Bonjour jeunes gens. Je me lance aujourd'hui dans un univers nouveau qu'est celui du RPG Aventures, sur la chaine youtube Bazar du Grenier, pour une petite fic sans prétention, simplement pour mon petit plaisir d'écrire sur cette excellente série animée par nos joueurs et MJ préférés.

Une première pour moi dans ce fandom, que j'ai eu l'occasion cependant de parcourir un peu en long, large et travers. Donc, j'ajoute mon humble pierre à ce majestueux édifice.

De malédiction et de puits prend place durant la semaine de "repos" de nos guerriers, durant l'épisode 28 : la porte des étoiles, de la saison 1. Oui, ça date, effectivement. Tout comme cet écrit qui n'est pas encore terminé bien que commencé depuis un bon moment.

Bien entendu, ni les personnages, ni l'univers ne m'appartiennent, créés qu'ils sont par les grands Mahyar, Krayn, Bob Lennon, Fred et Seb du Grenier.

Je m'excuse par avance des fautes et éventuelles coquilles qui auraient (et qui ont sans doute) échappé à ma vigilance et vous souhaite une bonne lecture.


_ A ta droite, Shin ! Ta droite !

Malgré le hurlement strident que Bob lui adressa, la voix empreinte de panique —et dans la situation présente, il y avait de quoi— le jeune archer n'eut droit à la vie sauve qu'à la dextérité de Théo et le revers fulgurant qu'il balança en beuglant dans le museau de l'animal. La monstrueuse patte de leur adversaire poilu, ventru, géant et hargneux, le rata d'un cheveu, son attaque passant à quelques centimètres à peine du visage du paladin qui recula d'un pas par réflexe.

Blessé, tant physiquement que dans sa fierté de prédateur naturel, l'animal rugit sous la douleur du coup infligé par le jeune homme, sa gueule béante cherchant à happer la source de ses maux qui se reculait précipitamment, entrainant Shin par le bras pour le mettre lui aussi à l'abri.

Balloté, le demi élémentaire se laissa faire, encore sonné de la chute dont il avait eu peine à se relever après la claque qu'il avait reçue. Son corps entier résonnait encore de l'impact contre sa cage thoracique et celui de son dos sur l'écorce rugueuse du chêne qui avait eu la gentillesse de l'arrêter et l'amortir dans son envolée fulgurante que pas un n'avait vu venir.

A dire vrai, personne ne s'était attendu à pareille situation. Une attaque, certes, puisqu'ils étaient en partie venus dans ces bois dans le but d'attraper la bête et de la dépecer une fois occise, mais pas de cette ampleur –là ! Il y avait eu tromperie sur la marchandise et ils se retrouvaient dans la mer— panade jusqu'au cou. Si ce n'était plus.

Fébrile, Balthazar agitait son bâton pour catalyser un nouveau sort et le diriger sur l'animal furieux qui abattait les arbres alentours comme l'aurait fait un bûcheron gigantesque. A la différence non négligeable qu'un bûcheron n'avait certainement pas autant de dents ni de griffes. Son hurlement de rage se fit sans doute entendre dans toute la forêt, poussant les autres créatures à se terrer au plus profond de leurs cavernes et terriers.

Personne n'aurait été assez fou pour défier ainsi Shardik [1] et espérer s'en tirer vivant.

A l'exception bien entendu d'une bande d'aventuriers pour qui le danger était une notion parfois trouble et relativement vague et qui n'hésitaient pas se lancer dans les quêtes piégées qui, partant d'un bon sentiment, finissaient immanquablement par virer au drame.

_ BALANCE LUI TA PUTAIN DE BOULE DE FEU, MERDE !

La demande –l'ordre— de Théo s'exécuta dans un vrombissement sinistre, la vague de magie incendiaire jaillissant finalement du corps du mage pour aller s'écraser contre l'épaisse fourrure de la bête déchainée qui s'était rabattue sur un Grunlek bondissant, embrasant les poils dans un crépitement plaisant.

Cette saloperie de bestiole l'avait pris en grippe et cherchait à l'écraser comme s'il n'avait été qu'un insecte. Sans doute à cause de sa taille, suggérait une part cynique de l'esprit du nain, qui devait le faire ressembler à une petite friandise aux yeux du monstre de férocité. En tout cas, il était très certainement plus appétissant que ce sac d'os de Bob qui, une fois encore, perdait quelque peu le contrôle de son sortilège. Ce n'était pas la première fois, et sans doute pas la dernière que la magie élémentaire de leur demi-diable prenait des vacances improvisées. Influencée par le stress de la situation, la fatigue de ces derniers jours et la panique fébrile du combat, la langue de flamme dirigée sur le dos de leur adversaire quitta finalement son épaisse fourrure brune pour aller danser en direction du nain.

