Les personnages du manga détective Conan appartiennent à Gosho Aoyama.

Avertissement : Pour éviter tout malentendu, ces trente one-shot ne mettrons pas en scène un triangle amoureux mais bel et bien une relation polygame entre leurs trois personnages principaux. Donc, si le thème vous gêne, pour une raison ou une autre, arrêtez votre lecture dès maintenant. Oh, et le premier d'entre eux contient des spoilers pour les tomes du manga qui n'ont pas encore été publiés en France au moment de sa mise en ligne, estimez-vous prévenu.

Ces trente histoires sont dédiées à Dagron et Socchan, elles savent pourquoi.

Thème 1 : Hidden

Ran jeta quelques coup d'oeils paniqués autour d'elle tout en s'efforçant de maîtriser la peur qui l'avait envahi depuis plusieurs minutes. Elle avait eu beau refermer la porte du jardin de Shinichi de la manière la plus délicate possible, le léger grincement produit par son geste pouvait avoir été suffisant pour la trahir. Peut-être aurait-elle du la laisser entrouverte ? Non, le vent aurait pu se lever et la refermer brusquement dans un claquement sonore qui aurait instantanément révélé sa présence à Shinichi.

Shinichi, il était réapparu dans sa vie aussi brusquement qu'il s'en était éclipsé il y a quelques mois et aucune explication vraiment satisfaisante n'avait accompagné sa disparition comme son retour. C'était pour cette raison que la jeune femme avait préféré modérer son enthousiasme et s'était préparé mentalement à l'éventualité que son ami soit amené à tout abandonner pour partir du jour au lendemain une seconde fois. Une inquiétude qui devait également ronger Shinichi, en tout cas si on en jugeait à la manière dont son comportement avait évolué depuis son retour.

Oh certes, il était devenu beaucoup plus attentionné avec elle, il passait à présent plus de temps à l'écouter qu'à débiter sans cesse ses exploits et sa passion pour Sherlock Holmes, il avait beaucoup plus de facilité à trouver un moment de libre à lui consacrer, mais pourtant… Pourtant une barrière s'était installée entre eux. Une barrière ténue, qui n'était visible qu'à des signes que la jeune femme aurait eu du mal à percevoir quelques mois auparavant.

Elle était visible dans les yeux du détective lorsqu'ils se séparaient pour rentrer dans leurs domiciles respectifs. Des yeux dans lesquels Ran lisait toujours une inquiétude que dissimulait mal le sourire de son ami. Chaque fois que Shinichi lui disait au revoir dans ses moments là, elle avait l'impression d'entendre un adieu.

Et puis il y avait ces autres moments, ceux où elle voyait son ami serrer brusquement le poing d'un air déterminé avant de se tourner vers elle avec une expression brusquement sérieuse qui la faisait presque frissonner. Mais cela ne durait que quelques instants, le détective finissait toujours par refermer la bouche et baisser les yeux d'un air de chien battu, comme si certains mots resté bloqués au fond de sa gorge et refusait désespérément d'en sortir. Ran avait bien essayé de l'aider à faire ressortir ce qu'il tentait de garder au fond de lui et qui le rongeait jour après jour, mais chacune de ses tentatives s'était soldés par un échec. Shinichi se refermait sur lui-même ou marmonnait des futilités qui ne pouvaient pas justifier son attitude, et si elle faisait mine d'insister, cela finissait toujours par dégénérer en une dispute qui ne faisait que renforcer un peu plus le malaise qui s'était établi entre eux.

Une autre scène de ce genre venait de se produire il y a quelques minutes à peine, même si elle venait de connaître un dénouement différent de ceux des autres fois. Le téléphone portable du lycéen avait sonné le glas de la résolution qui s'était emparé de lui l'instant d'avant. Et même si l'appel n'avait pas duré plus de deux minutes, la lueur de panique qu'il avait instantanément fait briller dans le regard de son ami n'avait pas manqué d'interpeller Ran. Malheureusement, elle n'eût guère le temps de l'interroger là-dessus, le détective avait mis fin à ses interrogations avant même qu'elles ne commencent.

Une affaire de dernière minute à régler lui avait-il dit. Rien de vraiment important, il n'en aurait que pour quelques minutes. Aucun d'eux n'avait fait le moindre effort pour paraître convaincu par ce mensonge mais ils n'avaient rien fait non plus pour le dissiper.

Lorsqu'elle avait vu son amie lui tourner le dos pour se précipiter vers sa maison en courant, Ran avait été tétanisé par une désagréable impression de déjà vu. Ce malaise, le même que celui qu'elle avait ressenti plusieurs mois auparavant dans ce parc d'attraction, lorsqu'elle avait vu son ami d'enfance s'éloigner d'elle en lui disant au revoir. Cette même intuition qui lui murmurait que si elle le laissait partir, elle ne le reverrait plus…

Cette fois encore la jeune femme n'eût pas la force de retenir son ami, mais elle eût néanmoins suffisamment de résolution pour ne pas commettre la même erreur deux fois et le suivre au lieu de rentrer tristement chez elle.

Plus question de reculer, elle suivrait son intuition jusqu'au bout, quoi que cela puisse lui coûter par la suite.

Après s'être rapproché discrètement de la maison en se mettant à couvert derrière les arbres du jardin, la lycéenne avala sa salive en se préparant à ouvrir discrètement la porte de la demeure. Mais une voix qui ne lui était que trop familière se mit à résonner quelques mètres plus loin, lui permettant de comprendre que celui qu'elle cherchait se trouvait non pas à l'intérieur mais à l'extérieur de la propriété. Se guidant au son de cette voix que faisait vibrer la colère, l'amie d'enfance du détective se rapprocha de sa source et se permit de jeter un coup d'œil discret tandis qu'elle demeurait dissimulé derrière l'un des angles de la demeure.

Shinichi, il était là, lui tournant le dos pour faire face à une inconnue. Une inconnue ? Non, même si elle ne se souvenait pas l'avoir rencontré auparavant, cette jeune femme qui subissait les remontrances du détective avec un petit sourire amusée n'en était pas moins étrangement familière à Ran.

Cette chevelure blonde qui prenait des reflets légèrement écarlates à la lumière du soleil, ce regard désabusé, ce petit sourire aussi sarcastique qu'affectueux, autant d'éléments qui refusait de s'emboîter dans la conscience de la jeune femme. Elle avait la désagréable sensation qu'une vérité douloureuse se dissimulait à la lisière de sa conscience, une vérité qu'elle désirait connaître tout en étant certaine qu'elle voudrait tout faire pour l'oublier par la suite.

Ses soupçons qu'elle avait eus à plusieurs reprises sur les véritables raisons de l'absence de Shinichi, se pouvait-il qu'ils s'avèrent finalement justifiés ?

Que fallait-il faire ? Rester ici et voir ses espérances brisées ou s'éloigner discrètement pour vivre dans le doute jusqu'à la fin de sa vie ? Mieux valait une vérité douloureuse à une existence passée dans le mensonge et l'incertitude. Elle ne se déroberait pas, contrairement à quelqu'un qui allait bientôt devoir faire face à ses responsabilités.

« Pourquoi ? »

« Pourquoi ? C'est une question que je pourrai parfaitement te retourner, Kudo. Pourquoi devrai-je rester plus longtemps ? L'organisation n'existe plus alors tu n'as plus à me protéger, tout porte à croire que l'antidote que j'ai conçu est permanent, je ne te dois donc plus rien. Tu n'as plus besoin de moi et je n'ai plus besoin de toi, il n'y a donc plus rien pour me retenir ici, non ? »

Shinichi ne prononça pas un seul mot pour la contredire mais la désapprobation qui se lisait dans son regard rendait toute parole superflue.

« Avec toutes les informations que nous avons recueilli ensemble dans leur base de données, le FBI a largement assez de preuves contre l'organisation pour que mon témoignage leur sois totalement inutile pour les inculper. Et dans la mesure où ils t'ont donné accès à ses mêmes informations, la situation entre nous est définitivement inversée. Si l'un de nous deux peut dissimuler à l'autres certains des secrets de nos vieux amis, ce n'est certainement plus moi. Si tu as encore une raison valable pour me retenir auprès de toi, je serais bien curieuse de l'entendre. »

« Peux-tu être certaine que tout les membres de l'organisation sont derrière les barreaux ? Non, tu ne le peux pas, et moi non plus. Certains ont pu passer entre les mailles du filet, peut-être ont-ils eu le temps de détruire les informations les concernant avant que nous ne mettions la main dessus, peut-être qu'une partie de ceux que nous avons arrêté ont déjà réussi à s'échapper pendant que nous parlons… »

Le seul résultat visible des mises en garde du détective fût d'élargir légèrement le pli moqueur des lèvres de son interlocutrice.

« Dans ce cas, je leur souhaite bien du plaisir. Passer son temps à vivre dans la crainte d'être retrouvé par ceux qui vous traquent, voir leurs ombres à chaque coin de rue et leurs regards dans les yeux de chaque passant, ne pas avoir le droit de vivre dans un foyer mais passer son temps à fuir en permanence, voilà le sort qui les attend dans les mois ou les années à venir. Ne t'inquiètent pas trop pour eux, Kudo, même si le FBI ne met jamais la main dessus, ils contempleront le monde à travers les barreaux d'une prison jusqu'à la fin de leur vie. Je parle par expérience. »

« Et si au lieu de fuir, ils décidaient de se venger de ceux qui avaient contribué à leur chute ? En commençant par toi et moi ? Qui sait s'ils s'arrêteront à nous d'ailleurs, peut-être commenceront-ils par s'attaquer à nos proches pour mieux prolonger notre agonie… »

Une lueur d'étonnement brilla dans les yeux de l'inconnue avant de faire place à l'amusement tandis qu'elle portait la main à son menton dans une expression pensive.

« C'est tout de même ironique. Lorsque l'organisation existait encore, ce genre de considérations ne t'effleurait que très légèrement, et à présent qu'elle est détruite, ce n'est plus moi qui continue de vivre dans leur ombre… »

« Je t'ai promis de te protéger d'eux, non ? Et pour ma part, ce que je trouve ironique, c'est qu'après tout ces mois passé dans le fatalisme, tu te mette à avoir un comportement que tu aurais toi-même qualifié de stupide et suicidaire si je l'avais eu quelques mois plus tôt. »

« Alors c'est donc ça. Mon brave chevalier servant a encore besoin de sa demoiselle en détresse pour assurer le beau rôle ? Kudo, c'est toi-même qui m'as dit d'affronter mes problèmes au lieu de passer mon temps à les fuir. J'en aie plus qu'assez de passer mon temps à survivre alors que je voudrais simplement vivre tout court. »

« Peut-être bien que tu n'auras guère le temps de vivre bien longtemps si tu t'obstine à faire ce que tu m'as reproché tout ces mois, les prendre à la légère. »

Les lèvres de la métisse s'entrouvrirent pour laisser s'échapper un soupir de lassitude.

