LE CRÉPUSCULE DES IDOLES
PROLOGUE
« Les corps de mes fils te mettent en garde contre un échec, Zeus ! »
Les paroles menaçantes proférées naguère flottaient encore dans le temple déserté. Cela faisait à peine une journée que la bataille de l'Olympe avait pris fin, et déjà le complexe palatial juché au flanc de la montagne sainte semblait avoir passé des millénaires dans sa décrépitude. Quand il avait été foudroyé par la jeunesse de la Terre, c'est tout son panthéon que le Père des Dieux avait entraîné dans sa chute. Des dizaines de temples, tous plus monumentaux les uns que les autres, avaient alors vacillé sur leurs bases, avant de crouler dans la même agonie que leurs propriétaires, Apollon, Hermès, Artémis et les dieux inférieurs qui avaient défendu pied à pied l'escalier menant au saint des saint, l'acropole qui abritait le sanctuaire de Zeus Olympien et le nombril du monde. Ce temple avait littéralement explosé sous l'impact des Athena Exclamations libérées contre le Dieu suprême par les douze chevaliers d'or et les quatre Saints de bronze ; la corne d'Amalthée, qui avait jusqu'alors victorieusement dévié toutes les attaques, s'était fissurée et le Foudre n'avait pu repousser l'énergie incommensurable. Pégase seul, protégé par le Cosmo d'Athéna, et Shun, auquel la possession par l'esprit d'Hadès avait laissé une auréole divine, en avaient réchappé ; les autres avaient été laminés par l'ultime décharge du Foudre, que Zeus avait brandi en un dernier sursaut de vie et d'orgueil, comme son corps surpassé par l'incroyable assaut combiné se désintégrait sous lui. Athéna elle-même n'avait dû son salut qu'à l'instinct qui lui avait crié de se jeter derrière le trône se dressant à l'autre extrémité du naos, entre les pieds de la statue de Zeus en gloire. Cette dernière avait été soufflée en même temps que la colonnade bâtie par les Géants, que le toit et la totalité du bâtiment ; mais le siège d'or et d'ivoire n'arborait pas seulement une éraflure. Depuis Ouranos, tant de divinités suprêmes s'y étaient assises que Saori pouvait simplement présumer que, d'une manière ou d'autre, un peu de leur Cosmo avait pénétré le trône ; la jeune femme aux cheveux violets avait été tentée, un bref instant d'y prendre place elle-même, selon son droit de naissance garanti par les exploits de ses chevaliers. Elle s'était reprise au moment où elle cédait à la volonté émanant du fauteuil et s'en était détournée en proie à une horreur indicible. Tout ce sang versé depuis le commencement des âges l'avait été pour ce trône, cette incarnation de la démesure à la fois terrifiante et dérisoire.
La forme sombre qui l'occupait à présent eût empli son cœur de compassion si jamais Athéna avait pu poser les yeux sur elle. Une femme, d'aspect majestueux, aux traits ombragés par une luxuriante chevelure noir corbeau, se tenait le visage entre ses mains au teint brûlé. De gros sanglots agitaient sa poitrine creuse sous le plissé ajouré de son encolure. Elle redressa la tête, et ses cheveux cascadèrent sur ses épaules ; ses doigts s'étaient portés sur les accoudoirs du trône, lequel frémit sous l'afflux de Cosmo. Le long de chacun des filaments de ténèbres qui tombaient de son cuir chevelu s'enroulaient des images fantomatiques de galaxies et de nébuleuses, jusqu'à ce que la femme paraisse entourée d'un Univers en réduction.
Elle se leva d'un mouvement serpentin, dégagea son front des mèches trop lourdes qui l'empêchaient de regarder devant elle, en direction des ruines du péristyle. Sa robe aux manches tombantes ajourées de gaze était bleu de Prusse, d'un ton intense entièrement rebrodé de points d'or. A l'image d'un ciel nocturne. Un baudrier d'or en maille forçat enserrait sa taille de part et d'autre d'un médaillon ovale frappé du symbole de l'infini.
