OS : Le cœur des étoiles
Il y a d'abord eu le sang. Puis ont suivi le choc, la tristesse, le désespoir. La solitude. Les soirs à regretter, à rejouer les scènes en continu. À se souvenir des moments heureux que nous partagions, que nous ne partagerons plus. À imaginer une fin différente, une où nous formerions une famille que la mort ne pourrait jamais séparer, une fin illusoire. Pendant des jours, des semaines, des mois, peut-être des années même, il y a eu les pleurs. Dérisoires, les larmes tentaient de remplir un puits sans fond au creux de mon cœur. J'étais minable, inutile, incapable de vaincre la douleur ni de trouver le bonheur. Mon monde ne connaissait que deux couleurs. Rouge, noir, rien d'autre ne ressortissait de mon histoire.
Et puis tu es arrivé, toi mon reflet dans un miroir. Détruit, anéanti, nous connaissions tout le répertoire. Ton regard sombre et embué me rappelait une étoile lointaine, une étoile dont il fallait se rapprocher pour admirer la splendeur, car les année-lumières qui nous séparaient m'empêchaient de percevoir son éclat. Avec ta tignasse verdoyante, tu as ajouté une nouvelle couleur dans mon quotidien, et jour après jour ma vie s'illuminait un peu plus. Depuis tout ce temps, autour de moi, le ciel bleu et son soleil ambré attendaient simplement que je porte mon regard sur eux. Tu m'as réappris à sourire, à apprécier les petites choses. Dès que je t'avais vu, j'avais su : je voulais t'aider, te sortir de ton cauchemar - notre cauchemar. Cette simple pensée avait éveillé en moi ces émotions perdues : l'envie, la foi, le courage. Ta seule présence avait suffi à me sauver. À force de patience et de persévérance, il me semble t'avoir rendu la pareille. J'espère toujours, au plus profond de moi, que j'ai soigné la blessure qui te faisait si mal, Mido.
Les années ont passé, avec leur lot d'événements. Nous avons grandi, sommes devenus des jeunes adolescents qui rendaient leur nouveau Père fier. Nous avons étudié, certes l'un avec plus de difficultés que l'autre, pour choisir notre vie future. Je me suis découvert une véritable passion pour l'astronomie, et mille fois tu m'as écouté t'expliquer des choses qui ne faisaient aucun sens pour toi. Nous regardions la Nébuleuse d'Orion avec le télescope de l'orphelinat, nous extasions sur ses nuances incroyables, nous sentions minuscules ensemble devant la beauté du monde qui nous entourait.
J'ai continué d'étudier la physique à l'université, obtenu un premier diplôme, un second, puis un doctorat. Aujourd'hui, lorsque je me présente, je peux affirmer que je suis un astronome, et cela impressionne toujours ceux qui ne me connaissent pas. On me demande souvent si je voyage dans l'espace, ce qui n'est absolument pas le cas. Bien sûr, j'en rêverais, comme tous les autres, mais les places sont rares. Alors en attendant, je calcule, je prévois, j'observe. J'ai accès à des équipements si perfectionnés qu'ils rendraient notre petit jouet de l'École du Soleil vert de jalousie. C'est la récompense de mon travail acharné, je suppose.
J'aimerais beaucoup revoir la famille, mais le temps me manque. Rien que d'y penser, les larmes me montent déjà aux yeux. Cela fait si longtemps que je n'ai pas entendu leurs voix. Je retournerai en haut de la colline sur laquelle nous allions petits regarder le soleil se coucher, là où j'ai appris à te connaître, où j'ai vu les étoiles dans tes yeux, aussi lumineuses que celles du ciel. Là où tout a commencé. J'aime à croire que tu es comme le dieu Janus qui serait venu me rendre visite. Maître des chemins, en apparaissant sur ma route, tu as été le guide de chaque choix que j'ai fait. Tu es la porte entre mon passé et mon futur, celui qui m'a sauvé et a fait de moi celui que je suis aujourd'hui. Mon cœur se serrera sûrement sur cette colline en pensant à toi.