Jusqu'à présent, Grunlek s'était contenté d'esquiver, tant bien que mal, les lourdes attaques griffues que l'on portait à sa personne. Il poussa un glapissement en avisant les flammes venir taquiner son visage, le forçant à se baisser promptement pour ne pas finir comme la pelisse roussie sur le dos de l'animal écumant.

_ Merde, merde, merde, merde, merde, merde !

Bandant sa volonté, le mage tenta à grand peine de limiter les dégâts et reprendre la main sur sa magie. Il allait pour rediriger le flux brulant sur l'immense créature de la forêt avec toute la force dont il était capable, le hurlement strident de leur nouvelle compagne de voyage —forcée et bien à l'abri dans les fourrés, tant qu'à faire— le figea dans son mouvement.

_ Me l'abimez pas ! La peau coute une fortune au marché magique !

_ On en a rien à foutre de votre marché de mes deux ! Hurla Théo pour seule réponse, balançant son épée comme s'il s'agissait d'une faux pour se garantir un semblant de sécurité. Crame-le ! Crame-le !

_ A cinquante pièces d'or le m², laissez le intact !

_ Mais elle va se la fermer, la paysanne, oui ?!

Ignorant les vociférations —presque aussi importantes que celles du seigneur maudit des bois, accaparé par les flammes sur son dos et le nain qui gesticulait pour attirer son attention loin de ses compagnons— de la femme qui les avait menés dans ce putain de traquenard, Théo bondit avec toute la grâce que lui permettait son armure, sa lame brandit.

ПϴП

Deux jours plus tôt

Cris.

Injures, malédictions, vociférations, pleurs, appels. Négociations. Un enfer de voix et de mouvements, un flot perpétuel de couleurs, de gestes, d'odeurs toutes plus répugnantes les unes que les autres, mélanges de nourriture fraiche ou non, de sueur et de poussière. Une atmosphère étouffante et bruyante, en pleine ébullition sous la moiteur d'un soleil étonnamment écrasant pour la saison. Une masse de corps et d'esprits, comme agglutinés en un seul être monstrueux qui cherchait à l'engloutir.

Un jour de marché.

Si sa fierté ne l'en avait pas empêché, Shin aurait fondu en larmes et se serait roulé en boule sous un étal pour échapper à cet enfer sur terre. Comment pouvait-on apprécier ce genre de festivité bruyante et puante ? Comment pouvait-on trouver un quelconque plaisir à avancer tête bêche dans une troupe aussi compacte qui puait la sueur, la vinasse et les dieux seuls savaient quoi encore ? Où étaient passés l'air sain, le calme et la sérénité ? Il était un demi-élémentaire pour l'amour des anciens dieux ! Un demi-élémentaire qui avait besoin de la nature, besoin d'espace, de silence ! Pas d'être pressé de partout par des inconnus hurlants et d'aussi bonne humeur que des loups enragés. Il n'était comme Balthazar, citadin dans l'âme, habitué à évoluer dans ces environnements, la cohue, la foule, le monde. Ce cher demi-démon qui se délectait de ces présences autour de lui, des rumeurs des conversations aux alentours des échoppes et des tavernes. L'antipode même de sa propre personne. Il lui fallait déjà plusieurs pintes bien remplies pour réussir à se sentir à l'aise dans une taverne un soir de fête, alors là…

Shinddha soupira, dardant un regard entre jalousie et incompréhension sur le dos drapé de rouge de son compagnon de route. Il lui enviait cette aisance et ce naturel déconcertants, avec lesquels il évoluait comme si de rien était dans cette mélasse vivante. Le diable s'esquivait sous les marchands d'un mouvement d'épaules, évitait les lavandières distraites qui se taillaient un chemin au milieu de la masse à l'aide de leurs paniers volumineux. Contournait ces foutus gosses qui leur courraient dans les pattes en riant, balançant des cailloux à un chien famélique qui rodait aux abords d'une boucherie dans l'espoir d'obtenir quelques restes.