« Possible. Et même probable. Tu vois, je ne fais même pas l'effort d'essayer de te contredire. Mais l'essentiel pour moi, vois-tu, c'est que même s'ils me retrouvent, les derniers moments de ma vie, je les aurais passé en liberté. Toute mon existence, ils m'ont tenu en leur pouvoir en me maintenant dans la peur, et ils ont continué de le faire même après que je me soit échappée de leur emprise. Maintenant, pour la première fois de ma vie, je n'ai plus peur, est ce que tu comprends cela ? Quel que soit le dénouement de l'histoire, j'aurais finalement gagné face à eux. »

Une bulle de silence enveloppa les deux acteurs de la scène et sa spectatrice invisible avant d'éclater face aux paroles incisives du détective.

« Quoi que tu en pense, tu continue à fuir. Est-ce que tu crois vraiment que je vais te laisser tranquillement t'asseoir à côté de cette bombe à retardement à attendre qu'elle explose ? Est-ce que tu aurais oublié ce que j'ai fait la dernière fois que tu as agi de cette façon ? »

« Non, Kudo, je ne l'ai pas oublié. Tu m'as agrippé par la main, m'a forcé à sortir de ce bus au risque d'y mourir avec moi, et ensuite tu as pris la peine de me dire que fuir ne me mènerait nul part. Tu avais parfaitement le droit d'agir de cette façon parce que ce n'était pas seulement mon avenir que je m'apprêtais à détruire mais aussi une partie du tien. Mais à présent, je ne te dois plus rien, ma vie n'est plus lié à la tienne, elle m'appartient pleinement et je suis libre d'en faire ce que bon me semble. Et quand bien même je te donnerais l'impression de la gâcher, tu n'as plus aucun droit de me forcer à agir autrement. »

Ran n'avait même pas besoin de regarder pour sentir la tension qui s'était établi entre les deux adolescents, l'irritation qui faisait vibrer leur voix respectives était pratiquement palpable.

« Soit, si tu tiens tant que ça à mourir, c'est toi que ça regarde. Mais tu as encore des responsabilités auquel tu dois faire face avant ça !»

« Vraiment ? Et puis-je savoir lesquels maintenant que… »

La jeune femme s'interrompît avant d'adresser au détective un sourire qui était plus désabusée que moqueur.

« Oh je vois. A présent que notre ennemi commun est neutralisé et que tu as obtenu tout ce que tu voulais de moi, la trêve entre le détective et la criminelle va finalement s'achever. Il est temps pour cette dernière de payer pour tous les crimes qu'elle a commis pour eux, c'est cela ? »

Shinichi serra le poing pour évacuer sa colère tandis que son interlocutrice continuait de le fixer avec une expression provocatrice en tendant ses poignets pour qu'il puisse y passer d'hypothétiques menottes. Entrouvrant la bouche pour faire comprendre sa façon de penser à celle qui lui faisait face, le lycéen finit par la refermer dans un soupir. Il n'avait pas mis longtemps à remarquer la mélancolie qui illuminait les yeux surmontant le sourire narquois qui lui était décoché par la jeune femme.

« Est-ce que tu pense vraiment que j'ai déjà envisagé de te livrer à la justice ? Est ce que c'est vraiment ce que tu penses après tout ces mois ? »

« J'ai toujours su que tôt ou tard, je devrais bien faire face à mes responsabilités, même si je pensait qu'elle m'apparaîtraient sous le visage de Gin plutôt que le tien. »

« je réitère ma question. Est ce que tu penses vraiment que j'ai envisagé sérieusement de t'envoyer derrière les barreaux ? »

« Tu as bien convaincu ton idole d'aller se livrer à la police pour ce que j'en sait, non ? Ton admiration et ton affection pour lui n'ont pas pesé bien lourd dans la balance, pourquoi devrais-je m'attendre à un traitement de faveur ? Surtout que contrairement à moi, Ray Curtis n'avait qu'un seul mort sur la conscience. »

Même s'il baissa les yeux face à celle qui venait de lui remémorer une de ses victoires les plus amères, le détective trouva très vite la force d'affronter de nouveau son regard.

« La comparaison n'a aucun sens. Ray avait le choix, c'est de sa propre volonté qu'il s'est enfoncé dans la drogue et qu'il est allé jusqu'au meurtre… »

« Sous-entendrais-tu que je n'ai pas eu le choix de mon côté ? »

« Tu as eu le choix. Le choix d'inscrire mon décès sur le rapport que te réclamais l'organisation sur Shinichi Kudo, le choix d'interrompre tes recherches, le choix de créer cet antidote, le choix d'aller réclamer à Vermouth de m'épargner et de garder le secret sur ma survie…»

Baissant les bras d'un geste résigné, la scientifique conserva néanmoins son sourire attristé.

« Je n'ai pas interrompu mes recherches pour des considérations humanistes mais parce que l'organisation n'a pas respecté sa part du contrat et a assassiné ma seule famille. Si j'étais prête à me livrer à Vermouth, c'était avant tout parce que j'étais fatigué de vivre dans la peur et que je voulais en finir une bonne fois pour toute. Je lui aie demandé de t'épargner ? Je n'avais rien à perdre à essayer, et cela ne m'excuse pas plus que le fait d'avoir accompli mes crimes pour la survie d'une innocente ne peut les effacer. L'antidote ? Voyons, Kudo, c'était quand même la moindre des choses que je t'en fasse cadeau. C'est bien aimable à toi de me trouver des circonstances atténuantes, mais elles sonnent creuses à mes propres oreilles. »

« C'est bien plus facile pour toi de te complaire dans ta culpabilité, hein ? Plus facile que d'aller de l'avant, je suppose ? »

La pique du jeune homme n'eût d'autres résultats que de susciter un haussement d'épaules de son interlocutrice.

« Tu peux voir les choses comme ça si tu préfère, je me moque de te convaincre ou non. Et de toutes manières, Kudo, ce n'est pas à toi de décider si j'ai racheté mes crimes ou non. A moins que tu n'aies décidé de te substituer à la loi et de rendre le verdict à la place des juges ? Je trouve ça légèrement déplacé pour quelqu'un qui se prétend l'héritier de Sherlock Holmes. »

« Si tu connaissait Sherlock Holmes aussi bien que moi, tu comprendrais que je suis bel et bien son héritier en agissant avec toi comme je le fait, mais je ne pense pas que tu sois d'humeur à discuter de mon détective préféré, non ? »

Portant la main vers son visage pour écarter une des mèches de cheveux soulevés par le vent, la scientifique secoua doucement la tête.

« Non effectivement, je ne suis pas d'humeur. Et de toutes manières, ce que toi ou Sherlock Holmes pouvait penser de ma situation n'a aucune importance. Tu n'es pas la loi, Kudo, juste quelqu'un qui a choisi de consacrer sa vie à la défendre. Si jamais il te venait à l'idée de m'aider à m'y échapper, cela fera de toi le complice d'une criminelle, et cela me donne une raison de plus de ne pas rester auprès de toi. De ce point de vue, autant nous faire nos adieux dès maintenant. »

Au moment même où la jeune femme s'apprêta à tourner le dos au détective celui-ci s'empressa de franchir les quelques mètres qui les séparait pour refermer sa main sur son poignet.

« Il va falloir te trouver une meilleure excuse pour t'enfuir. De qui est ce que j'aurais besoin de te protéger, en dehors des derniers membres de l'organisation ? »

Ecarquillant les yeux face au regard déterminé du lycéen, la scientifique finît néanmoins par se ressaisir, sans avoir pour autant la force d'arracher sa main à son étreinte.

« Il est vrai que la police japonaise ne sait pratiquement rien de l'organisation mais le FBI ? A présent, je n'ai plus rien pour leur racheter ma liberté. Je te l'ai dit, non ? L'organisation étant détruite, aucune des informations que je pourrais leur fournir ne pourrait leur être utile, et ils ont accumulés assez de preuves pour se passer de mon témoignage. Pour quelle raison me laisseraient-ils en paix ? La CIA ? Oh je suppose qu'ils ne demanderaient rien de mieux que de forcer le FBI à fermer les yeux sur mes crimes, mais ils ne le feront qu'en échange d'une seule chose. Que je leur donne le résultat des recherches que j'ai menés pour mes ex-employeurs. Peut-être même exigeront-ils aussi que je les poursuive pour eux. N'oublions pas que s'ils ont infiltrés le syndicat, c'était avant tout pour s'emparer des travaux de mes parents. »

Le regard de la jeune femme fût plus glacial que jamais quand elle planta ses yeux droit dans ceux du détective qui la tenait en son emprise.

« Et plus jamais on ne me verra vendre mon âme pour une liberté illusoire. Tu m'entends ? Plus jamais. Je veillerais personnellement à emporter dans ma tombe ces maudites recherches qui ont été à l'origine de tant de morts, quand bien même cela impliquerait que je doive m'y précipiter moi-même avant l'heure. »

L'affrontement silencieux entre les deux adolescents se poursuivit une bonne minute avant que l'un d'entre eux ne déclare l'armistice dans un soupir, sans pour autant relâcher sa prisonnière.

« J'ai parlé à Jodie, Akai et James Black, et ils m'ont certifiés que Sherry était considérée comme une affaire classé. Elle a été retrouvée par ses collègues et éliminée, voilà ce qui figurera dans les rapports officiels. De plus, les noms Shiho Miyano et Haibara ne se retrouveront dans aucun des dossiers qu'ils fourniront à la justice. Quant à la CIA…Nous nous sommes arrangés avec Rena, elle certifiera à ses employeurs que l'organisation a préféré faire disparaître toutes les données concernant l'apotoxine plutôt que de les laisser tomber entre les mains de leurs ennemis. »

Pendant quelques instants, la jeune femme fût incapable de dissimuler la surprise suscitée par les paroles du détective. Mais son visage garda néanmoins une expression sceptique lorsqu'elle fût parvenu à se ressaisir.

« Si c'était cela qui te poussait à vouloir quitter le pays, alors dis-toi que tu n'en a plus besoin. Quand à l'organisation… Même du temps où elle existait encore, tu me jugeait plus apte que le FBI à te protéger d'eux, non ? Alors s'il te plaît, reste encore ici un moment, le temps pour moi d'aider Jodie et Akai à régler définitivement cette affaire. »

« Tu n'as pas à te sentir obligé de me protéger plus longtemps. Et de toutes manières, j'avais d'autres raisons de m'en aller et plus aucune de rester. Tu n'as plus besoin de moi, et je veux te prouver que je n'ai plus besoin de toi… »

Les paroles de la scientifique étaient loin de contenir la fermeté qu'elle aurait voulu leur donner, Shinichi comme Ran n'eurent aucune mal à le percevoir.

