CAPRICES

« Cela fait plus de 200 ans que j'attends cet instant. Depuis ce jour où Kaïros a voulu inverser le temps. Quelle erreur... je suis le seul à pouvoir le faire. Le seul ayant le pouvoir du temps. J'attendais patiemment ce jour où je pourrais reprendre mon monde à ces dieux orgueilleux.

Zeus m'a scellé, jeté mes titans et ma garde au Tartare. Scellé à jamais qu'il disait de son trône de marbre et d'or, le dieu auréolé d'une lumière aveuglante. Le temps n'a nullement d'emprise sur moi. La patience est ma vertu, le temps mon arme. Le temps arrive enfin pour moi d'agir.

De cette faille créée, par cette guerre divine, me laissant ainsi percevoir mon arme, mon Mégas Drépanonscellé par Athéna.

Enfin je peux voir ce lieu, ce plateau calcaire, le seul accès praticable qui se trouve à l'Ouest. Quand on arrive en haut, on voit l'arrière des 12 temples baignant dans le soleil. Leur entrée située à l'Est, côté où le soleil se lève. Les sculptures en haut relief dépeignant des batailles mythiques: les Lapithes contre les Centaures au sud, les Grecs contre les Amazones à l'Ouest, les Dieux contre les Géants à l'Est et la Guerre de Troie au Nord. Enfin, les sculptures des frontons, exécutées en ronde bosse, représentent la naissance d'Athéna sortant tout armée de la tête de Zeus sur le fronton de l'Est et la lutte entre Athéna et Poséidon pour le patronage d'Athènes sur le fronton de l'Ouest. Au coeur du Sanctuaire, la tour de l'horloge d'Andronikos Kyrristes faite de marbre soutenue par huit jeunes filles qui symbolisent le vent cache au son sein mon pouvoir. Scellé, dans le noir absolu, il ne peut agir. Mais voilà, cette si menue faille fait qu'une heure par jour, un rayon de soleil caresse cette carcasse noire, pétrifiée par le temps qui n'attend que mon appel pour se mouvoir. Pas complètement. Juste un peu. Pas pour me libérer de cette prison intemporelle. Juste pour agir sur les étoiles, sur le temps.

Il n'y a pas de passé, de présent ni de futur pour moi. Des images me viennent à l'esprit de ces vies figées à jamais maudites par les dieux. Un caprice volage leur rend la vie. Une seconde chance. Un père qui pleure son fils. Une promesse. Un amour. Des liens éternels de fraternité. Pathétique. Inutile. Je vais détruire tout ceci et montrer aux dieux vaniteux que je suis supérieur à eux et qu'ils ne doivent pas m'oublier. Ils pensent du haut de leur orgueil que je ne puis plus rien faire, que je ne suis plus rien si ce n'est le sablier qui s'écoule inexorablement. Je suis le temps. Je regarde le sable de mon Mégas Drépanon et le fait se mouvoir. Les temps se mélangent et la course des étoiles me montre mille possibilités. Un destin. Non. Des destins possibles. Des vies à briser avant de reprendre possession de mon bien. Changer la course des destins et en faire autre chose. Modifier les mémoires. Défaire les choix faits. Reprendre tout depuis leur naissance... Fixer la roue, mettre des choix devant leurs pieds... D'autres vies se profilent. A ma plus grande joie.

D'une promesse de deux saints d'Athéna à leur déesse. Promesse d'un retour 200 ans plus tard. De rester en vie jusqu'à la prochaine guerre sainte. Préparer le retour de Mort et Rêve. D'un battement de cils, j'efface ceci. Une déesse retournant auprès des dieux à tout jamais. Deux frères qui se disputent mais dont le Roi divin porte le dernier mot pliant ainsi l'Ombre. Mort et Rêve font partie de l'humanité telle une plaie dont on ne peut guérir. Un souffle léger et je modifie le temps de Mort mais Rêve m'échappe. Je suis un peu trop faible je dois bien l'avouer. Mais Rêve part en criant. Il a peur. C'est une première et un pur délice que de l'entendre ainsi hurler. Préviens les dieux, Rêve préviens-les que je suis là. Nul ne peut échapper au temps.

Me voici. Tu me regardes souriantes petite fille. Toi qui effeuilles les marguerites, regardes le tour de passe-passe que je m'apprête à faire. Un pied de nez aux dieux. Je suis là. J'étais toujours là. Et je serai encore là demain. »

Rêve fondit littéralement à ses pieds, mortifié par ce qu'il venait de voir. Il était là. De retour. Enfin presque. Pas tout à fait. A peine. Elle lui caressait les cheveux avec beaucoup de tendresse. Ses paroles rassurèrent Rêve qui arrêta de pleurer, de trembler. Elle recueillit d'un geste lent et sûr, les larmes qui perlaient encore et de ses doigts délicats elle les jeta dans la fontaine de marbre blanc. Elle entendit un grognement au loin. Elle sourit. Ainsi une porte était ouverte à un autre chemin. Une variation dans les projets de Temps. Puisque Temps avait décidé de mélanger passé, présent et les possibles avenirs, alors de quelques larmes les liens des frères d'armes arrêtèrent de s'effilocher. Rêve restait allongé sur le sol d'obsidienne tandis qu'elle partait sautillant comme si elle jouait à la marelle « 1, 2 3, je mange une part de gâteau, 4, 5... » sa voix se perdit au loin et Rêve se bouchait les oreilles.