Son Cosmo s'étalait autour d'elle en vapes indigo. La douleur écrasante qui l'accablait avait laissé place à une fureur rentrée, profonde et implacable tel le déchaînement des éléments naturels. La déesse leva les deux bras au dessus de la tête et, attrapant à pleines mains la moire de sa chevelure luisante d'éclat céleste, entreprit de nouer celle-ci au dessus de son front. Une fois toutes les mèches captives en un chignon compliqué, elle suscita une résille dorée dont elle couvrit l'ensemble de l'édifice capillaire. Un diadème qui paraissait constitué de pure lumière noire, tellement définies étaient ses lignes, apparut en son sommet, éclairant le visage auguste jusqu'à présent dissimulé. Elle était belle, d'une beauté hiératique et terrible, sans rapport avec les canons en vigueur chez les hommes comme chez les immortels. Son front haut, ses pommettes saillantes et ses lèvres minces, se détachant sur son teint sombre, lui conféraient l'allure d'une Africaine, d'une de ces princesses peules en lesquelles s'incarnait le meilleur de leur race. Zeus et tous les Olympiens en avaient été épouvantés, la première fois qu'ils l'avaient vue, des éons auparavant ; eux qui, dans leur suffisance, s'étaient identifiés aux plus raffinés et beaux des mortels, les Hellènes, au point de se comporter à l'instar de ceux-là même qui les avaient faits dieux, comment auraient-ils pu comprendre la dilection manifestée par la fille d'Abîme pour le type physique d'un peuple primitif ?
Nuit s'était choisi cette apparence après avoir accouché d'Ether, le dernier de ses fils ; la réalisation qui avait été sienne à contempler la peau dorée et les cheveux luminescents du bébé, savoir qu'elle venait de mettre au monde le contraire des forces qu'elle incarnait, avait incité la déesse primordiale à quitter son type grec pour un corps plus proche de sa rayonnante noirceur. Le choix avait été déchirant ; en se forçant à prendre chair, elle renonçait à faire corps avec les étoiles, au sein de la matière obscure de l'Univers. Ce qui revenait à mutiler son essence. Car autant qu'Ouranos, le grand Ciel primordial, et Gaia, la Terre mère soutien des vivants, Nuit incarnait un principe abstrait au même titre d'un être individuel.
Satisfaite d'avoir dompté sa fureur avec les boucles de sa chevelure, elle s'avança sur le dallage ruiné dans le flot de sa robe. Son pas léger comme le souffle d'une brise l'amena devant les jambes tronquées de la statue de Zeus.
— « La voilà donc à terre, la gloire du puissant fils de Kronos », constata-t-elle, une main posée sur un fut de colonne, unique vestige de l'autel des sacrifices. « Déboulonnée par ta fille assistée de quelques chétifs humains... Je n'arrive pas à me réjouir de ce spectacle. Lorsque mes garçons auront été vengés, peut-être, oui peut-être aurai-je le cœur à admirer le Destin qui t'a frappé à travers ta descendance, toi si sûr de n'être pas dépassé par tes enfants comme ton père l'a eu été par toi... Pour le moment, que mes malédictions t'accompagnent dans les limbes de l'oubli. »
La déesse se détourna brusquement, les parements de gaze ornant ses manches et son col gonflés comme des voiles lors même qu'aucun vent n'agitait la scène immobile. Un anneau d'énergie, un seul, naquit de son front entre les puits violets de ses yeux. Lorsqu'il s'épancha en une onde concentrique et embrassa le temple, puis l'acropole, puis les sanctuaires adjacents, avant de se communiquer à la montagne entière qui s'estompa dans un pilier de lumière couleur myosotis, les barrières métaphysiques séparant la dimension de l'Olympe du monde sublunaire volèrent en éclats. La texture de l'univers en fut modifiée.