L'archer soupira, désabusé. De leur petite troupe, il semblait visiblement être le seul à ne pas apprécier leur péripétie de la journée. Ils en avaient pourtant vu bien d'autres, autrement plus dangereuses et terrifiantes mais rien n'y faisait ; Shin se sentait aussi à l'aise en cet instant que s'il s'était retrouvé seul face à une horde d'araignées déchainées. Les autres, pour leur part, se satisfaisaient grandement de leur sortie ludique. Théo, lui d'ordinaire un rien misanthrope, supportant mal qu'on le colle d'un peu trop près sans la moindre raison —et même si raison il y avait, on avait souvent droit au concert de grognements et autres injures— avait trouvé son bonheur devant l'étal d'un forgeron, comparant lames et divers outils de métal en commentant aussi bruyamment que les autres clients qui s'étaient amassés autour de lui, tant pour admirer le travail du maitre qu'attirés par l'éclat de sa cotte légère.

Balthazar, bien entendu, avait été le premier à sortir de l'auberge où ils séjournaient tous, se jetant dans la mer de visages anonymes avec une joie certaine. Et quant à Grunlek ; le maitre nain semblait plus que ravi de constater qu'il pourrait trouver au marché tout ce qu'il lui faudrait pour sa cuisine et leurs provisions, perdues dans leur fuite bancale mais néanmoins inespérée, des cavernes où on les avait tenus prisonniers.

La route jusqu'à la civilisation avait été plus ardue que ce qu'ils avaient escompté, la fatigue et leurs blessures pesant lourdement sur leurs épaules et leurs pas. Théo avait tenu à marcher en tête et les guider jusqu'à un refuge, malgré son état pitoyable et le poison qui courrait toujours dans ses veines, l'affaiblissant encore grandement. Shin était pourtant celui qui avait subi le moins de dégâts mais s'était vu confié la surveillance de leur mage plutôt que la direction —même momentanée—de leur troupe. Ce qui, en soi, ne l'avait guère dérangé ; il n'était pas un leader naturel comme pouvait l'être le paladin et détestait royalement se mettre en avant de la sorte. D'autant que l'état préoccupant de Bob, atteint d'une sévère fièvre qu'il leur avait cachée jusqu'au moment de s'écouler, pris de sueurs et de tremblements ; nécessitait des soins qu'il était le plus à même de lui porter. Grunlek lui aussi avait trainé la patte un bon moment, ne reprenant du poil de la bête que lorsqu'Eden, surgissant au détour d'un sentier à l'aube de leur deuxième jour dans les bois hostiles, les avait rejoint comme si de rien était.

Touchée dans l'attaque du moulin, puis laissée à son sort après les soins apportés par leur fils de la Lumière, la louve avait profité de leur absence imprévue pour reprendre des forces et se lancer sur leurs traces. La puissance de son flair l'avait conduit sur la piste de son maitre, lequel avait été plus que soulagé de la retrouver en vie et en relative bonne santé. Surtout si l'on comparait avec leurs états du moment.

Lorsqu'ils avaient atteint le village le plus proche — plus par hasard qu'autre chose, car même les cartes qu'ils avaient récupérées dans les cavernes ne leur avaient pas été d'un grand secours sur le moment, perdus qu'ils étaient— leurs mines étaient si maigres et marquées des récents évènements que les habitants avaient d'abord cru voir débarquer une troupe de saltimbanques en guenilles. Théo avait haussé le ton lorsqu'on avait fait mine de leur lancer des pierres et des fruits pourris pour les chasser mais Shin ne pouvait guère en tenir rigueur à ces pauvres gens. Il aurait eu peur de son propre reflet, s'il avait pu le voir.

Après quelques palabres —et les talents de diplomate de Grunlek, puisque leur beau-parleur n'était pas en état de mener la danse sur ce coup-là et que la subtilité de Théo était comparable à celle d'une brique au travers d'une fenêtre— ils avaient finalement réussi à apaiser les esprits et s'étaient installés à l'auberge. Du calme et du repos ; en quelques jours, Balthazar s'était remis de sa fièvre, ses compagnons de leurs blessures et le tragique épisode de leur captivité ne semblait être qu'un mauvais souvenir.