« Miyano...Non, Shiho. J'ai encore besoin de toi, alors même si tu estimes pouvoir te passer de mon aide… »

Celle qui venait d'entendre à nouveau son prénom pour la première fois depuis des mois écarquilla les yeux, autant devant la familiarité dont faisait preuve son ami que devant ses paroles et le regard qui les avait illustré.

« Besoin…de moi ? En quoi pourrait-tu encore avoir besoin de moi à présent ? »

Se permettant de jeter un coup d'œil discret depuis sa cachette, Ran eût l'occasion de contempler un spectacle qui ne lui était devenu que trop familier ces derniers jours. La seule différence était qu'elle n'en était plus la spectatrice privilégiée.

« Je…Cet antidote, si jamais il s'avérait que ce soit un échec et que tu n'étais plus là… »

Par cette seule phrase, le détective relâcha toute la tension qu'il avait crée l'instant d'avant, et c'est par un soupir que Shiho brisa le silence qui s'ensuivit.

« C'était donc ça. Pour cette raison que tu voulais me voir rester auprès de toi, pour cette raison que tu ne t'étais toujours pas décidé à… »

Malgré la distance, Ran n'avait aucun mal à lire la déception qui avait brillé dans les yeux de la jeune femme avant qu'ils ne se plissent dans une expression attristée.

« Ecoute, Kudo, je comprend qu'après l'échec du dernier antidote que je t'ai donné, tu aies des raisons de t'inquiéter mais… La dernière fois, il s'agissait d'un antidote temporaire, je t'avais prévenu dès le départ que ses effets ne perdureraient pas éternellement, et tu n'avais pas voulu me croire. Mais celui que je t'ai donné n'a rien à voir. Il a non seulement mis fin aux effets de l'apotoxine mais en a totalement purgé nos corps. J'ai pu mener des tests sur des rats de laboratoire grâce aux échantillons que nous avons récupéré dans le quartier général de l'organisation. Mon antidote a parfaitement fonctionné sur les deux seules souris qui ont survécu à mon poison. Et honnêtement, me connaissant, crois-tu que je l'aurais absorbé moi-même si je n'étais pas sûre de son résultat ? »

Le détective eût un sourire ironique.

« Tu l'as absorbé avant de consentir à me le donner, j'en déduis donc que tu n'étais pas si certaine de son absence totale de risques, non ? »

Shiho détourna la tête pour ne pas laisser son compagnon contempler son irritation.

« Est-ce que j'avais pris la peine de tester l'antidote temporaire avant de te le donner ? Pas que je sache… »

« Qui sait ? Après tout, pendant que j'étais dans cet hôpital, il s'est bien écoulé un laps de temps équivalent au retour temporaire de Shinichi Kudo avant que tu ne me rendes ta visite nocturne. Tu paraissais si certaine que cela ne fonctionnerait pas de manière permanente, tu es arrivée au moment précis où ses effets ont pris fin, et si je me rappelle de ton absence totale de surprise comme du regard que tu as jeté à ta montre, ce n'était certainement pas un hasard. Tu savait exactement combien de temps ses effets dureraient. »

« Pense ce que tu veux, cela n'a aucune importance. De toutes manières, deux semaines se sont écoulés depuis que je l'ai absorbé et c'est toujours Shiho Miyano qui se trouve devant toi. Il me semble que cela démontre amplement que tu n'as plus à t'inquiéter, non ? »

Conservant toujours la main de la scientifique prisonnière dans la sienne, le détective se déplace légèrement, de manière à faire face au visage qu'elle essayait de mettre hors de sa portée.

« Est-ce que tu peux m'affirmer en toute sincérité qu'il n'y a pas la moindre chance pour que le retour de Shinichi Kudo s'avère n'être une fois de plus que temporaire ? »

Le détective et la criminelle se défièrent du regard pendant quelques instants qui leur semblèrent une éternité.

« Bien sûr que non. Aucun antidote ne peut être parfait, pas plus qu'il ne peut y avoir de poison parfait. Mais si je devais prendre en compte la probabilité infime que mon antidote échoue, et elle est tout juste au dessus de zéro, alors je devrais pratiquement rester auprès de toi jusqu'à la fin de ta vie à attendre patiemment le jour où ses effets prendront fin, c'est ce que tu exiges de moi ? »

Il s'écoula un décalage de quelques secondes entre le moment où les lèvres du lycéen s'entrouvrirent et celui où il prononça sa réponse, un décalage qui ne passa pas inaperçu aux deux jeunes femmes qui l'attendait.

« Non…Bien sûr…Il me faut juste un peu de temps pour me faire à l'idée que…Oublie ce que je t'ai dit. Je n'ai effectivement plus rien à exiger de toi.. »

Même s'il se décida enfin à rendre sa liberté de mouvement à son amie, ni Shinichi ni Shiho ne se décidèrent à s'écarter l'un de l'autre pour rétablir une certaine distance entre eux.

« Et le professeur ? Après tout ces mois avec toi, il aura un peu de mal à s'habituer à l'idée de vivre de nouveau seul. Et il a encore besoin de quelqu'un pour lui faire respecter son régime...même s'il ne le reconnaîtra jamais.»

Pour la première fois depuis le début de leur conversation, le sourire de la scientifique n'exprimait rien d'autre que de la tendresse.

« Ne t'inquiète pas pour lui, va. En ce moment, il doit être beaucoup trop occupé pour s'inquiéter de mon absence, et cela risque de se prolonger pendant un certain temps… »

« Qu'est ce que tu veux dire par là ? »

« En ce moment même, il doit être en train d'apprendre qu'il a invité chez lui une amie d'enfance qu'il n'a revu qu'une seule fois depuis des dizaines d'années. Pour être précis, elle doit être en train de lui apprendre. Oh, et est ce que tu es au courant que la demoiselle en question est célibataire, contrairement à ce que s'imaginais un certain scientifique vieux garçon ?

Il fallût une bonne dizaine de seconde au détective pour donner un sens aux paroles de la scientifique.

« Fusae Campbell ! Ne me dis pas que… »

« C'était une chance que ce brave professeur n'ait jamais pensé à me réclamer le masque qu'il m'avait confectionné pour que je prenne ta place. Tu n'as pas oublié, j'espère ? Il fonctionne de la même manière que le nœud papillon qui t'a été si souvent utile. »

Shinichi se dissimula les yeux du plat de la main en levant son visage vers le ciel.

« Tu es…vraiment… »

« Estimes-toi plutôt heureux que je ne me sois pas décidé à jouer les entremetteuse avec toi. Du moins, pas encore… »

Le lycéen se tourna instantanément vers la scientifique d'un air horrifié.

« Ne t'avise surtout pas de… »

« Il ne tiens qu'à toi de m'épargner cette peine, tu sait. »

Coupé dans son élan par les mots de la jeune femme, Shinichi capitula en détournant de nouveau la tête d'un air renfrogné pour ne plus croiser le regard triomphant de sa meilleur ennemie. Mais l'étincelle de joie qui brillait dans les yeux de la scientifique ne mit que quelques instants à se dissiper tandis que le silence s'installait de nouveau autour d'eux, un silence qu'elle se sentit obligé de meubler.

« Le professeur m'a déjà tant apporté, ce serait bien égoïste de ma part de rester chez lui plus longtemps alors que je n'ai plus besoin de vivre caché. Et même si notre comportement de vieux couple me manquera, il y a une autre métisse bien plus qualifiée que moi pour tenir le rôle de son épouse. Comme tu vois, je n'ai plus vraiment plus rien pour me retenir ici. »

« Ayumi ? Mitsuhiko ? Genta ? »

« Les amis de la petite Haibara ? Ils n'ont aucune raison de vouloir connaître Shiho Miyano, ils préféreraient sans doute revoir leur ancienne amie, qui est partie de l'autre côté de l'océan pacifique, tout comme le petit Conan Edogawa. D'ailleurs, qui sait si ces deux là ne finiront pas par s'y marier ? Ce serait un dénouement parfait pour l'histoire, non ? »

« Sans doute, oui… »

Le silence enveloppa de nouveau les deux acteurs de la scène comme son unique spectatrice. Un entracte qui se prolongea plusieurs minutes et donna à cette dernière l'occasion de faire le point sur la signification du spectacle auquel elle venait d'assister. Les toutes dernières répliques avaient été superflues, toutes les pièces du puzzle s'étaient déjà emboîtées dans l'esprit de la jeune femme et même si quelques zones d'ombres demeuraient, l'ensemble du tableau lui apparaissait à présent de manière claire, trop claire. La vérité sur l'absence de son ami d'enfance, la raison pour laquelle c'était Conan qui était venue la consoler lorsque Shinichi l'avait abandonné dans ce restaurant, l'explication qui rendait cohérente la présence simultanée de Conan et de Shinichi lors de cette pièce de théâtre, les motivations de la criminelle qui avait tenté d'enlever Haibara, la maturité anormale dont avait toujours fait preuve le soi-disant parent éloigné de Shinichi et cette fillette qui s'était installée du jour au lendemain chez le professeur Agasa… Tout cela avait été là, juste devant elle, durant des mois, et elle était pourtant demeurée aveugle, au point de se demander si elle n'avait pas été folle de s'imaginer que Conan et Shinichi avait pu être une seule et même personne.

Comment avait-elle pu ne rien voir ? La réponse était toute simple, elle n'avait pas voulu le voir. Après tout, elle ne se sentait pas terrassé par une vérité qui aurait fait voler en éclat tous ses points de repères en l'espace d'une seconde. Non, elle se sentait curieusement détachée, comme si elle venait juste de mettre la main sur un souvenir d'un événement passé auquel elle n'avait plus songé depuis des années mais qu'elle n'avait pas oublié pour autant. Elle n'avait même plus la force d'essayer de se mettre en colère pour tout ces mois de mensonge, tous ces moments intimes, toutes ces confidences qu'elle avait cru partager avec un petit frère et non pas l'homme dont elle était amoureuse. Pourquoi n'arrivait-elle pas à lui en vouloir alors qu'elle avait toutes les raisons du monde de le faire ? Peut-être parce qu'au fond d'elle-même, elle avait depuis longtemps accepté cette vérité… Non, en fait, elle ne l'avait pas seulement acceptée, elle l'avait toujours désirée. C'était tellement plus facile de s'imaginer que Shinichi avait toujours été auprès d'elle que de penser qu'il puisse être en train de l'oublier un peu plus chaque jour, pour ne finalement plus la voir que comme une lointaine amie d'enfance ou une voix qu'il n'entendait que par l'intermédiaire d'un téléphone. Ne disait-on pas « loin des yeux, loin du cœur » ?