Sur Terre, les astronomes perplexes relevèrent une brusque et gigantesque décrue dans la quantité d'étoiles observables. Le firmament s'était obscurci. Des galaxies entières éteintes et des astres de premier ordre avalés par le velours ténébreux de l'infini. La matière noire, devaient calculer les chercheurs, venait de tripler en étendue. Les cartes du ciel étaient désormais inutiles. La Voie lactée elle-même se réduisait à l'orbe des douze maisons zodiacales.
Nuit fut tirée de sa contemplation des ténèbres par le brusque afflux de Cosmo.
Point ne lui fut besoin de se tourner dans la direction de l'être dont l'aura faisait reculer, plusieurs mètres sur sa droite, l'obscurité luisante qui s'étalait à la place de l'Olympe et de tout le pays de Cocagne sur lequel avait régné Zeus.
— « Maintenant qu'il n'y a plus que toi et moi, ô mère », attaqua une voix jeune et vibrante, je suppose notre affrontement inévitable... »
— « Placerais-tu la vie d'Athéna au dessus de l'équilibre universel ? Tu sais que nous n'avons pas le droit d'entrer en conflit sans mettre en péril tout ce qui existe. »
— « Etrange logique. On ne saurait menacer le grand équilibre, quand même nous sommes bien placés pour savoir qu'il n'est qu'une mécanique vide, et toi tu veux détruire la Terre, le centre même de la création... Mais j'oublie ta dilection particulière pour Hypnos et Thanatos. »
La déesse grimaça, contrariée. La rage qu'elle n'avait fait que refouler lui brûlait de nouveau les entrailles. Ether voulait-il la pousser à bout, afin qu'elle explose ? L'idée n'était pas mauvaise. Aussi longtemps que le cosmos de l'Olympe, qu'elle venait d'annihiler, ne serait pas intégré dans le monde à quatre dimensions — ce que Nuit ne pouvait accomplir en quelques instants et qu'elle n'avait donc pas encore tenté —, tout opposition de forces cosmiques resterait confinée dans la dimension du panthéon déchu. La déesse pouvait déchaîner son plein pouvoir que la Terre n'en serait pas autrement affectée. Mais le piège était par trop grossier.
— « Tu n'as jamais aimé tes frères », répondit-elle, suave. « C'est la jalousie qui s'exprime par ta bouche. L'honneur m'intime de laver l'affront fait à ma lignée. Comment pourrais-tu partager mon point de vue, toi qui, pour complaire à Zeus, a troqué le nom que je t'avais donné? »
La voix masculine vrombit sur un timbre inhumain. Puis elle recouvra une apparence de calme. Le Cosmo prodigieux qui jusqu'alors n'avait fait que flotter en vapes aveuglantes se concentra en un point unique, à un jet de pierre de la divinité en bleu diapré. La silhouette qui se profilait en son sein parut aux regards. Nuit en éprouva un pincement au cœur — non qu'elle se fût émue de la beauté lumineuse de son enfant, mais pour la raison précisément adverse. Elle qui avait tout éclat en horreur, il n'était pas illogique que le Destin se fût joué d'elle en lui faisant engendrer la source de toute lumière.
Le dieu était juvénile de figure, mince, le cou dégagé sur une tête fièrement portée, et d'une blondeur de peau et d'une nuance de cheveux si claires qu'il n'eut pas rayonné davantage s'il avait absorbé chacun des rayons du soleil. Ce qui était exact au pied de la lettre. Les autres dieux lui avaient donné un rang tout prêt du cercle des douze divinités de l'Olympe sous le nom d'Hélios, le Soleil ; ses nombreux frères et sœurs le connaissaient en tant qu'Ether, ou Lumière du jour, céleste veilleur et parèdre de sa mère. Un peu de son éclat avait paré le Cosmo des deux Olympiens dont les fonctions empiétaient sur les siennes, Apollon et Abel ; sachant la futilité de ces préséances, le dernier des Dieux Anciens avait laissé faire, pas qu'un peu amusé ; mais leur radiance était aussi peu comparable à la sienne que la lueur d'une bougie au regard du soleil de midi, et, pour l'avoir oublié, tant l'un que l'autre avaient en définitive rencontré la fin promise aux hâbleurs : une mort sans gloire sous les poings des Saints d'Athéna.