Puis leur diable d'ami avait décrété que, quitte à prendre un peu de temps pour se ressourcer et se remettre parfaitement d'aplomb, ils pouvaient bien rester au village encore quelques temps et profiter des merveilles qu'il avait soi-disant à offrir. Shin lui en aurait foutu, des merveilles. Qui y avait-il de merveilleux à entendre hurler les poissonniers et leurs femmes, voir les gueux se presser auprès des passants en quémandant leur pain du jour ou bien voir le spectacle désolant des soiffards qui n'avaient pas décuvé de la veille et qui vomissaient encore tripes et boyaux dans le fond d'une ruelle crasseuse ?

Non, définitivement, il n'était pas fait pour ce type de vie. La douceur et le calme de son village natal lui manquaient, en cet instant, et il regretta plus encore les vertes et vastes collines où grouillait une vie invisible mais bien loin d'être chiante, lorsqu'il sentit son bras se faire violemment tirer vers l'arrière.

Shin aurait adoré hurler. Parce que la petite vieille rabougrie qui s'agrippait présentement à sa manche lui avait foutu la trouille et que sa frustration venait d'atteindre des plafonds encore inégalés. Il détestait la foule, il détestait le bruit, les odeurs de bouffe et de merde, les cris des gamins et des vendeurs. Et plus encore, il détestait les petites vieilles rachitiques surgies de nulle part et d'un âge incertain qui venaient lui réclamer l'aumône.

_ Que veux-tu, femme ?

Quand bien même il supportait mal leur proximité —la vieille sentait la boucane et il était persuadé que ses guenilles étaient mangées aux mites— et que son insistance à vouloir le tirer à elle pour lui parler le mettait royalement mal à l'aise ; Shin ne pouvait se permettre de se montrer trop sec et cassant envers elle. Ce n'était pas dans sa nature, de rabrouer les nécessiteux qui, au final, ne faisaient que mendier leur pain afin de rester en vie. Théo lui aurait collé un coup de bouclier —dans le meilleur des cas—, Grun un sourire, sans doute. Si Bob avait eu accès à leur bourse commune —et dieu merci, ce n'était pas le cas— quelques piécettes auraient terminé dans la main de la bonne femme. Il était toujours paradoxal de voir que ce demi-diable, bien loin de sa nature maléfique, pouvait se montrer aussi prévenant et attentif envers les autres. Quand la situation ne concernait pas ses propres économies, en tout cas.

Shin, lui, se montrait aimable avec tout à chacun quand il ne ressentait chez eux le moindre éclat de malfaisance. Il ne savait pas dire non, et en avait parfaitement conscience, tout comme ses camarades qui avaient parfois tendance à en abuser. Jamais à outrance, mais quand même, sa gentillesse profonde le perdrait un jour ou l'autre.

La vieille lui sourit. Une bouche trouée aux dents pourries qui lui donnait un immanquable air de sorcière. Shin aurait adoré reculer. Mais la main noueuse se serrait sur son bras comme un étau et il n'aurait pu se libérer qu'en le lui abandonnant. Une option guère envisageable dans l'immédiat.

_ Votre destin est trouble, messire. Je peux l'éclaircir, pour quelques pièces… l'avenir est à vous.

Le jeune homme soupira. Une diseuse de bonne aventure, plus tenace qu'une moule à son rocher. Il n'avait jamais su se dépatouiller de ce genre de personnalité qui finissait toujours, avec lui, par obtenir ce qu'elle voulait. Bien évidemment, les seuls capables de le tirer des griffes de la grand-mère n'étaient nulle part en vue et il devrait réussir à se sortir lui-même de cette situation.

_ Ecoutez, madame… c'est fort tentant mais je crains ne pas avoir le temps de vous écouter… je dois retrouver mes amis…

Hésitation, mensonge à peine crédible. Le charme naturel de Bob aurait fait le reste et la vieille serait partie sans plus s'occuper de lui. Mais Shin ? Shin n'avait pas la prestance du mage, bien au contraire et il ne savait pas manier les mots aussi bien que lui. Loin s'en fallait et il sentait le sourire de la bonne femme s'agrandir, persuadée d'avoir attrapé son pigeon de la journée. Ce qu'elle avait fait, car déjà le jeune homme sentait ses résolutions faiblir. Elle n'était pas méchante, cette petite grand-mère, après tout, elle cherchait juste à gagner sa croute…

_ Ça ne prendra que quelques instants, messire. Quelques instants pour l'avenir tout entier, ce n'est pas cher payé.