Ran eût un sourire légèrement amusée tandis qu'elle repensait aux soupçons qu'elle avait eu, à toutes ces scènes qu'elle s'était imaginée entre Shinichi et une inconnue qui prenait petit à petit sa place dans le cœur de son ami d'enfance tandis qu'elle n'était pas là pour l'en empêcher. Finalement, elle n'avait pas été si éloignée de la vérité, elle avait bien eu une rivale, même si elle n'aurait jamais pensé qu'il puisse s'agir d'une fillette de huit ans. Une rivale ? La lycéenne étouffa un petit rire à cette pensée. Mais plus cette pensée faisait son chemin dans l'esprit de la jeune femme, moins les réflexions qu'elle y suscitait lui apparaissait comme amusante. Pour le détective, Haibara n'était jamais apparue comme une fillette de huit ans mais comme une adulte, une adulte qui, au cours de ces derniers mois, avait été bien plus proche de Shinichi qu'elle ne l'avait jamais été de Conan. D'ailleurs, Sonoko ne lui avait-elle pas chuchoté plusieurs fois à l'oreille qu'en regardant Conan et Ai, elle pouvait affirmer sans l'ombre d'un doute que ces deux là était fait l'un pour l'autre et formerait un couple parfait d'ici quelques années ?

La jeune femme se frappa le front du plat de la main pour évacuer ce genre de pensées. L'instinct soi-disant infaillible de son amie en matière de romance ne l'avait jamais conduit qu'à des échecs quand elle l'avait employé pour mettre la main sur son âme sœur, elle n'avait pas trouvé Makoto, c'était lui qui l'avait trouvée. De plus, la remarque de Sonoko ce jour là n'avait pas eu d'autre but que de lui fournir un prétexte pour la taquiner sur sa relation avec son propre ami d'enfance dont elle avait fini par tomber amoureuse.

Oui, elle n'avait aucune raison de se sentir jalouse, si Haibara et Conan avaient paru si intimement lié, c'est parce qu'ils partageaient le même secret et se dissimulaient du même ennemi, si Shinichi avait été si proche de la scientifique, c'était uniquement parce qu'elle détenait la clé lui permettant de regagner son ancienne vie et connaissait mieux que personne ceux qui la lui avait volée. Mais si leur relation se limitait vraiment à cela, alors pourquoi Shinichi cherchait-il à la prolonger alors qu'elle n'avait plus de raison d'être ? La réponse se trouvait dans la conversation qu'elle venait d'entendre, parce que le détective estimait que les raisons pour lesquels ils avaient besoin l'un de l'autre étaient encore valides. Pourquoi aller chercher plus loin ? Elle ne pouvait pas en vouloir à Shinichi de se sentir encore responsable de celle qu'il avait protégé durant des mois, et elle ne pouvait pas lui en vouloir non plus d'essayer de se ménager une porte de sortie au cas où sa guérison s'avérerait ne pas être définitive. Il ne voulait pas lui donner de faux espoirs une seconde fois après ce qui s'était passé dans ce restaurant, voilà tout. C'était sans doute la raison de son étrange comportement depuis son retour, il devait être écartelé entre son envie de lui avouer ce qu'il n'avait pas eu l'occasion de lui dire depuis des mois et sa peur de tout perdre de nouveau du jour au lendemain juste après cela. La souffrance d'être auprès de celui qu'elle aimait sans avoir la possibilité de l'aimer ni celle de fuir la triste vérité en faisant semblant de croire que Conan et Shinichi étaient deux personnes distinctes, voilà ce qu'il voulait lui éviter et elle ne pouvait que lui en être reconnaissante.

Il était absurde de s'imaginer que son ami d'enfance avait cherché à lui avouer autre chose ces derniers jours. De toutes façons, quel autre chose aurait-il pu essayer de lui avouer sans avoir pour autant la force de le faire ? Quoi d'autres…si ce n'était qu'il avait fini par tomber amoureux d'une autre ?

Un soupir s'échappa des lèvres de la jeune femme tandis qu'elle s'adossait contre le mur qui la dissimulait. Pourquoi était-elle si médisante ? Pourquoi n'arrivait-elle pas enfin à donner totalement sa confiance à Shinichi ? Sans doute parce que ce dernier ne lui avait pas donné la sienne durant des mois et avait passé son temps à lui mentir…

« J'espérais que tu avais compris… »

Tiré de ses réflexions par la voix de celui qui en était au centre, Ran glissa doucement un œil en dehors de sa cachette en faisant de son mieux pour ne pas se dévoiler. Pendant un court instant, elle se sentit coupable de s'immiscer ainsi dans la vie de son ami sans sa permission, mais après tout, n'avait-il pas agi de cette façon avec elle durant des mois ? Elle ne faisait que lui rendre la monnaie de sa pièce.

« Compris quoi ? »

« L'antidote, l'organisation… Pour moi, tu ne te limitais pas à ça. Enfin, peut-être que si, au début, mais… »

La scientifique contempla le détective avec une expression aussi attendrie qu'amusée.

« Je l'avais déjà compris, idiot. »

« Alors dans ce cas, pourquoi as-tu autant de mal à comprendre à quel point c'est si difficile pour moi de te voir disparaître totalement de ma vie du jour au lendemain ? »

Shiho écarquilla les yeux un court instant avant de les plisser de nouveaux en un regard moqueur.

« Quoi ? Même plus de fausses excuses ? Que ce soit me protéger des derniers membres de l'organisation ou m'avoir à portée de main au cas très improbable où l'antidote échouerait ? »

Même s'il se retourna pour ne plus faire face à sa compagne, le lycéen ne chercha pas pour autant à réfuter ses accusations, si bien que ce fût à la chimiste de rompre le silence une fois de plus.

« Je suppose que je devrais être touchée par le fait que tu te décides enfin à me reconnaître comme une amie, mais cela me paraît bien superflue, tu sait. Les actes comptent bien plus que les mots pour moi. Le professeur Agasa n'a jamais eu besoin de me dire qu'il avait choisi de me faire confiance malgré mon passé, il me l'a simplement fait comprendre par la manière dont il se comportait tout naturellement avec moi. Non, vraiment, tu n'avais aucun besoin de me dire que j'étais devenue une amie pour toi…»

« Si tu l'avais déjà compris, alors pourquoi as-tu décidé de quitter si soudainement ce pays ? La seule explication qui me vienne à l'esprit, c'est que tu n'avais rien ni personne pour t'y retenir maintenant que l'organisation est détruite et que tu m'as donné cet antidote. »

La chimiste soupira en faisant mine de se désintéresser de son compagnon pour s'abandonner à la contemplation d'un nuage qui passait au dessus de la demeure, la recouvrant de son ombre.

« Que nous devenions amis alors que nous partagions la même cellule et que nous avions à nous soutenir mutuellement, cela me paraissait normal. Mais que nous le demeurions après que les murs de notre prison se soient enfin écroulés, j'avais plus de mal à le croire. Je pensait que chacun d'entre nous s'en irait de son côté après que nous nous soyons mutuellement souhaités bonne chance dans notre nouvelle existence. Cela me paraissait être un dénouement logique. Je ne m'imaginais vraiment pas que tu finirais par me considérer comme une partie importante de ta vie… »

« Tu peux voir que tu te trompais. Alors pourquoi ne choisis-tu pas de rester ? Plutôt que de partir dans deux directions différentes, peut-être que nous pourrions continuer de marcher côte à côte ? Si tu te sens coupable de continuer à vivre chez le professeur, tu pourrais t'installer temporairement chez moi en attendant de te trouver ton propre domicile… »

Haussant un sourcil devant la proposition du détective comme le sourire chaleureux qui l'avait illustré, la scientifique se mura dans une expression énigmatique tandis qu'elle fixait de nouveau son interlocuteur.

« C'est bien aimable de ta part, mais est ce que tu as pensé à Ran et la manière dont elle réagirait à cette situation ? Elle serait tout à fait en droit de se poser des questions et un malentendu est si vite arrivé. »

« Si je prends la peine de lui expliquer ta situation… »

« La lui expliquer dans les moindres détails ? »

Enfonçant ses mains dans ses poches d'un air gêné, Shinichi se mit à examiner ses chaussures avec le même intérêt qu'il aurait porté à un indice essentiel dans une affaire de meurtre.

« Peut-être pas dans les moindre détails, mais en tout cas suffisamment pour qu'elle comprenne qu'elle n'a pas à avoir peur… »

« Admettons, mais j'imagine quand même que Ran se passerait bien d'une co-locataire dans son domicile conjugal, non ? Même si elle aurait trop bon cœur pour me le dire, je me sentirais comme une intruse venue troubler l'intimité d'un couple qui ne demandait rien de mieux que de pouvoir enfin passer quelques moments seul après des mois de séparation. »

« Je t'ai bien dit que la situation ne serait que provisoire, non ? Quand bien même j'aurais déjà fait ma déclaration à Ran, elle ne va pas emménager chez moi du jour au lendemain. Cela nous prendra au moins quelques mois, voir quelques années, pour arriver au stade du mariage. Et elle est parfaitement capable de comprendre qu'elle n'a pas à se sentir jalouse ni à avoir peur de toi parce que nous vivons sous le même toit. »

Tandis que la scientifique s'enfonçait dans le silence en donnant mine de réfléchir à la proposition du lycéen, l'une des deux personnes qui attendait sa réponse se sentit écartelée entre le soulagement et la honte. Le soulagement de constater qu'elle s'était effectivement faite de fausses idées sur la relation entre son ami et la jeune femme, la honte d'avoir eu de pareilles idées l'espace d'un instant et surtout la honte de ne pas parvenir à s'en défaire complètement, même maintenant.

« Navré, Kudo, même si je suis touché par ta proposition, je me vois dans l'obligation de la décliner et de maintenir ma décision. Ceci dit, rassure-toi, ce n'est tout de même pas comme si j'avais prévu de sortir définitivement de ta vie. Je n'ai jamais envisagé de m'installer dans un autre pays que celui-là, je finirais par y revenir bien assez tôt. »

Shinichi ne chercha même pas à dissimuler sa déception comme son scepticisme vis-à-vis des deniers mots de la chimiste.

« Soit, je respecterai ton choix. Mais est ce que ce serait trop exiger de toi que de te demander les raisons qui te poussent à prendre cette décision ? »

De longues minutes s'écoulèrent sans que la scientifique ne daigne accorder une réponse ou même seulement un regard à celui à son interlocuteur.