Hélios inclina légèrement le buste en matière de salutation. Avec ses longs cheveux blonds tressés sur la nuque et noués sur son front en une couronne teutonique, sa tunique de laine blanche coupée au niveau des cuisses et retenue sur les épaules par des fibules d'or, ses bras et ses mollets bronzés nouées de bandelettes immaculées, sa taille ceinte d'une cordelière dénuée d'ornement, et la courte cape de cuir bouilli, blanche également, qui battait dans son dos, il dégageait l'allure d'un athlète de l'Antiquité paré pour une course sur l'Agora. Le pas élastique duquel il effaça l'espace le séparant de Nuit ne laissait aucun doute sur sa condition à la fois physique et divine. La grande déesse était demeurée impassible.
— « Le personnage de la mère éplorée ne te sied pas. Tu oublies qu'il n'y a pas si longtemps tu maquignonnais tes fils avec Zeus. Le Père des Dieux craignait de se voir endormi par Hypnos, alors tu lui as suggéré de l'offrir à son frère ; Thanatos étant de par son apanage basé aux Enfers les Sombres Jumeaux ont été réunis conformément à leur voeu. Aucune trace là dedans d'amour, comme toujours tu t'es servie de ta progéniture. »
— « Silence !! », rugit la Nuit dans un flamboiement de ses iris, l'expression marmoréenne de son visage fracturée en une myriade de lignes dures.
— « Tu vas m'interdire de te juger, ce n'est pas la peine de le dire ! », répliqua le dieu Soleil ; ses yeux assombris de colère avaient pris la même nuance insoutenable que ceux de sa mère. « Eh bien ! je le fais : tu es violente, insensible et égocentrique. »
— « Te crois-tu très différent, mon garçon ? Ton vernis d'humanité est mince ; en dessous brûle la sauvagerie que, par moi, tu as héritée d'Abîme, mon père. Et j'ajoute qu'il ne faudrait pas te pousser beaucoup pour la révéler... »
Elle fit claquer ses doigts en l'air, suscitant un énorme poinçon de lumière noire. Elle le manipula de manière à conférer la forme d'un losange à l'arcane désormais animé d'une vie dangereuse, puis le montra ostensiblement à Hélios. Le ton de sa voix se réchauffa, se fit strident et emphatique, tandis qu'elle continuait son discours.
— « Il me suffirait d'ouvrir un portail et de relâcher cette faible décharge de particules d'obscurité pour que la planète que tu estimes tant, privée de lumière et de chaleur, retourne dans l'instant à l'âge de pierre... D'ailleurs, qu'importe ma vengeance ; il serait piquant de foudroyer tes chers humains comme les invertébrés insignifiants qu'ils sont ! »
— « Non !!! »
Le cri du jeune Dieu libéra son Cosmo. Une gerbe de filaments colorés parcourut les flammes de son aura, pour se structurer en pyramide de lumière multicolore. Le flamboiement se rétrécit avec une promptitude incroyable autour de la forme d'Hélios. Nuit avait déjà tendu son bras libre ; des filaments gazeux s'y ajustaient, qui ridaient l'air en modifiant sa texture. La porte dimensionnelle était quasiment visible à travers le miroitement.
La déesse réprima un juron lorsque son sortilège lui éclata entre les doigts. Dans une volte-face courroucée, qui dissimulait à merveille sa satisfaction d'avoir entraîné son fils sur le terrain d'une confrontation qui avait toutes chances de tourner en sa faveur, elle darda son autre poing, poussant de sa simple volonté droit sur Hélios le monstrueux projectile de ténèbres. Le garçon n'attendit pas de devoir faire face à l'attaque ; dans une passe des mains qui n'avait rien à envier en vitesse à la contre-attaque de Nuit, il expulsa en direction de cette dernière, pointe vers l'avant, sa pyramide multicolore.