La volonté de l'archer vacilla. Il voulait partir. Le destin, il s'en foutait pas mal, surtout de la part d'une charlatan et était bien décidé à l'écrire lui-même plutôt qu'on le lui dicte. Mais voilà… la vieille était plus tenace et experte que lui dans l'art d'amadouer son public et il se savait déjà tombé dans ses filets. Quelques minutes, cela ne mangeait pas de pain, n'est-ce pas ?

_ Hey, Shin !

Jamais le piaillement enjoué de Balthazar n'avait autant pris des allures de miracle en marche. Son sauveur, enfin ! Le seul être qui serait capable de le tirer des griffes de ce démon ridé, un comble ! Mais entre deux baratineurs de leur espèce, ils devraient bien réussir à se comprendre et s'entendre…

Le mage fendit la foule —mais bon sang, se servait-il d'un sort quelconque pour les écarter de la sorte, tel un prophète fendant les eaux tumultueuses ?— sa sacoche remplie pendant sur l'épaule, témoin de ses récents et nombreux achats. Dont la moitié était sans aucun doute compulsifs. Bob avait un réel problème avec la gestion de l'argent et le sens de la mesure. Ses origines de diable, peut-être ou bien sa nature bien trop curieuse et expansive.

_ Eh bien compagnon, je te cherche depuis dix minutes ! Tu es comme les enfants, on ne peut pas te lâcher des yeux sans te perdre !

Goguenard, le brun vint s'appuyer contre lui, comme un gamin se pendant au bras de sa mère et pourtant aussi léger qu'une plume. Ce type était un tel sac d'os que Shin se prit à se demander si sa besace elle-même n'était pas plus lourde que lui. Mais son poids contre son bras avait un côté indéniablement rassurant. Oui, dans une foule, enterré sous la cacophonie des dizaines de vies qui se pressaient là, Shin était un petit garçon perdu qui attendait qu'on le prenne par la main pour le remettre sur le chemin de la maison.

_ Désolé. Je vous ai perdus de vue et je ne parvenais pas à retrouver l'auberge. Y a trop de monde, ici.

Il aurait voulu ne pas avoir l'air de chouiner à moitié. Ce n'était pas digne, et il n'était pas en train de prier en silence pour qu'on le sorte de là. Mais bon dieu, qu'est-ce qu'il avait envie de retourner à l'auberge ! Ou bien même l'orée de la forêt, où ils avaient été contraint de laisser Eden, qui ne pouvait définitivement pas passer pour un gros chien auprès des villageois et qui n'aurait pas manqué d'attirer un peu trop l'attention. Déjà qu'ils avaient fait un spectacle de leur arrivée dans le hameau…

_ Mon pauvre bouchon, va. Tu veux que je te tienne la main pour ne pas que tu t'égares ?

_ … Si tu veux mon avis, ce sont des baffes qui se perdent. Et particulièrement en direction de tes joues.

Le mage rit de bon cœur, lui pressant amicalement l'épaule et l'invitant à le rejoindre pour se noyer à nouveau au milieu du marché. Shin aurait vraiment voulu qu'on le reconduise bien sagement à l'auberge et leur chambre commune mais entre être contraint d'affronter un nouveau bain de foule et rester en compagnie de la diseuse de bonne aventure, son choix était vite fait.

Bien évidemment, les choses ne pouvaient pas être aussi simples. Et à la rigueur, Shinddha aurait dû se douter que la vielle carne ne lâcherait pas aussi vite le morceau. Bienheureusement, le pigeon était maintenant accompagné d'un adversaire redoutable pour la rusée renarde qu'elle était. Quoiqu'elle tente, désormais, il était sauvé.

_ Messires, attendez donc. Mes histoires sont douces et pleines de vérités cachées, ne voulez-vous point venir les écouter ?

Phrase d'accroche parfaite, presque une petite poésie chantante. Si elle n'avait pas été déclamée sur ce ton chevrotant et mielleux à souhait, l'archer aurait pu être impressionné de cette facilité pour le verbe. Mais le sourire en coin de la conteuse improvisée avait plus de quoi coller des frissons dans le dos du gaillard le plus averti qu'autre chose. Bob haussa un sourcil, se penchant sur le côté pour apercevoir son interlocutrice, qu'un coup du sort ne lui avait pas fait remarquer jusqu'à présent.

Et Shinddha Kory sut, à l'instant même où il vit un sourire —qui ressemblait bien trop à celui de la vieille—se peindre sur le visage du demi-diable, qu'il était perdu.