« Eh bien puisque tu insistes tellement et que je n'aurais sans doute pas d'autres moyens de te faire comprendre… »

Franchissant en quelques pas la distance qui la séparait du détective hébété, l'ex-criminelle l'agrippa fermement par le col de son uniforme scolaire avant de coller ses lèvres aux siennes. Ce retournement de situation fût tellement inattendu que Ran et Shinichi demeurèrent tout deux figés par la stupeur et n'eurent pas d'autre réaction dans un premier temps que d'écarquiller simultanément les yeux. La brusque proximité entre les deux adolescents ne perdura cependant qu'un court instant, la scientifique n'avait fait qu'effleurer le seuil qu'elle s'était interdite de franchir.

« Je suppose que je n'ai pas besoin d'être plus explicite, non ? Et de toutes manières, je pense que Ran m'en voudrait beaucoup si je me le permettais. »

Shinichi demeura hébété face au visage qui demeurait à une dizaine de centimètres du sien, une distance qui était à la fois trop courte et trop longue à son goût.

« Je...Tu...Depuis combien de temps ? »

La chimiste se mit à sourire, autant devant la déconfiture de sa victime que devant une question qui lui paraissait futile.

« Quel importance ? Je crois que je l'ignore moi-même alors tu peux attribuer à cela le commencement qui te convient le mieux. Que ce soit le moment où un petit garçon m'a soulevé sur son dos pour me sortir du sous-sol d'un hôtel en flamme, celui où il a stupidement risqué sa vie pour m'extirper de force d'un bus sur le point d'exploser, celui où il m'a gentiment prêté sa casquette pour me dissimuler les cheveux…Comme je te l'ai dit, quel importance cela peut-il avoir ? La seule chose qui compte, c'est que j'ai fini par en prendre conscience… »

S'écartant doucement du détective qu'elle avait réduit au silence, la chimiste tourna le dos à sa victime sans pour autant s'éloigner d'elle.

« Je suppose qu'à présent, tu comprends pourquoi je ne peux pas accepter ta proposition ? Pourquoi j'ai besoin de prendre une certaine distance avec toi ? Pourquoi j'ai besoin de m'habituer à vivre sans toi ? Cela ne veut pas dire que nous ne pourrons jamais devenir amis, bien sûr. Juste que j'ai besoin de temps pour m'habituer à l'idée que nous sommes juste amis. »

Même s'il commença à lever le bras vers l'épaule de son interlocutrice pour la forcer à lui faire face, le jeune homme s'interrompît lorsqu'elle retourna légèrement son visage vers lui, lui adressant un énième sourire énigmatique.

« Je n'ai pas envie de me faire souffrir inutilement en m'enfermant dans l'illusion que nous soyons un couple ou que nous puissions le devenir un jour, et je préfère me soustraire à la tentation de goûter un peu plus au fruit défendu. Si je suis réellement une amie pour toi, je pense que tu comprendras parfaitement, non ? »

Les lèvres de la chimiste perdirent leur pli moqueur tandis qu'elles étaient franchies par un soupir.

« Je suppose qu'il n'y a plus rien à ajouter, de part et d'autre. Lorsque tu te seras enfin décidé à te marier avec Ran, fait-le moi savoir et je reviendrais pour assister à la cérémonie et ainsi ne plus avoir les moyens de croire qu'elle n'a jamais eu lieu. Ne t'inquiètes pas, je te donnerai les moyens de me prévenir dès que possible. Alors si tu tiens tant que ça à me revoir le plus vite possible, ne tardes pas trop à faire ta proposition à celle que tu aimes… »

Persuadée que la conversation avait réellement pris fin et peu désireuse de faire perdurer sa gêne comme celle de sa victime, Shiho commença à s'éloigner doucement de celui auquel elle tournait le dos, dans les deux sens du terme. Mais elle eût tout juste le temps de ne faire qu'un seul pas avant que le détective ne lui agrippe soudainement la main et ne la force à se retourner pour lui rendre la monnaie de sa pièce, tout en y ajoutant quelques intérêts.

Cette fois, ce furent Ran et Shiho qui partagèrent le même étonnement et la même absence de réaction face à l'improvisation d'un des acteurs de la pièce dont elles étaient à la fois actrice et spectatrice. Même celle qui était aux toutes premières loges pour assister à la performance du détective n'eût pas la force de l'encourager à continuer. Et lorsque celui qui avait initié ce coup de théâtre se décida à y mettre fin, celle qui en avait été la victime la plus directe mit une bonne minute à sortir de son égarement, et ce ne fût que pour se borner à répéter une réplique qu'elle avait elle même trouvé sans intérêt quelques minutes plus tôt.

« ..depuis combien de temps ? »

« Tu l'as dit toi-même, non ? Ca n'a aucune importance. Moi aussi je ne m'en suis rendu compte qu'après coup. En fait la seule différence entre nous deux, c'est que je pensai que les choses reviendraient en arrière d'elles même juste avec l'aide du temps. Je ne voulai pas me payer le luxe de la distance, contrairement à toi… »

Même s'il n'avait jamais été aussi proche de la jeune femme qu'en cet instant, ses pensées ne lui étaient jamais demeurées plus inaccessible, si bien qu'il se sentit obligé de combler un peu plus la distance de son propre côté.

« Enfin, j'imagine que tu dois penser que la seule différence réelle, c'est que moi, je n'ai jamais vraiment voulu y mettre fin. »

Fermant les yeux tandis que les mots de son amie d'enfance s'enfonçaient un peu plus profondément dans son cœur, Ran se mordilla les lèvres lorsqu'elle commença à sentir l'humidité qui s'infiltrait entre ses paupières. A quoi bon se plaindre et à quoi bon rester ici plus longtemps ? En un sens, elle avait obtenu ce qu'elle voulait, exactement ce qu'elle voulait.

Elle se serait probablement déjà éclipsée si d'autres mots n'étaient pas venus troubler son univers en miettes, des mots qui n'avaient pas été prononcés par celui qui l'avait fait voler en éclats en l'espace de quelques instants.

« Et Ran ? »

Celle qui venait d'entendre son propre nom demeura figée en plein milieu de sa course, incapable de faire un pas supplémentaire. Le temps sembla suspendu pour les trois protagonistes de la scène avant que celui qui le retenait en otage se décide à lui laisser reprendre son cours.

« Si je te disait qu'elle n'était rien de plus qu'une amie pour moi ? Est-ce que tu me croirais ? En toute sincérité ? »

« Non. »

La réponse de la scientifique n'avait pas mis plus d'un instant à fuser tant elle n'avait fait qu'exprimer une évidence qui, après plusieurs mois à en constater chaque jour la preuve, avait été ancrée en elle aussi fermement que la croyance que le soleil se lèverait une fois de plus le lendemain.

« Et tu aurais raison de ne pas le croire. »

« Oui, ce serait très difficile pour moi d'admettre que tu puisse tirer aussi facilement un trait sur elle, très difficile pour moi de croire que tu ne pourrais pas ressentir la moindre trace de regret ou de culpabilité après ce que tu lui as fait subir tout ces mois, très difficile pour moi de croire que je pourrai représenter pour toi ce qu'elle a si longtemps représenté pour toi…Mais tu veux que je te dise ? Après ce qui s'est passé, c'est encore plus difficile pour moi de croire que l'amour que tu éprouve pour elle soit aussi intense que ce que je pensais, ou en tout cas, que celui que tu éprouve à présent soit aussi intense que celui que je t'ai vu exprimer tout ces mois. Alors à quoi est ce que je dois m'attendre pour celui que tu es censé éprouver pour moi ? »

Plutôt que de dissimuler sa culpabilité en détournant les yeux, le détective préféra les refermer en appuyant doucement son front sur celui de la chimiste.

« Je suppose que tu n'es pas obligé de me croire mais… mon amour pour Ran, il n'a pas décru un seul instant durant tout ses mois, bien au contraire. C'est juste qu'à présent, je ne peux plus prétendre en toute sincérité à Ran qu'elle est la seule personne que j'ai jamais aimé et la seule personne que j'aimerai jamais. »

« Franchement, Kudo…J'imagines bien que ce n'est pas facile de paraître convaincant quand on promet un amour éternel à une femme en venant tout juste de tromper avec elle celle qui avait déjà reçu ce genre de promesse, mais tu pourrais trouver mieux que ça. Dis-moi que ton amour pour Ran a fini par décliner au point que tu pense pouvoir en aimer une autre, dis-moi que tu as cessé d'aimer Ran mais que tu te sens trop coupable vis-à-vis d'elle pour l'admettre, mais ne va surtout pas me prétendre que tu l'aimes comme au premier jour où nous nous sommes rencontrés. »

Incapable d'ouvrir les yeux pour faire face au regard accusateur de celle qu'il continuait de maintenir contre lui, le lycéen se contenta de subir ses reproches tout en renforçant doucement l'étreinte qu'il exerçait sur les doigts de sa prisonnière. Ce n'est que lorsqu'il sentit un soupir effleurer doucement ses lèvres qu'il consentit enfin à relever ses paupières, pour constater que c'était au tour de sa compagne d'avoir baissé les siennes.

« Est-ce que c'est si dur de l'admettre, Kudo ? Je n'ai jamais prétendu à la sainteté, et je serai mal placé pour le faire, mais quitte à trahir Ran, je préfère le faire en face d'elle. Oui, je serai assez cynique et égoïste pour aller jusque là, mais ne va pas me demander de lui mentir. Je ne veux pas revivre le même calvaire qu'avec ma sœur, et même si je t'ai aidé à tromper ton amie d'enfance tout ces mois quand il s'agissait de la protéger de quelque chose de bien plus nocif qu'un adultère, je ne le ferai certainement pas pour quelqu'un qui est incapable d'admettre ses responsabilités. C'est de toi dont je suis tombé amoureuse et si tu veux que je le reste, alors ne deviens pas le genre de personne que je méprise le plus. Ne va pas t'aviser de devenir comme moi… Je peux admettre que l'amour que tu me donne ne soit pas parfait, je peux acheter mon bonheur au prix d'une trahison, je peux partager ma vie avec quelqu'un qui a commit des erreurs, après tout je supporte bien ma propre compagnie, mais il y a une limite à la manière dont je peux trahir celle que tu prétend encore aimer… »

Ouvrant doucement les yeux, la chimiste fixa le détective d'un regard plus glacial que jamais.

« Et comprends bien une chose, Kudo. Quel que soit ma situation avec toi à la fin de cette journée, Ran apprendra ce qui vient de se passer. Si tu n'as pas le courage de tout lui avouer, et je dis bien tout, alors je m'en chargerai. Et crois-moi, je ne le ferai pas par l'intermédiaire d'un téléphone et d'un des transformateurs de voix du professeur. Non, je lui parlerai en face, en mon nom et en ayant bien pris la peine de lui faire comprendre sous quel autre nom elle m'a connu auparavant. Tu vois, si la mort de ma sœur m'a apporté quelque chose, c'est bien de m'avoir appris à me confronter directement à mes crimes comme mes victimes, qu'il s'agisse de toi, il y a quelques mois, ou d'elle, d'ici quelques heures. »

Shinichi mis une bonne minute à sortir de son mutisme pour répondre à l'ultimatum qui venait de lui être lancé.