Les deux arcanes s'opposèrent brièvement, leur collision un geyser d'étincelles, avant de rebondir l'un contre l'autre. Leur course décidée les mena sur leur cible dont chacune s'était préparée à les recevoir, mais n'en fut pas moins dépassée par l'intensité qui y avait été impulsée. Le garçon mit un genou en terre, à demi renversé par l'éclat d'ombre qui fouillait son cœur dans l'espoir de le percer, tandis que la déesse était entraînée sur plusieurs mètres par le complexe de rayons qui scintillait contre sa poitrine en tournoyant sur lui-même.
Nuit se reprit la première ; elle écarta largement les bras, effaçant de son Cosmo la pyramide ensorcelée, et s'élança en avant. Ses ongles manucurés s'étaient allongés et mués en serres crépitantes de force occulte. Quelle ne fut pas sa surprise de buter sur un mur invisible, au moment où elle allait abattre son bras sur Hélios toujours affairé avec le carreau de ténèbres. Son attention fléchit une seconde ; ce ne pouvait tout de même pas être ce qu'elle craignait — et elle s'exposa à la pleine puissance de la lumière. Le jeune Dieu s'était redressé, libéré de son attaque, une couronne de rayons d'or solide nimbant sa chevelure d'une auréole vengeresse, et la sombre déité fut soudain baignée par le Soleil à son zénith.
La vague de clarté incommensurable cautérisa instantanément la blessure que l'aura de Nuit infligeait au tissu métaphysique de l'Univers. Les étoiles qui s'étaient effondrées sous leur propre poids face à l'afflux de matière noire reprirent derechef leur fusion nucléaire ; elles se rallumeraient avant peu. Les constellations et les galaxies effacées du firmament réintégrèrent leur place, les comètes, les météores et tout ce qui comptait en fait de corps célestes capables de réfléchir l'éclat stellaire, refit son apparition sur les instruments des Terriens.
Un amas obscur, cependant, avait échappé à la supernova déclenchée par Hélios. Le faisceau de vapes noires caressant les mèches déployées de la chevelure de Nuit et les pans de sa robe agités furieusement par le Cosmo de la déesse, n'avait pas seulement dévié le tsunami de lumière. Sa nuance d'obscurité s'était affaissée vers un jais absolu.
De l'antimatière. Nuit s'était entourée d'un nimbe spiralé qui ne pouvait être qu'un trou noir. Mieux que ça, elle ne faisait qu'un avec le trou noir. Entre ses cheveux sifflant tels des serpents, néant dantesque et avide, se profilait la gueule du puits gravitationnel.
Hélios aurait pu la suivre dans l'escalade. Augmenter son propre niveau de puissance. Se laisser envahir par la force de la lumière dont il était l'émanation au moins autant qu'il ne la contrôlait. Elle ne demandait pas mieux que de s'élancer, une fois pour toutes, contre l'essence de la noirceur qui osait la défier ! A la réflexion, il décida de n'en rien faire ; l'excitation du combat sans frein ni limites avait beau être addictive, ce sentiment ne lui servirait jamais à remporter la bataille, et dans un combat fondé sur la maîtrise du Cosmo Nuit aurait le dessus. Ce qu'elle escomptait. Alors que lui avait fait le déplacement jusqu'à l'Olympe afin de manifester clairement sa détermination. Son dessein arrêté, il cessa de lutter.
Comme il l'avait prévu, la déesse relâcha l'intensité de son trou noir, maintenant juste assez le nimbe d'antimatière afin de se prémunir contre une attaque surprise.
