C'était une habitude connue de tous: chaque matin de pleine lune, les habitants d'Andun pouvaient voir le roi Elros marcher à grands pas vers la grève, et, dans la brise fraîche et salée, se tenir au bord de l'océan, droit comme une statue, regardant vers le large. Il restait ainsi, insouciant du temps qui s'écoulait, jusqu'à ce qu'enfin l'on puisse distinguer, loin à l'horizon, la forme ténue d'une voile de bateau, puis une deuxième, puis une troisième. Ceux qui considéraient le roi comme un demi-dieu affirmait que c'était la pensée de leur souverain qui attirait ainsi les bateaux elfiques vers leurs rivages. Les pragmatiques se contentaient de dire que les Elfes, aimant venir à Numenor et naviguer à la lueur de la lune, choisissaient forcément de venir ce jour-là.
Les oisifs et les poètes s'asseyaient alors sur le sable, à distance respectueuse du roi, et observaient le sempiternel ballet qui ne les lassait jamais: entourés d'une douce lumière blanche, au son de chants joyeux, les navires elfiques s'échouaient gracieusement sur le rivage, négligeant le puissant port se dressant à côté de la plage. Des planches de bois étaient lancées, et bientôt parcourues de grandes silhouettes enjouées, aux bras chargés de présents: délicates plantes parfumées, grands coffres remplis de tissus ou de bijoux chatoyants, et autres merveilles qu'ils déposaient aux pieds du roi. Celui-ci les accueillait par des mots d'accueil dans leur propre langue, et leur servait eux-mêmes du vin frais et des fruits savoureux provenant du verger et de la vigne du château.
Il faisait ainsi jusqu'au milieu de l'après-midi, puis les Elfes repartaient dans leurs vaisseaux vides, heureux de partager avec les Seconds-Nés les belles choses dont ils jouissaient, mais déjà impatients de retrouver leurs terres bien-aimées. Quand les voiles avaient disparu à l'horizon, le roi se retournait enfin vers son royaume, et alors son visage rayonnait et ses yeux luisait d'un éclat qui n'appartenait pas au monde des mortels.
Les pragmatiques haussaient les épaules, disant que le soleil lui avait grillé le visage, et que son reflet sur l'océan finirait par brûler les yeux du souverain. Mais ceux qui aimaient fidèlement Elros se chuchotaient qu'il avait capté un peu du rayonnement des Elfes, et qu'il portait dans les yeux les images d'Eressëa.