_ Shin, mon bon ami ! Tu ne m'avais pas dit que tu étais en si bonne compagnie ! Pardonnez-moi, ma dame, pour ma rudesse et mon impolitesse.

Le « bon ami » se serait mis des baffes. Ou bien les aurait claquées sur le visage du mage comme il l'avait dit quelques minutes plus tôt. Pourquoi diantre avait-il pensé une seule seconde que Bob était le meilleur choix possible pour le sauver de cette situation ? A quel moment s'était-il dit que c'était une bonne idée, de le laisser ouvrir la bouche et s'adresser à la dame sans âge à leurs côtés ? Le monde de la tranquillité venait de lui fermer ses portes et le jeune homme savait qu'il ne pourrait pas se sortir indemne de cette confrontation. Un mage avide de pitreries et une diseuse de bonne aventure déterminée à ne pas laisser filer son client ? Comment tout cela pouvait-il mal finir pour lui, hein ?

_ La dame allait nous quitter, Bob. Et nous, nous allions retrouver nos amis, n'est-ce pas ?

L'espoir. Le maigre espoir que le brun en resterait là, se contenterait d'un sourire envers la petite dame, quelques pièces, à la rigueur et c'était tout. Il pouvait encore le faire. Il pouvait encore échapper à tout ça, si seulement le diable en personne faisait preuve d'un peu de pitié à son égard…

_ Allons, Shin ! Rien ne presse, nous avons tout le temps ! Je dirais même qu'il faut que nous prenions tout le temps nécessaire à notre rétablissement ! Pourquoi ne pas voir ce que demande madame, hum ?

Le félon. Cet homme était le pire démon qu'il ait jamais eu l'occasion de côtoyer. Il le noierait ce soir, l'étoufferait à mort avec les pommes que Grunlek avait ramené la veille des cuisines de l'auberge. Il danserait sur sa carcasse moribonde et lui ferait ravaler ses blagues et fanfaronnades. Une secousse sur son bras, toujours prisonnier de la poigne de la vieille femme, le tira de ses pensées vengeresses. Il l'aurait presque oubliée…

_ Votre ami a raison, messire. Cela ne prendra que quelques instants, et les cartes vous diront tout ce que vous souhaitez savoir !

Les cartes. Elle voulait lui tirer les cartes. Si encore il avait s'agit d'une lecture dans les entrailles d'une bête offerte en sacrifice aux dieux des forêts —il savait que certaines de ces pratiques se faisaient encore, dans les bois les plus obscurs et les plus profonds du Cratère— ou bien d'une prédiction suite à un rituel de nécromancie, il aurait pu, à la limite, y croire un minimum. Mais les cartes ? Il n'y avait rien de plus subjectif et aléatoire à ses yeux. Mais pas à ceux de Balthazar, visiblement, dont le regard venait de s'illuminer et qui désormais, trépignait sur place comme un gamin.

Oh misère, ce n'était pas bon signe. Pas du tout bon signe.

_ Bob, ne me dis pas qu—

Il n'eut malheureusement pas le loisir de finir sa phrase, de même que son interrogation mourut sur ses lèvres tandis que celle de Balthazar s'ourlaient en un immense sourire, reflet presque identique que celui qu'il voyait s'étirer sur le visage parcheminé de la vieille femme.

Oh misère, non.

ПϴП

_ Vous voilà enfin ! Vous en avez mis du temps, vous étiez où ?

Shinddha écrasa violemment le pied de Bob qui s'apprêtait à répondre au paladin irrité de leur retard. La bière n'était pas mauvaise, dans leur petite auberge de passage où ils avaient élu domicile, mais pas en quantité suffisante pour apaiser éternellement l'impatience du jeune homme. Ils avaient des horaires, ils s'étaient donnés des points de rendez vous, ce n'était pas pour arriver près d'une demi-heure plus tard sans la moindre explication.

Hululant de douleur en massant son appendice maltraité, Balthazar boitilla jusqu'à la table de ses camarades, se laissant retomber lourdement sur le banc où siégeait Théo, Shin se glissant avec légèreté aux côtés de Grunlek qui fit glisser jusqu'à lui une assiette pleine et fumante. Malgré l'euphorie du marché et l'heure du déjeuner, l'auberge était presque calme, leur tablée isolée dans un coin de la grande pièce leur garantissant une certaine intimité et un silence tout relatif. Suffisamment en tout cas pour que l'archer s'y sente à l'aise et remercie l'ingénieur nain d'un sourire.

