Chapitre 1
La scène venait de s'éclairer et les lourds rideaux de velours pourpre, mus par un fil invisible, se divisèrent, caressants et puis s'écartèrent lentement de part et d'autre pour révéler le petit orchestre dans son rond de lumière jaune. Les artistes se tenaient raides, reluisants comme des marionnettes. Les cuivres et la contrebasse pinçaient l'œil de leur éclat rougeâtre et sur le sommet du piano, savamment assise, la vedette de ce soir, prenait la pose, Velma Clove, nouvelle reine des cabarets et de la presse à scandale. La superbe chanteuse se mit à claquer des doigts et tous sur scène se battirent le rythme à leur tour avant que ne trébuchent les premières notes du saxophone. Helen, les yeux rivés sur l'acajou déteint du bar, ses très longs cheveux noirs piqués au-dessus de sa nuque dans un fouillis où demeuraient quelques pinces d'argent de l'élégant chignon qu'elle portait au début de la soirée, Helen, les lèvres tendues dans une moue dépréciative, sourcils légèrement froncés, tournoyait indifféremment un glaçon dans la liqueur brune au fond de son verre carré. Le tintement aigu de la glace contre les parois n'avait en soi rien d'agréable, il était même plutôt gênant, perturbant, agaçant, aliénant, insupportable pour ses voisins. Et c'était justement pour ça qu'elle s'en délectait autant. Parce que ce soir, son oreille faisait barrage imperméable au jazz trémoussant qui d'ordinaire ne manquait jamais de l'embringuer. Ce soir, elle ne tapait pas de la pointe du pied la cadence dansante. De toute façon, on ne s'y trompait pas, la scène était trop grande, non, rectifia-t-elle, il y avait une scène, rien que ça. Et l'endroit était trop propre, trop rangé, trop faux, une belle imitation certes, mais imitation tout de même. Non, on ne s'y trompait pas, on était en plein Manhattan, pas à la Nouvelle Orléans. Elle soupira et son genoux recommença à tressauter nerveusement sur le haut tabouret. Bref, vous l'aurez compris, ce soir, au Brooks' Folies, Helen Magnus, alias Bancroft était de mauvaise humeur.
Elle était de mauvaise humeur parce qu'on était mercredi 7 janvier 1943 et que cette même nuit, elle le savait mieux que quiconque, une autre Helen Magnus, aux cheveux rouges et plus jeune qu'elle d'une certaine façon, était lancée dans une palpitante course poursuite avec le plus grand nom que l'ingénierie électromagnétique ait connu : Nikola Tesla. Elle savait aussi que dans quelques heures, son double, son autre elle-même, sa jumelle, appelez-là comme vous voulez, organiserait, planifierait puis exécuterait en toute inconscience la fausse mort de l'homme en question. Ce après quoi, il leur serait impossible, à elle comme à l'autre de le revoir avant 60 bonnes années à moins de… Non, bien sûr, trop risqué.
Elle échappa un juron qui jamais n'aurait franchi les lèvres de sa jumelle pour qui les années 2000 évoquaient sans doute encore les voitures volantes et les voyages sur Mars, un monde peuplé d'hommes et de phénomènes en cohabitation pacifique. Quoiqu'elle se rappela avoir perdu beaucoup de son optimisme d'antan à cette-même période justement, juste après la guerre. Peut-être la rousse voyait-elle désormais le futur comme une lente forge de l'apocalypse…
Ce soir donc, Helen Magnus, bouillonnait.
Elle bouillonna doublement quand il lui vint à l'esprit que la situation frôlait le pathétique : elle rageait parce qu'elle était jalouse d'elle-même, parce qu'à dire vrai, elle aurait préféré être celle qui cavalait dans un roman de cape et d'épée avec Tesla de l'autre côté de la ville plutôt que celle-ci qui, accoudée au bar, entendait sans écouter la fantastique Velma. Son ridicule l'irritait, elle était une femme fière et détachée, indépendante, solitaire, pas du genre à s'attarder sur des remords ou sur des petits chagrins, et pourtant, tant pis pour cette fois. Elle broyait du noir.
Jusqu'à ce qu'il se produise quelque chose d'inattendu, ce genre d'enchainements de causes et d'effets si insolite qu'il serait impossible de les reproduire. Il y eut un carambolage juste derrière elle et un plateau de boissons fraiches s'étala à ses pieds, sur le sol, dans une explosion de verreries. Sur scène Velma continua de chanter. Elle avait l'habitude. Mais alors quelqu'un glissa sur les débris et en désespoir de cause, s'accrocha au tabouret d'Helen, seulement pour la précipiter elle aussi dans la chute. Et Miss Bancroft, traqueuse de monstre, érudite de 211 ans, femme très grande et très brune que l'on comptait parmi les plus belles, les plus audacieuses et distinguées de New York City, atterrit de tout son long sur le carrelage brun et froid, sa longue robe fendue un peu étirée si bien que d'un certain angle on voyait naître sur sa jambe la minuscule épingle qui maintenait ses bas en place. Velma se tue. Mais contre toute attente, là n'était pas le plus saisissant, non, ce qui avait figé tout mouvement dans le petit cabaret et qui avait même valu un pas de recul collectif, c'était que cette-même Helen Bancroft, dans sa stupeur, se redressant immédiatement, avait dégainé d'instinct les deux révolvers dissimulés dans sa veste et les pointait tout droit sur le malheureux responsable de l'accident.