« De toutes manières, je comptais le lui avouer. Tu n'as pas à aller jusque là et à te faire subir ça, si quelqu'un viens de la trahir à l'instant présent, ce n'est pas toi. »

Le détective s'interrompît lorsqu'il sentît l'ex-criminelle enfonçait fermement ses ongles dans la paume de la main qui continuait d'emprisonner ses doigts.

« Je lui dois au moins autant qu'à toi. Au moins autant, tu m'entends ? Alors ne va surtout pas essayer de réduire la gravité de mes actes. Chacun de nous assumeras les conséquences de ce qui vient de se passer, mais chacun de nous porteras ses propres fautes seul, tu m'as bien compris ? Ne va pas te surcharger d'une partie de ma culpabilité et ne va surtout pas t'imaginer que je vais te faire le cadeau de te décharger d'une partie de la tienne. »

« Je n'ai jamais exigé ça de toi. Et crois-le ou non, mais j'étais sincère quand je te disait que je n'ai pas cessé d'aimer Ran à l'instant où je me suis rendu compte qu'elle n'était plus la seule femme de ma vie. Bien au contraire. »

Un reniflement accueillit les mots du lycéen.

« Si tu n'as pas la force d'être sincère avec au moins l'une d'entre nous, sois au moins honnête avec toi-même. Et cesse de souiller les sentiments que tu as pu éprouver pour Ran à une époque en donnant le nom d'amour à ce qui n'en est plus que l'ombre, ou peut-être même moins que ça, juste une culpabilité que tu n'as pas la force d'assumer… »

« La culpabilité et l'incapacité de rompre une promesse au moins aussi précieuse pour moi que celle que je t'avais faite de te protéger, c'est comme ça que tu vois les choses ? Si j'avais passé tout ce temps loin de Ran comme je le lui aie fait croire et pas sous le même toit qu'elle, ça aurait sans doute été juste ça. Mais après avoir été auprès d'elle bien plus que je ne l'ai jamais été dans ma vie, après en avoir découvert plus sur elle en quelques mois que pendant toute ma vie avant d'avoir avalé ce poison, après avoir été juste à côté d'elle sans avoir la possibilité de lui avouer ce que je ressentais un peu plus chaque jour pour elle, non, je ne peux pas prétendre que j'ai fini par cesser de l'aimer. Je ne peux pas prétendre que je n'ai pas envie de la rendre heureuse. Et je ne vais pas me voiler la face, je ne veux pas la rendre heureuse parce que je lui aie promis de le faire mais parce que je sais que cela me rendra heureux à mon tour de le faire. »

Relâchant la chimiste en soupirant, le lycéen ne détourna pas son regard du sien.

« Et je ne peux pas non plus nier que j'ai toujours envie de te protéger même si l'organisation est pratiquement détruite et que tu n'as plus besoin de moi pour ça, je ne peux pas nier que j'ai toujours envie de sentir ta présence auprès de moi, même si tu n'es plus l'une des rares personnes au monde devant qui je peux être moi-même, je ne peux pas nier que je veux toujours en apprendre plus sur toi, même si tu n'as plus de secret sur l'organisation ou d'antidote à me dissimuler. »

Même si elle ne détourna pas ses yeux de ceux de son compagnon, Shiho n'eût pas pour autant la force d'utiliser la liberté de mouvement qu'il venait de lui rendre pour s'éloigner de lui.

« Kudo, même si Ran et moi t'aimons de la même façons, tu ne peux pas prétendre en faire autant. Il te faudra bien choisir laquelle de nous deux sera simplement une amie pour toi, même si ça impliquera sans doute que tu perdes cette amie pour de bon. »

« Non, je ne peux pas prétendre aimer deux personnes de la même façon, mais cela ne signifie pas que j'aime l'une d'elle plus que l'autre. Vous êtes aussi importantes pour moi l'une que l'autre, même si c'est pour des raisons différentes. »

« Casanova devait sûrement tenir le même genre de discours à chacune de ses conquêtes quand elle le découvrait dans les bras d'une autre. Cesses de fuir tes responsabilités… »

Shinichi ne dissimula pas son irritation tandis qu'il posa brusquement les mains sur les épaules de son accusatrice.

« Cesse de dire que je fuis mes responsabilités ! Je le ferais si je disais à Ran que je n'aimerais jamais personne d'elle ou si je t'avais dit que j'avais cessé d'aimer Ran. »

L'affrontement silencieux entre les deux anciens amis se prolongea jusqu'à ce que la chimiste y mette fin par un soupir désabusé.

« Tu n'as absolument pas changé, Kudo. Incapable de prendre une décision douloureuse, il faut toujours que tu essayes de gagner sur les deux tableaux. Tu as poursuivi ce petit jeu cruel avec Ran durant tout ces mois pour la protéger, mais tu restais pourtant auprès d'elle alors que tu savait que ta seule présence la mettrait en danger aussi bien que le reste de sa famille. Tu ne voulais pas l'impliquer directement dans ta lutte contre l'organisation mais, étant incapable de te passer de sa présence, tu l'y impliquais indirectement. C'est toujours la même chose, toujours…Et à chaque fois tu prétends que c'est pour le bonheur des autres et non le tien que tu agis comme tu le fais. »

Brisant le contact qu'il maintenait entre lui et son accusatrice, Shinichi se détourna légèrement d'elle pour ne plus affronter ses reproches directement.

« Ceci étant dit, je suis sans doute mal placé pour te juger puisque moi aussi je voudrais gagner sur les deux tableaux. Je voudrai te voir rendre Ran heureuse et dans en même temps, je voudrais essayer de trouver le bonheur auprès de toi… »

Ce fût par un sourire mélancolique que Shiho accueillit le regard légèrement décontenancé du détective.

« C'est bien toi qui me le disait tout à l'heure, non ? Même si on ne peut pas aimer deux personnes de la même façon, cela ne signifie pas pour autant que l'amour que l'on éprouve pour l'une est moins précieux pour nous que celui que suscite l'autre. Crois-le ou non, mais tu n'est pas le seul à désirer le bonheur de Ran. »

Un rire sans joie s'échappa des lèvres entrouvertes de la scientifique.

« Il faut croire que moi aussi, je n'ai absolument pas changé. Même après avoir trahi l'organisation, je refusai de collaborer totalement avec toi contre eux. Et à présent, je n'ai pas plus le courage d'assumer le rôle de celle qui volera à Ran son amour que celui de l'amie sincère qui sacrifierait son petit bonheur égoïste à celui de la seule personne au monde qui est aussi précieuse à mes yeux que l'a été Akemi. Vraiment, ce n'est pas étonnant si j'ai choisi la couleur grise pour mon nom de famille. Je n'ai jamais eu la force d'assumer totalement la couleur noire sans avoir pour autant le courage de m'associer à une blancheur immaculée. »

L'amusement factice de la jeune femme s'était totalement évanoui de son visage tandis qu'elle fixait son compagnon avec une expression qui n'avait rien à envier à son attitude lorsqu'elle le mettait jadis en garde contre ses anciens collègues.

« Mais cela ne change absolument rien à ma décision. Ran devra apprendre la vérité, toute la vérité, sur ce qui s'est passé entre nous. Quel que soit sa décision vis-à-vis de toi, elle devra être en mesure de la prendre en toute connaissance de cause. Je ne veux pas la voir souffrir en découvrant qu'elle ne connaissait rien de celui avec qui elle a choisi de partager sa vie lorsqu'elle sera enfin en face de la vérité, cette vérité dont tu te plaît à dire qu'il n'y en a qu'une seule. Si elle tient suffisamment à toi pour accepter que tu fasse don de ton affection à une autre, si elle est prête à accepter un mariage qui sera gangrené dès le départ par l'infidélité, alors cela devrait être son propre choix, non pas un choix que tu lui as imposé. Toi comme moi avons déjà pris trop de décisions à sa place. »

S'enfonçant longuement dans ses réflexions, le détective finit par en ressortir avec une expression que ni Ran ni Shiho n'avait eu l'occasion de contempler malgré leur proximité avec lui. Certes, elle l'avait souvent vu sourire, mais c'était bien la première fois que le pli de ses lèvres n'exprimait ni, arrogance, ni amusement, ni tendresse, seulement de la maturité.

« Tu me disait que tu ne voulais pas revivre une situation similaire à celle que tu as enduré avec ta sœur. Je ne pourrais sans doute jamais comprendre ce que tu as ressenti face à elle lorsque tu étais encore dans l'organisation et qu'elle ignorait pratiquement tout d'eux… »

« Non, tu ne peux pas comprendre. Même si cette situation peut te paraître similaire à celle que tu as vécu avec Ran, et je peux parfaitement comprendre en quoi, cela n'a strictement rien à voir. Toi, tu avais juste à la protéger de l'organisation, moi je devais aussi protéger Akemi des crimes que j'avais commis pour eux. »

« Sans doute. Mais je voulais juste te dire que moi non plus je ne veux plus tromper la personne que j'aime le plus au monde, même si c'est pour lui éviter de souffrir. Je préfère que nous soyons séparés par la vérité plutôt que de l'être une fois de plus par un mensonge. Voilà pourquoi j'approuve ta décision de tout lui révéler une bonne fois pour toute et avant qu'il ne soit trop tard pour chacun de nous. »

La chimiste renvoya son sourire au détective sans y ajouter la moindre tendresse.

« Bien, il y a donc au moins une chose sur laquelle nous sommes en accord. »

« Une seule ? Vraiment ? Pourtant, tu sembles prête à accepter de partager ta vie avec moi…quand bien même tu devrais aussi partager une partie de cette vie avec une autre. »

« J'ai passé l'âge de croire au prince charmant qui me promettra une dévotion totale et une fidélité éternelle, Kudo. Si j'ai jamais eu l'âge de croire en ce genre de futilités. Ce n'est pas un héros de conte de fée qui m'a protégé depuis ma fuite de l'organisation, ce n'est pas un parangon de vertu qui a risqué plusieurs fois sa vie pour sauver celle dont je ne voulais plus, et ce n'est pas non plus l'homme parfait dont rêve toute les jeunes filles qui m'a redonné goût à cette même vie qu'il m'a forcé à conserver coûte que coûte. Non, c'était juste un idiot de détective arrogant, trop sûr de lui, et qui, pour ce que je peux en voir, est incapable de rester fidèle à une seule personne. Mais pourtant, cet idiot me convient très bien pour ce qu'il est. Rien n'est plus stupide que de chercher le bonheur dans ses rêves alors qu'on ne peut le trouver que dans la réalité. Une réalité peut-être imparfaite mais que je peux au moins toucher du doigt, une réalité qui, aussi décevante qu'elle puisse être par certains aspects, surpasse de très loin les semblants de rêves que je me permettais d'avoir à une époque de ma vie. »

Se rapprochant doucement de son interlocuteur, la jeune femme illustra ses paroles en soulignant de ses doigts les contours du visage qui était face au sien.