30 ans plus tard...

New York, 5 mars

Eravamo quel che tutti sognano
Quell'amore che i cantanti cantano
Tanto forte, potente,(1) oh o oh , oh o oh …. bonjour Monsieur voulez-vous que je vous emmène quelque part ?

Le taxi jaune s'arrêta net devant un type costard cravate regardant tout alentour. Il l'avait repéré et nul doute qu'il s'agissait d'un touriste. Et avec un peu de chance il devait être riche et donc donnerait un bon pourboire s'il n'était pas radin et l'appellerait pour d'autres courses.

Amenez-moi à l'hôtel Antarès, dit le costume gris avec sa moue boudeuse, les yeux vitreux de fatigue.

Prenez place mon prince... c'est la première fois que vous venez à New York ? Moi, cela fait 4 ans que je suis arrivé et j'ai eu le coup de foudre...

Je ne voudrais pas paraître désagréable mais je suis fatigué et...

Ok ok je comprends. Silencio motus et bouche cousue hein ? No problem.

Il regardait d'un œil son client au costume gris un peu plus attentivement. Il s'aperçut ainsi qu'il portait une cravate de soie pincée d'une barrette assez brillante pour être en or. Pas d'alliance mais une jolie chevalière au majeur droit. Yeux bleus. Cheveux noirs légèrement grisonnant sur les tempes. Proche de la cinquantaine. L'air un brin bourru. Homme d'affaire certainement.

Et voilà mon Prince vous voilà à bon port. Cela fait 70 dollars.

Tenez ! Et gardez la monnaie.

Il prit les billets, il y en avait pour 100. Ses yeux écarquillés allaient des billets à ce type, de ce type aux billets.

Et mon Prince attendez ! Dit-il en sortant prestement de son taxi.

Je vous ai dit de garder la monnaie.

Ma carte au cas où, tendit-il avec un sourire presque carnassier.

Il le regarda entrer dans ce somptueux hôtel avec ses tapis rouge, ses tentures et sa réceptionniste blonde à souhait avec ses charmes voluptueux. Il n'y était entré qu'une fois, juste une fois feignant s'être perdu, jouant les touristes italiens. Italien de souche il avait vécu en Sicile à Enna. Paysan il n'a jamais été malheureux. Au milieu des champs de blés, il se croyait seul au monde. Et pourtant le monde est vaste. Peut-être un peu trop, pensait-il de temps à autre. Cela lui rendrait bien des services si le monde n'était pas aussi vaste. Il pourrait se rendre dans la maison de ses parents rapidement et puis revenir ici pour travailler et rentrer chez lui. Mais voilà un océan les séparait et il ne savait pas se téléporter.

Son cousin Salvo l'avait invité à venir à New York pour la naissance du second fils. Il en était le parrain désigné. Et puis, il l'avait vu et n'avait plus voulu partir. Il ne pouvait s'expliquer ce qui s'était produit à ce moment-là. Il disait seulement qu'il sentait qu'il fallait qu'il reste. Au début il avait vécu dans l'appartement de la famille de Salvo, mais cinq personnes sous le même toit avec lui dormant sur le canapé ce n'était évident pour personne. Pourtant Salvo et Nathalia n'avaient eu de cesse de lui répéter que cela ne les dérangeaient pas, mais il voyait bien qu'il les gênait, ne leur permettant plus d'avoir de l'intimité. Et puis les enfants lui portaient de temps en temps sur les nerfs. Quelques mois plus tard, il prit un appartement vide car moins cher qu'un meublé et moins risqué. Tu abîmes un truc et c'est pour ta poche et au prix fort en plus. Il dormit à même le sol jusqu'à sa première paie de manœuvre en bâtiment. Il s'acheta un matelas et trouva par son plus grand bonheur une table et deux chaises qui avaient été jetées dans la rue à côté des ordures. Après avoir enlevé les chewing-gums collés, poncés, et donné un coup de pinceau d'un bleu pour la table et d'un jaune pour les chaises, il se fit un joli salon. A ces souvenirs il ne put retenir un sourire. Tout en approchant une cigarette de ses lèvres il remonta dans sa voiture et la démarra en trombe... Che potrebbe scomparire l'Universo tranne noi, Oh-o oh tranne noi (1)

Max Pezzali L'universo tranne noi