soigner. L'éternité, s'il le faut.

Il est ridicule. Ridicule, ivre et seul. Dire qu'il est roi…

Il a besoin de parler à quelqu'un, n'importe qui. Une personne extérieure à ses problèmes, extérieure à Mirkwood, même. Mais une personne qui le comprendra, qui a conscience de ses responsabilités. Il y a bien quelqu'un qui correspond à cela, ici. Une personne en qui jamais il n'aurait pensé s'il n'avait bu ces litres de Dorwinion.

Thorin…

Le roi sindar déglutit avec peine. Son orgueil devrait le pousser à refuser cette idée, mais le vin qui embrouille son esprit a raison de lui. Il traverse la salle, ouvre la porte, s'engouffre dans le couloir éclairé de quelques torches. Ses jambes ne lui répondent plus. Il traverse de longues et silencieuses salles, n'adresse pas un regard aux gardes qui se redressent vivement sur son passage. Il marche ainsi de longues minutes, l'esprit vide de toute pensée. Ses pas le mènent enfin face à une lourde porte de bois. Il lève une main pour la pousser, mais son geste s'arrête. Il reste un instant ainsi, immobile, à regarder les tremblements de ses doigts dans le vide. Il se sent presque fasciné par la blancheur de sa peau sur le bois sombre en face de lui.

Il peut encore faire demi-tour, retourner dans ses appartements et oublier le prince Nain au fond de son cachot…

Thranduil pousse la porte d'un geste faussement assuré, et descend l'escalier de pierre qui semble s'enfoncer jusqu'aux cavernes de Mandos. Il dévale les marches, son long manteau argenté flottant derrière lui. La descente lui semble être une éternité. Ses pas, légers comme le vent, ne brisent pas le lourd silence. Il finit par arriver dans les culs-de-basse-fosse, troublés, eux, par les bruyants ronflements des Nains. Deux gardes, assis à une table, jouent aux cartes. Ils lèvent la tête à la venue de leur roi, se redressent et baissent les yeux avec respect. Thranduil leur intime l'ordre de s'éclipser. Ils disparaissent dans les escaliers, refermant la porte derrière eux.

Le sindar avance vers le couloir bordé de cellules, se cache dans un recoin et attend. Il prête l'oreille aux sons nocturnes. Son ouïe fine lui indique qu'ils dorment tous, sauf un.

Thorin veille. Cela fait peut-être des jours qu'il n'a pas fermé l'œil. L'elfe comprend que le nain a du mal à trouver le sommeil, qu'il ressasse sans arrêt de sombres idées. Thranduil, malgré tout le ressentiment qu'il a à l'encontre de la lignée de Durin, ne peut l'en blâmer. Le fils d'Oropher reste dans l'ombre, à écouter la respiration profonde et régulière du prince. De là où il est, il perçoit même les puissants battements de son cœur. La ligne de ses épaules se détend, ses lèvres s'entrouvrent. Il y a quelque chose d'hypnotique dans ces sons graves et répétitifs… Quelque chose qui éveille en lui des sensations depuis longtemps oubliées. Un sourire étire ses lèvres, il ferme les yeux. Les minutes passent. Il lui semble que ses propres battements de cœur se mêlent à ceux du fils de Thrain.

Le nain se met à marmonner pour lui-même en khuzdul. Thranduil ne connait pas un traître mot de cette langue gutturale qu'il juge vulgaire, mais il en devine néanmoins le sens. Le ton de Thorin, d'abord agressif, devient progressivement triste et nostalgique. Il se remémore le passé, des choses perdues et oubliées. Peut-être s'inquiète-t-il aussi pour ses neveux… L'image d'un Legolas gisant, couvert de sang, traverse soudain l'esprit du roi sindar. Sa gorge se noue. Il se sent étrangement proche de son prisonnier, malgré tout le dédain qu'il peut lui adresser.

Dehors, il ne pleut plus. La lueur de la lune traverse les barreaux d'une fenêtre, et vient éclabousser le dallage humide de taches argentées. Thranduil hésite un instant à avancer, à s'exposer à la vue du nain. Il s'apprête à faire un pas, mais se ravise. Lui qui était venu pour lui parler, il se trouve maintenant incapable de prononcer le moindre mot… Il recule, dos au mur, se laisse retomber dans un léger bruissement de soie contre la paroi de pierre brute.