« Le simple fait que je puisse représenter plus pour toi qu'un antidote et une source d'informations sur tes ennemis, le simple fait qu'on puisse éprouver un semblant d'affection pour moi après m'avoir vu telle que j'étais vraiment, cela signifiait déjà tellement pour moi. Alors essaye d'imaginer ce que je dois ressentir à l'idée que je puisse susciter plus que ça chez toi. Est-ce que tu crois vraiment que je pourrais renoncer à cela uniquement parce que ton cœur appartient partiellement à une autre ? »

Posant sa main sur celle de la scientifique, le lycéen entreprit d'entrecroiser délicatement ses doigts aux siens.

« Non, mais j'imagine que le prix à accepter pour ce que je t'offre, tu es loin de te réjouir d'avoir à le payer. »

« Je n'ai jamais voulu concevoir ce poison que Gin t'as forcé à ingérer, mais cela ne m'a pas empêché de profiter pleinement de ce que cette drogue t'as forcé à m'apporter. Quelqu'un pour me protéger, une raison de vivre après la mort de ma seule famille, un ami… Alors même si je n'ai pas choisi de te faire absorber un nouveau poison qui a gangrené les sentiments que tu éprouvais pour Ran, pourquoi devrais-je agir différemment ? Je suis sans doute une personne méprisable et égoïste mais j'ai au moins le mérite d'être honnête avec moi-même. Ce ne sera que la troisième fois de ma vie que je payerais l'affection que je peux recevoir de quelqu'un avec ma culpabilité, je me suis habitué à ce genre de marché. »

Shinichi soupira tout en glissant son autre main dans la chevelure de sa compagne, autant pour la caresser que pour la forcer doucement à coller son front au sien.

« Si tu étais aussi égoïste que tu l'imaginais, alors pourquoi tient-tu à ce que Ran apprenne la vérité alors que je n'ai jamais sous-entendu que je t'imposerait ça et que, après ce que nous avons vécu ensemble, tu était parfaitement en droit de croire que je serait capable de mener de nouveau une double vie avec elle ? »

« Ne t'amuse pas à m'idéaliser. Ran serait le genre de personne capable d'accepter un adultère par amour pour toi, moi je suis juste quelqu'un de cynique qui ne prend ses décisions qu'après avoir pesé le pour et le contre et en pensant avant tout à elle-même. Il y a une limite au prix que je suis prêt à verser pour toi, et je gagne quelque chose à voir Ran heureuse, c'est aussi simple que ça. Si je plaçait réellement le bonheur des autres avant le mien, je n'envisagerais même pas une situation qui ne vous apporterait que des souffrances, à toi comme à l'autre personne que tu prétends aimer.»

« Même si Ran pouvait accepter l'idée que je puisse l'aimer tout en aimant une autre personne en même temps, je me doute bien que cela ne nous garantira pas forcément le bonheur, à aucun de nous trois, mais pourquoi tient-tu à ce que cela s'achève nécessairement par un échec ? »

Ce fût au tour de Shiho d'effleurer le visage de son compagnon par un soupir.

« Je peux accepter que tu en aimes une autre, s'il s'agit de Ran. Ran pourrait peut-être accepter que tu en aimes une autre. Mais dès l'instant où tu ajouteras une quatrième personne dans un équilibre qui serait déjà tout sauf stable, je sais qu'il n'aura aucune chance de se maintenir. Quand bien même Ran pourrait accepter cette seconde trahison, moi je sait que je ne te la pardonnerais jamais. Non pas pour moi, mais parce que tu as osé prétendre que tu éprouvais réellement de l'amour pour chacune de nous, et surtout parce que tu auras osé faire croire à Ran que tu continuais de l'aimer. »

« Je me doutes que ça soit difficile à croire, mais jusqu'à la fin de ma vie, il n'y aura de place que pour deux personnes dans mon cœur. Non pas une ni trois, mais deux. »

« Franchement, Kudo. Est-ce que tu ne fais pas une promesse qu'il n'est pas en ton pouvoir de tenir ? Tu n'as pas été capable de garder ton amour pour une seule personne, pour quel raison est ce que nous devrions croire que tu peux te fixer une limite ? »

Ouvrant les yeux, le détective contempla longuement la question qui se reflétait dans ceux de la chimiste, espérant que la réponse qu'il allait lui donner se refléterait également dans son propre regard.

« Peut-être, oui. Peut-être que je ne serai pas en mesure de tenir cette promesse. Mais c'est le cas de chaque personne qui jure à une autre de l'aimer jusqu'à la fin de sa vie. En quoi cela devrait-il être si différent quand la promesse s'adresse non pas à une mais deux personnes ? Je n'ai pas encore rompu la promesse que j'ai faite à Ran, et je n'ai pas rompu non plus la promesse que je t'avais faite lorsque l'organisation existait encore, alors s'il te plaît, est ce que tu pourrais me faire confiance une seconde fois? »

Que le regard du détective ait été en accord ou non avec ses mots au yeux de la jeune femme, elle entreprît néanmoins de le forcer doucement à relâcher l'étreinte qu'il exerçait sur elle.

« J'ai changé d'avis, Kudo. »

Un frisson parcourût l'échine du lycéen.

« Dans quel sens ? »

« Je ne dirai pas la vérité à Ran, et je ne te forcerai plus à le faire, la décision t'appartient, et je l'accepterai quel qu'elle soit. Après tout, ce serait hypocrite de ma part d'exiger de toi ce que je n'ai pas été capable de faire avec ma propre sœur. Mais laisse-moi tout de même te dire une chose…Une chose que je t'avais déjà confiée il y a quelques mois. Ran est bien plus forte que tu ne le crois. Elle aura la force de faire face à la vérité, la force de vivre sans toi, et surtout, la force de te faire confiance. Qu'elle désire te faire confiance ou non, c'est une autre question, mais crois-moi quand je te dis qu'elle en aurait la force. Alors, si tu étais vraiment sincère avec moi quand tu me disais continuer de l'aimer, sois aussi sincère avec elle et décide-toi à lui faire confiance une bonne fois pour toute. C'est uniquement un conseil que je te donne, tu es libre de le suivre ou non.»

« Et toi ? Est-ce que tu es prête à me faire confiance ? »

La chimiste contempla le détective avec un mélange d'amusement et de mélancolie.

« Tu ressent le besoin de me poser la question alors que je te viens de te donner la possibilité de recommencer à mentir à Ran ? »

« Bien, dans ce cas, il est temps de te prouver une seconde fois que tu as eu raison de me croire. »

Sous les yeux médusés de son amie, Shinichi extirpa son téléphone portable de sa poche avant de le déplier.

« Qui appelles-tu ? »

« Tu me poses la question alors que tu m'a donné la possibilité de dire la vérité à Ran de ma propre initiative ? »

Au moment où son doigt allait enclencher l'appel qui le relierait peut-être à son amie d'enfance pour la dernière fois, la détermination laissa la place à l'hésitation sur le visage du lycéen.

« Je voudrais juste savoir une chose avant qu'il ne soit trop tard pour reculer. »

« Laquelle ? »

« Je vais lui dire de venir ici pour pouvoir tout lui avouer face à face. Est-ce que tu sera encore avec moi au moment de son arrivée ou est ce que tu préfères que je règle cette question seul ? Après tout, c'est uniquement à moi de… »

« Cette question, comme tu dis, concerne chacun de nous. Et je t'ai clairement dit que je ferais face aux conséquences de mes choix au même titre que toi. »

Les deux adolescents se contemplèrent de longues minutes avant de baisser les yeux vers le téléphone que l'un d'entre eux s'était finalement décidé à utiliser, attendant avec une angoisse non dissimulé la réponse qui serait le prélude au dénouement qui allait bientôt se jouer.

Ran, de son côté, demeurait affalée sur le sol à regarder son propre téléphone portable d'un air absent. Ce téléphone que Shinichi lui avait offert comme une preuve tangible du lien qui les unissait malgré leur séparation, ce téléphone dont elle avait fait passer la sonnerie en mode vibreur avant de la régler au minimum, une astuce qu'elle avait appris en observant Conan, ce téléphone qu'elle hésitait à fracasser sur le sol pour ne plus avoir la possibilité de le décrocher.

Pourquoi était-elle venu jusqu'ici et surtout pourquoi avait-elle tenu à y rester jusqu'au bout ? Comme tout aurait été plus simple autrement.

Oui, ça aurait été infiniment plus simple pour elle de croire que ses plus grandes craintes avaient reposé sur une réalité bien tangible, Shinichi avait cessé de l'aimer et l'avait maintenu dans l'ignorance et le mensonge durant tout ces mois parce qu'il n'avait pas eu le courage de faire face à ses responsabilités plus tôt. Mais à présent… A présent, elle ne pouvait plus ignorer la conversation qui avait eu lieu entre sa rivale et celui qui l'avait trahi. Auparavant, le monde lui avait paru beaucoup plus simple, il n'y avait que deux alternatives, soit celui dont elle avait attendu si longtemps le retour n'avait jamais cessé de l'aimer, même s'il était privé temporairement de l'occasion de le lui dire en face, soit il avait cessé de l'aimer et n'osait pas non plus le lui avouer. Mais au lieu de cela, elle se retrouvait engluée dans un monde grisâtre où aucune des deux possibilités ne lui paraissait totalement vraie ou totalement fausse.

A moins que son refus d'accepter la trahison de l'être qui lui avait été le plus cher ne soit en train de l'amener à accepter un peu trop facilement ses mensonges une seconde fois ?

Non, il aurait été infiniment plus simple pour Shinichi d'avoir une relation en cachette que d'essayer de la convaincre qu'il était amoureux de deux personnes en même temps…ou pas ?

Après tout, c'était encore possible de tromper une personne mais deux en même temps, cela lui aurait été beaucoup plus difficile. Particulièrement quand l'une d'entre elle avait eu l'occasion de l'observer de près tandis qu'il menait une double vie auprès de celle dont il était censé être amoureux. Et si toute cette conversation n'avait été qu'une mise en scène du détective pour pouvoir séduire la personne dont il était réellement amoureux à l'instant présent ? Cette inconnue qu'elle avait longtemps appelée Ai Haibara. Et si Shinichi avait précisément prévu qu'elle refuse sa proposition et lui donne ainsi indirectement sa bénédiction auprès de cette femme qu'elle devait maintenant s'habituer à appeler Shiho ? De cette manière, il se serait donné le beau rôle auprès de sa nouvelle dulcinée et ne lui serait pas apparu comme un Don Juan prête à faire à la première venue des promesse qu'il se savait pertinemment être incapable de tenir. Et il avait d'autant plus de raisons d'agir ainsi que cette dernière semblait se sentir coupable de s'interposer entre les deux amis d'enfance.