— « Je n'ignore pas que tu trames ma perte », laissa-t-elle tomber avec une intonation moqueuse. « Je comprends dorénavant le pourquoi de ta présence ici. Il ne s'agissait pas de me dissuader de mes projets, bien au contraire. Tu entendais t'assurer du sérieux de ma résolution de passer à l'action. Tu t'imagines, pardon : tu veux espérer, qu'Athéna et ses protégés sauront me faire obstacle. Ensuite, c'est toi-même qui viendras m'asséner le coup de grâce. Quelle naïveté... Cela dit, je suis prête à jouer ton jeu. Les humains dont tu es si préoccupé vont te décevoir, mon cher enfant, Athéna tombera en proie à mille tourments et toi, toi, tu n'auras d'autre choix que d'être mon opposé à tout jamais. Je viens de te prouver que ma force transcende les dimensions. »
Une sueur glaciale poissait le dos d'Hélios. Ainsi donc il était percé à jour. En effet, quand Nuit attaquerait Athéna et la Terre, il avait résolu de se tenir à l'arrière-plan. Observant. Guettant. En quête du signe de faiblesse qui ne manquerait point d'apparaître dans la technique infaillible de la déesse, pour peu que les quatre Saints de Bronze fussent vraiment ce qu'il avait cru voir en eux : les futures divinités tutélaires du monde. Lorsqu'ils s'éveilleraient au degré ultime de la maîtrise du Cosmo, Nuit vacillerait. Il ne pourrait en aller autrement. Elle voudrait déployer le plus terrible de ses pouvoirs. Et alors, liens de sang ou non, il pourrait la combattre de toutes ses forces. Avec un peu de chance, il la vaincrait sans entraîner dans l'abîme le monde à quatre dimensions. Dans le pire des cas, avait-il supputé, il l'entraînerait avec lui, en confiant aux chevaliers le soin d'équilibrer le Grand Tout.
Ce plan était le seul concevable. Même percé à jour, il détenait de bonnes chances de fonctionner, dès l'instant où la principale intéressée paraissait ne faire aucun cas de sa réussite et n'y mettrait pas obstacle. Quant à leur différence de forces... c'était mésestimer la Lumière.
Nuit était allée s'asseoir sur son trône, duquel elle l'observait, les yeux mi-clos et l'expression indéchiffrable. Hélios nota que sa chevelure n'était plus en bataille.
— « Puisque nous sommes d'accord, le moment est venu de m'en retourner », dit-il.
Il tourna les talons sans autre forme de procès. La posture l'exposait à un coup dans le dos, ce dont sa génitrice, nul n'en avait plus conscience que lui, était parfaitement capable.
— « Ether », s'entendit-il héler. « Comme il ne se détourna pas, la grande déesse poursuivit. « Je ne suis pas désolée que nous soyons encore appelés à nous battre. Tel est le lot de ceux de notre race. Par contre, je ne saurais pardonner à cette chienne d'être la pomme de discorde entre nous. Jamais. Je la ferai souffrir au travers de ce qu'elle aime le plus, puis je t'apporterai leurs têtes sanglantes, à elle et ses protecteurs ; alors, même toi tu devras admettre que le Clair et l'Obscur sont faits pour aller de concert, dût le reste périr. Qui sait, si la douleur de la perte de mes chéris s'est dissipée d'ici là, il se pourrait que j'épargne la Terre. »
Hélios refusait d'en entendre davantage. Nuque courbée, il secoua sa tête gracieuse. Sa courte cape animée par ce geste se détacha de ses épaules, monta très haut pour retomber, sa course descendante occultant une seconde aux yeux de Nuit la silhouette du jeune dieu. Il avait disparu à l'instant où la pièce de cuir allait toucher le sol. Deux objets lourds et arrondis s'en échappèrent. Ils chutèrent lourdement et s'immobilisèrent avec un bruit mat, déplaisant.
La vue supérieure de Nuit eut quelque mal à reconnaître ce qu'il en était au juste. Un juron parvint à s'extraire de ses dents serrées lorsqu'elle eut confirmation de ses craintes.
Il s'agissait de deux têtes humaines encore fraîches. Tranchées au niveau du larynx. Leurs yeux étaient grands ouverts sur un iris marqué par l'ischémie. La première reposait sur un casque de boucles couleur lilas, la seconde, renversée sur une joue, se noyait sous sa tignasse désordonnée à la teinte identique. Les jeunes gens étaient beaux jusque dans le trépas.
Chacun d'eux dormait de la mort du second.
Les jumeaux de l'ombre.
Hypnos et Thanatos.