Le nain se tait. Thranduil se raidit. Il l'a entendu. Thorin se presse contre les barreaux de fer, et plisse les yeux dans l'espoir de percer les ténèbres. L'acuité visuelle des nains dans la pénombre est réputée, mais elle ne peut percer en l'absence totale de lumière. Le sindar remercie Eru de lui avoir permis de trouver sa cachette.

« Qui est là ? »

La voix grave et posée de Thorin rompt le silence. Il fronce les sourcils d'agacement. Il ajoute avec défi :

« Je sais que vous êtes là. Montrez-vous ! »

Thranduil se relève lentement. Autant qu'il aille jusqu'au bout. Il sort de l'ombre, fait quelques pas en direction du prince. Ses longs cheveux blonds paraissent presque lumineux à la lueur des étoiles. Son visage reste de marbre, mais ses yeux brillent d'une lueur étrange.

« Vous… »

Thorin crache presque ce mot. Il reste immobile, et regarde avancer vers lui le roi elfique. Ses yeux reflètent une colère farouche. S'il n'y avait pas ces barreaux entre eux, le nain lui aurait sans doute déjà sauté à la gorge. Thranduil soutient son regard, un sourire indéchiffrable sur les lèvres.

« Moi, répond-il simplement. »

Le prince nain lui tourne le dos, et va s'asseoir lourdement sur sa couchette. Il pivote à nouveau la tête vers l'elfe, lui adresse un sombre regard et dit d'un ton sardonique :

- Vous êtes venu en personne me harceler ? Ou peut-être avez-vous concocté une torture aussi longue et raffinée que vos oreilles pointues ?

- Cela vous déplairait-il tant ?

Thorin ouvre la bouche, avant de la refermer aussitôt. Thranduil jubile intérieurement du trouble qu'il a instauré au nain.

- Disparaissez.

- Vous êtes mon hôte, répond le fils d'Oropher sur un ton moqueur. La bienséance veut que l'invité se plie à la loi du maître de maison.

Le prince se relève brusquement, traverse sa cellule et vient se placer à nouveau contre les barreaux. Sa voix se réduit à un murmure.

- Vous êtes ivre, vous sentez l'alcool à une lieue. Vous êtes abject. Abject et lâche.

La tête de Thranduil bascule légèrement sur le côté. En temps normal, il l'aurait égorgé sur le champ. Mais il s'agit de tout sauf d'un temps normal. Le roi fait encore un pas. Quelques centimètres seulement les séparent. Il baisse la tête vers le nain qui ne lui arrive qu'à la poitrine, observe avec attention les veines argentées qui parsèment son épaisse crinière sombre. Il est si différent de lui…Sans doute le trouve-t-il réellement repoussant, avec son menton imberbe, ses joues éternellement jeunes, sa taille fine et élancée. Après tout, Thorin est loin lui aussi de représenter les canons elfiques. Mais quelque chose en lui l'attire. Peut-être est-ce l'éclat indompté de ses yeux, la force brute qu'il dégage, ou son aura royale…Il ne saurait dire.

Thorin ne recule pas. Il lève la tête, plonge son regard dans celui qu'il considère comme un traître et un couard. Thranduil y lit toujours du mépris, mais il lui semble que la tension des sourcils du nain s'adoucie lentement. Ils restent ainsi un long moment, sans s'échanger un mot. Le bruit de leurs propres battements de cœur résonne sourdement dans leurs oreilles. Ils se toisent, se défient du regard, et tentent chacun d'ignorer l'emballement de leur respiration. Le nain lève une main, attrape un barreau de sa cellule.

Un grognement sourd, un peu plus loin, fait sursauter l'héritier de Durin. L'un des nains est en train de s'éveiller. Le roi tourne une dernière fois la tête vers son prisonnier, les lèvres pincées. Il lui adresse un sourire étrange, puis marche à reculons avant de disparaître dans le noir. Ses yeux scintillent un instant dans l'ombre, puis s'évanouissent dans un dernier éclat, laissant le prince nain seul dans la nuit.