Tu sais Mido, je n'y suis pas retourné depuis le bon vieux temps. J'ai trouvé de nouveaux lieux pour lever la tête, pour me tourner vers l'avenir. Cet endroit, c'était et cela sera toujours le nôtre. J'espère sincèrement que personne ne l'a abîmé, je ne m'en remettrais pas. Cela serait souiller nos souvenirs, nos meilleurs moments. Quand j'entendais ton rire, ta voix résonner dans la nuit noire. Quand tu chantais pour moi, et moi seul. Quand je t'ai dit que je t'aimais pour la première fois, quand nous avons compris que nous serions une famille à jamais. Te souviens tu ? Ma famille, ce sont eux, mais c'est surtout toi. Nos frères, nos sœurs et le garçon que j'ai promis d'aimer jusqu'à la fin de mes jours. Je me souviens aussi de la première fois que nous nous sommes embrassé, sur cette colline, c'était une évidence. Ton visage était tellement adorable, avec tes joues teintées de rouge et tes yeux brillants de la joie que nous partagions. Quand il s'agissait de l'autre, nous n'avions peur de rien, n'est-ce pas ?
À chaque fois que je regarde notre étoile polaire, c'est toi que je vois. Depuis des millénaires, elle indique aux hommes la direction à suivre, comme tu as su le faire avec moi. Maintenant je me dis que c'est forcément toi qui brilles de cet éclat. Que les reflets de tes cheveux lui donnent ses si jolies nuances, que ton cœur se trouve là-bas, que tu illumines le ciel plus fort que toutes les autres étoiles parce que je t'aime bien plus qu'elles.
Il y a d'abord eu l'impact ; le sang n'est venu qu'après. J'ai senti le bitume frais de cette nuit de mai contre ma peau. Mes mains, ma joue, mon corps tout entier me brûlait. Cette chaleur, cette douleur, n'étaient qu'une preuve que j'étais toujours en vie. Pour moi, tu n'as eu peur de rien.
Avec le recul, je crois que ce n'est pas seulement à cause de ton absence que j'ai arrêté d'aller sur la colline. Sans toi, l'endroit n'avait certes plus la même gaîté, mais il me faisait sentir inutile - comme avant. J'ai pris des années à comprendre que je n'étais pas coupable. Si seulement nous n'étions pas allés observer les étoiles, ce soir-là. Si seulement tu ne m'avais pas aimé autant. Ces lumières que je voyais dans tes yeux se sont envolées vers le ciel qui nous dominait. Je n'ai rien pu faire.
Une dernière fois, tu m'as sauvé. Au prix de ta vie, tu m'as évité une mort certaine. J'ai vu les pneus ensanglantés du camion qui s'enfuyait. Lui qui était si faible, incapable de reconnaître son tort ; il me laissait seul porter le poids de la responsabilité. Cette sensation de déjà-vu m'a soulevé un haut-le-cœur. La colère, la tristesse, le désespoir : j'ai tout reconnu. À nouveau, je me retrouvais seul avec mes regrets. À nouveau, un être que j'aimais s'en était allé. J'avais espéré fonder avec toi cette famille que la mort ne pourrait jamais briser ; mais l'idée était utopique. J'attirais le malheur comme un aimant.
Plusieurs fois, j'ai voulu mourir. Le chagrin, les remords, le manque : tout me poussait à croire que ma vie n'avait de sens que si je la passais à tes côtés. Puis j'observais les étoiles, seul moyen de me calmer et je pensais à tes volontés. Toi qui étais mort pour moi, comment supporterais-tu que je gâche cette vie que tu m'as confiée ? Mon cœur ne bat que pour toi, ne bat que grâce à toi. C'est là Mido ce qu'il reste de plus significatif de toi. Tu m'as offert ton bien le plus précieux, et je me dois de le chérir. Et même si tu n'es plus là, je sais que tu veilles sur moi, que tu m'aides à faire les bons choix.
Ce sont toi et les souvenirs de nos plus beaux instants qui ont fait de moi l'homme que je suis. L'amour que tu me portais s'est dissipé dans le ciel étoilé, le faisant briller d'un éclat plus puissant à chaque battement de mon cœur, à chaque instant où je me sentais vivant. J'ai persisté dans mes études dans le seul but de pouvoir passer ma vie à tes côtés. Pour que mon travail consiste à lever les yeux chaque soir vers l'avenir que tu m'as offert, vers ton sourire que j'imagine gouverner les constellations. Comme tous les astronomes, je rêve de m'envoler dans l'espace, de m'approcher au plus près des lueurs lointaines. Et qui sait, un jour peut-être j'irai voir le cœur des étoiles.