« C'est là, c'est là ! J'y suis presque ! » Anticipa Helen, la tête dans les mains, étrangement affalée dans un fauteuil, paupières closes parées des enluminures que reflétaient le feu de cheminé. Elle s'enfonça un peu plus dans le cuir souple, tira sur le collier de la fine cravate, décrocha un bouton de sa chemise, un autre en dessous, déposa son crane dans le dossier. Elle prit une longue inspiration et…
Elle se hâtait dans les couloirs du cabaret, à travers la lumière filtrée, rouge, à quoi pensait-elle bon sang ? Comme si il n'y avait pas déjà assez d'intrigues mêlées au nom ravivé d'Helen Bancroft, comme si elle pouvait se permettre ce genre de dérapage, ici, en plein New York, dans un des plus beau Dancing de la ville. Bien sûr le patron ne lui en tiendrait pas rigueur, elle avait ses moments, il le savait il l'avait vu ici-même marchander avec les murènes et les rapaces, se lier d'amitié avec la Baker, ce drôle de bout de femme, comploter avec elle sur la résistance, mettre à feu et à sang le cœur d'une flopée de gentlemen, faire crever d'envie les habitués, de jalousie les jeunes New-Yorkaises branchées, il l'avait vu sortir du lot le premier soir où elle avait posé les pieds ici, bref, l'endroit lui servait plus ou moins de repaire et il n'avait jamais protesté.
Elle montait les escaliers vers la seconde salle, celle des joueurs, des éventails de cartes et des cigares, dans l'espoir de s'éclipser au plus vite. Inutile de laisser toute cette petite foule l'observer une seconde de plus, et c'est alors qu'elle se retourna une dernière fois et la vit. La jeune femme au soleil noir. Indifférente, assise seule à une table, une longue cigarette qui se consumait à vide entre l'index et le majeur droit, aucune particularité notable, si ce n'est ce pendentif qui pendait à son cou.
Te voilà ! Murmura Helen. Montres moi en plus !
Quand Will entra dans la pièce, il crut tout d'abord qu'elle s'adressait à lui et fronça les sourcils. Puis il remarqua son visage fermé, doré de flammes, le léger sourire qui partageait ses lèvres. Elle n'avait pas la posture de quelqu'un qui dort mais semblait plutôt à mi-chemin entre l'euphorie et l'inconfort. Sur le grand canapé à côté d'elle ronflait Titus, le grand chat que les champignons d'Alice avait fait quintupler de taille quelques mois auparavant.
_ Magnus ? risqua-t-il.
Silence. Il s'approcha et posa une paume tendre sur son épaule. Ses cheveux bruns et ses longs cils rougeoyaient à la lueur du feu, en parfaite symbiose avec la faible nuance de carmin qui perdurait de son maquillage sur sa bouche. Elle bougea la tête, sortit une fraction de seconde le bout de sa langue pour humecter ses lèvres, échappa un petit gémissement, Will secoua son épaule, l'image du pendentif noir s'effaça aussitôt et elle ouvrit les yeux.
_ Vous n'êtes pas couché ? Observa-t-elle.
_ Insomnie…
_ C'est la troisième nuit de suite. Si vous ne dormez pas demain, je vous mets sous traitement.
_ Je vais bien. Assura-t-il.
Parfois il ne dormait pas simplement parce qu'il savait qu'elle veillait, elle aussi.
_ Qu'est-ce que c'est ? Poursuivit-il en pointant un petit coffre de bois sculpté sur la table basse. Son couvercle, suspendu entrouvert, permettait d'apercevoir quelques bocaux de verre à l'intérieur mais leur contenu, lui, restait inidentifiable.
_ Un autre secret à ajouter à votre liste.
Elle ferma la boite, la récupéra et lui sourit, l'embrassa sur la joue comme de coutume ses derniers mois, depuis le pays des merveilles, mais cette fois-ci près de l'oreille, là où l'on frissonne, puis elle lui dit quelque chose comme « faites un effort pour dormir » mais il n'entendit pas vraiment parce qu'il frissonnait justement et il n'y eut bientôt plus que le clic clac de ses talons épineux sur le parquet et le bruit d'une porte que l'on ouvre puis referme au fond du couloir.
Helen se déshabilla et se glissa sous le drap frais sans prendre le temps d'enfiler quoique ce soit d'autre. C'était la première fois qu'elle réussissait à atteindre un souvenir en rapport direct avec l'enquête, signe qu'elle gagnait du contrôle, il fallait qu'elle persévère. Elle se saisit de la boite de bois, choisit un des petits pots en verre où bourdonnaient de minuscules fourmis volantes, en déboucha le liège, y versa habilement le contenu d'un flacon avant que les bestioles ne s'échappent. Aussitôt, il se produisit une réaction chimique qui sembla dissoudre complètement les petits insectes si ce n'est qu'un voile noirâtre, comme un essaim invisible, s'éleva du bocal. Elle l'inhala entièrement. Elle serra les dents, se crispa, mordit sa lèvre pour étouffer un petit cri, cabra les reins contre le coton matelassé, dénoua les genoux, tourna une fois à droite, une autre fois à gauche et dans un soupir profond, enfin, s'apaisa, laissa s'échapper de ses doigts les objets qu'elle tenait.
« Maintenant, le cabaret, la fille au soleil noir » s'efforça-t-elle de penser.