Non, elle lui avait clairement fait comprendre qu'elle était prête à avoir une relation avec lui malgré le fait qu'il ait eu, ou puisse même continuer d'avoir, des sentiments pour une autre et malgré les problèmes de conscience que lui aurait donné une telle décision, le détective n'aurait pas eu besoin d'aller aussi loin.

Pourquoi était-elle prête à aller jusque là ? Aimait-elle le détective au point d'accepter non seulement ses imperfections mais aussi le fait que l'amour qu'il lui offrait n'était pas exclusif ? Si c'était le cas, Ran pouvait ajouter l'envie à la jalousie dans la liste des sentiments qu'elle éprouvait pour la jeune femme puisque cette dernière semblait avoir la force qui lui manquait et dont elle avait tant besoin à l'instant présent. Cette force que, comble de l'ironie, elle lui avait attribué.

Ou bien était-ce le désespoir qui était à l'origine de son dévouement ? Après tout, n'avait-elle pas dit au cours de cette conversation que Conan lui avait fourni une raison de vivre après la mort de sa seule famille ? Famille…Lorsque la sienne avait volé en éclat, c'était Shinichi qui était venu la soutenir et l'aider à faire face à cette rupture qui ne s'était toujours pas totalement cicatrisé après tant d'années. Il avait fait de même avec la scientifique alors qu'elle avait sombré dans un gouffre bien plus profond que celui où l'avait entraîné la séparation de ses parents, un gouffre qui, contrairement au sien, n'avait aucune chance d'être comblé un jour. En contemplant les choses sous cet angle, cela devenait beaucoup plus difficile pour Ran d'en vouloir à sa rivale d'être tombé amoureuse de son ami d'enfance, tout comme elle pouvait difficilement lui reprocher d'avoir plus de facilité qu'elle à accepter les limites de l'amour que le détective lui offrait en retour du sien.

Sans compter que le détective lui avait apporté bien plus que ça, il lui avait donné une chose dont Ran ne pouvait qu'imaginer la valeur, en aucune façon la comprendre véritablement. Shinichi, celui qui lui avait confié un jour qu'il n'hésiterait pas à dénoncer le professeur Agasa s'il le découvrait coupable d'un crime, celui qui avait affirmé devant elle qu'aucune raison ne pourrait justifier un meurtre à ses yeux, elle venait de le voir aider une meurtrière échapper à la justice. Non pas parce qu'il avait bénéficié de son aide ou parce qu'il avait des sentiments pour elle mais parce qu'il avait estimé qu'elle avait racheté ses fautes.

Ran pouvait accepter l'idée que Shinichi ait cessé de l'aimer, aussi douloureux que cela soit pour elle, mais l'imaginer avoir renoncé à cette passion pour la justice qu'elle avait toujours admiré chez lui, c'était totalement impossible. Ce qu'il avait vécu ces derniers mois pouvait avoir changé beaucoup de choses chez son ami d'enfance, mais il y avait partie de lui que rien au monde ne pourrait jamais ébranler. Une partie de sa personnalité qui ne pouvait pas passer inaperçu à ceux qui avaient fréquenté le détective de près. Ce qu'une meurtrière pouvait ressentir en voyant quelqu'un comme Shinichi lui affirmer qu'elle avait racheté ses fautes, Ran ne pourrait sans doute jamais vraiment le comprendre même si elle pouvait avoir une idée de l'impact que cela pouvait avoir sur une personne.

Un soupir franchit les lèvres de la jeune femme tandis qu'elles se plissaient en un sourire mélancolique. Comme tout était plus facile à l'époque où celle qui lui volait l'affection de Shinichi dans ses cauchemars n'avait pas de visage ou de personnalité et ne lui apparaissait que sous la forme de quelqu'un qui s'interposait entre elle et celui qu'elle aimait. Oui, dans ses conditions, c'était bien plus facile de s'abandonner à la jalousie et le sentiment d'avoir été trahie.

Mais maintenant que sa rivale lui apparaissait comme un être humain avec un visage et des sentiments, une personne qu'elle pouvait comprendre et même une personne à qui elle pouvait reconnaître plus de raisons qu'elle d'être amoureuse de son ami d'enfance… Maintenant c'était difficile d'éprouver uniquement de la rancœur et de la jalousie pour elle.

Et Shinichi, ce n'était pas comme s'il était allé voir ailleurs sans une seule arrière-pensée pour celle qui continuait de l'attendre. Non, il était venu en aide à quelqu'un, de la même façon qu'il l'avait fait avec elle plusieurs années plus tôt, et la relation que cela avait crée entre lui et cette personne avait fini par évoluer, de la même manière que l'amitié qui les avait lié tout les deux depuis leur plus tendre enfance.

Pourquoi fallait-il que le monde soit toujours si compliqué ? La séparation de ses parents lui avait apporté bien des souffrances et pourtant elle ne pouvait pas accuser l'un d'entre eux de la haïr plus que de l'aimer, bien au contraire. Ses parents… Il y avait toujours eu plus que de la rancœur et du mépris entre eux, même après leur séparation, et pourtant aucun d'eux n'avait jamais franchi le pas pour reconstruire son bonheur avec l'autre, aucun d'eux n'avait eu le courage ou l'humilité d'accepter un bonheur qui ne serait jamais parfait et ne se payerait qu'avec des efforts et des concessions. Etait-elle condamnée à faire la même erreur qu'eux ?

Et pouvait-elle vraiment reprocher à Shinichi de refuser de choisir entre deux personnes qui étaient tout aussi cher à son cœur même si c'était pour des raisons différentes ? Plusieurs années auparavant, elle avait été placée devant une alternative tout aussi douloureuse, et si elle avait eu la possibilité de conserver ses deux parents au lieu de ne s'en contenter que d'un seul, elle l'aurait utilisé sans hésitation. N'aurait-elle pas été hypocrite et cruelle de refuser à son amie une faiblesse qu'elle avait eu elle-même, si on pouvait même appeler ça une faiblesse ?

Lui dire que dans la vie, on ne pourrait jamais tout avoir et qu'il devrait se décider à faire un choix de la même manière qu'elle ? Pour rester cohérente avec elle-même, elle devrait alors renoncer à ses tentatives de réconcilier ses parents.

Elle n'avait pas oublié les premiers mois de la séparation de ses parents, ces moments où elle était prise en otage par deux personnes qui réclamait toute deux son affection et semblait souffrir de la voir en donner à l'autre. Non, elle n'avait pas oublié cette période particulièrement douloureuse de sa vie, et elle n'aurait souhaité à personne au monde de vivre cela, pas même à son pire ennemi.

Faire ce dont ses parents avaient été incapables ? Donner à Shinichi la chance qu'elle aurait voulu qu'on lui donne ?

Quand bien même elle en serait réellement capable, cela n'avait de sens que si Shinichi était sincère quand il affirmait être amoureux de chacune d'elle, mais était-ce vraiment le cas ?

L'aimait-il toujours ou bien se sentait-il trop coupable pour l'abandonner ? Etait-il même amoureux de celle qui avait été la petite Haibara ou bien se sentait-il coupable de l'abandonner alors qu'il savait ce qu'il représentait pour elle ? Aimait-il seulement l'une d'entre elles ?

Peut-être que Shinichi mentait en affirmant cela ? Peut-être même se mentait-il à lui même, comment le savoir ?

Elle n'avait aucun moyen de le savoir, mais elle pouvait choisir de lui faire confiance, ou en tout cas d'essayer…

Finalement, les choses n'étaient pas si différentes de ce qu'elles avaient toujours été. Qu'une troisième personne soit à prendre en compte dans leur relation ou non, l'essentiel demeurait. Ferait-elle confiance à Shinichi ? Lui ferait-elle confiance au point de croire qu'il ne ferait pas avec elle la même erreur que ses parents ?

De toute manière, elle ne pouvait plus revenir en arrière et allait devoir renoncer à Shinichi ou accepter cette troisième personne. Oui, la scientifique avait fini par devenir une partie essentielle de la vie de son ami et contre cela, il n'y avait plus rien à faire. Même si elle forçait Shinichi à renoncer à Shiho, elle demeurerait entre eux, à briller par son absence et les regrets qui se refléterait dans le regard de son époux, des regrets qui finirait par ronger leur mariage jour après jour jusqu'au moment où la séparation serait le seul choix qui leur resterait.

Que faire à présent ? Elle ne pourrait pas faire reculer indéfiniment le moment de prendre la décision la plus cruciale de sa vie. Même si elle continuait de faire la sourde oreille à ce téléphone qui continuait de vibrer dans sa main, même si elle refusait de rentrer dans son domicile de peur que le détective ne l'y retrouve, elle serait tôt ou tard confronté à son ami et au choix qu'il lui proposerait.

Essuyant du revers de sa manche son visage que les larmes avaient rendu humide, la jeune femme se leva avant de ranger au fond de sa poche ce téléphone dont elle n'avait plus aucun besoin. Les choses avaient changé, plus aucun d'eux n'avait de raison de continuer à demeurer caché.

Sortant silencieusement de l'ombre protectrice de la demeure du détective, Ran s'avança doucement vers ceux qui attendaient sa réponse sans savoir qu'ils n'avaient même pas besoin de lui poser leur question.

La lycéenne se mit à sourire face à l'expression de terreur que sa venue suscita. Le visage de Shinichi n'avait strictement rien à envier à celui d'un certains Conan Edogawa quand il avait du lui faire face dans certaines circonstances. Quand à cette jeune femme qu'elle allait devoir s'habituer à ne pas appeler Haibara, elle ne l'avait pas regardé d'une manière différente lorsqu'elle s'était précipité vers elle pour la protéger de ses anciens collègues.

Il fallût une bonne minute au détective pour se reprendre en main et rompre le silence glacial qui avait enveloppé la scène.

« Depuis combien de temps.. ? »

« Suffisamment longtemps pour que tu n'ai plus rien à m'avouer… »

Ran se sentit obligé d'ajouter quelque chose pour dissiper une partie de la tension que ses paroles avait crée.

« Mais cela ne veut pas dire autant que nous n'avons plus rien à nous dire. En fait, il y a beaucoup de choses dont nous allons devoir parler. »

Le temps sembla s'arrêter autour des trois protagonistes tandis qu'ils s'apprêtaient à découvrir s'ils étaient en train de vivre le dénouement de leur histoire…ou le commencement d'une nouvelle.