_ Alors ? Exigea encore une fois le paladin, le nez dans sa choppe en lorgnant sur les deux retardataires qui avaient bouleversé son programme de l'après-midi.

Ramassant prudemment son pied pour lui éviter une nouvelle attaque traitre —vue le regard que lui lançait le demi élémentaire, le mage était persuadé qu'il n'hésiterait pas bien longtemps avant de réitérer l'expérience si jamais il venait à raconter ce qu'ils avaient fait durant la dernière demie-heure— Bob s'humecta rapidement les lèvres.

_ Eh bien, il se trouve que Shin s'est fait une délicieuse amie…

Le concerné lui fit les gros yeux, resserra la prise sur sa fourchette en le menaçant silencieusement. Compatissant et compréhensif, le brave Grunlek posa une main sur son bras, lui tapotant doucement.

_ Il t'a encore trainé dans ses embrouilles, n'est-ce pas ?

Puisque Balthazar avait le chic pour attirer les ennuis, ou bien les provoquer, suivant la situation. Voulant se défendre et expliquer de quoi il en avait retourné —sans entrer dans les détails, la honte était encore trop grande— Shin ouvrit la bouche, le mage ne lui laissant malheureusement pas le temps d'en placer une. Un sourire en coin, il reprit son récit.

_ Une dame charmante, sur la place du marché, exposa-t-il avec une joie non feinte alors que Théo levait les yeux au ciel, s'imaginant déjà comment avait bien pu tourner la rencontre entre leur archer rendu muet par la timidité et une damoiselle pimpante au balcon fleuri.

_ Pas du tout, enfin !

Le traitre. Le sale petit fils de cancrelat puant. Le demi-élémentaire le fusilla du regard, rêvant de lui arracher la gorge avec les dents alors que Bob, plein d'enthousiasme, continuait sur sa lancée en expliquant en long, large et travers leur rencontre fortuite avec la vieille voyante qui lui avait tiré les cartes.

S'il avait dû être parfaitement honnête avec lui-même, Shin aurait avoué que cette petite séance de divination l'avait mis atrocement mal à l'aise et l'avait vaguement effrayé. S'il ne croyait effectivement guère au langage biaisé des cartes, il savait que certaines personnes étaient plus sensibles que d'autres aux forces régissant l'univers et aux échos de l'Inframonde. Fort heureusement pour lui, sa crainte de voir la vieille prise de convulsions sous l'effet de visions apocalyptiques concernant sa vie et son destin ne s'était pas réalisée.

La séance avait d'ailleurs oscillé entre l'étrange, l'hilarité —surtout du côté de Balthazar— et la gêne la plus totale. Shin s'était rarement senti aussi peu à sa place que dans cette espèce de roulotte emplie de tentures et d'encens. A tel point qu'il s'étonnait qu'aucun d'eux ne soit resté mort étouffé là-bas, sur les tapis faussement riches mais mangés aux mites. La vieille savait faire son petit effet, ceci dit. Elle les avait mené jusqu'à son antre avant de les laisser patienter au centre de son bouiboui sentant la poussière et, oh, Shin ne voulait même pas savoir quoi d'autre.

Elle était réapparue dans une envolée de châles et de parfums, aussi mystérieuse que tassée sous ses innombrables couches de tissus. Ils avaient pris place autour d'une petite table basse couverte d'une vielle nappe tâchée, sur laquelle elle avait disposée —après moult salamalecs incompréhensibles et prétendument mystiques— les cartes fripées d'être passées entre de trop nombreuses mains.

Et le cauchemar avait commencé. Bob n'avait pu se tenir tranquille. Pas une seule seconde. Et l'on ne savait guère, au final, qui avait été le plus irrité de ses interruptions intempestives ; la voyante qui ne parvenait à lire ses prédictions comme elle l'aurait souhaité et Shin, qui aurait adoré que cette mascarade se termine. Pour dix pièces de bronze —de la poche de Bob, puisque l'archer avait catégoriquement refusé de payer pour ces conneries—, elle leur avait fait la totale ; thé, cartes, boule de cristal, des osselets. En bref, une demi-heure de pure magie pour se faire entendre dire qu'il était —

_ Maudit ?

Incrédule, Grunlek fixait Bob qui venait de terminer sa formidable épopée de la matinée. A cette simple évocation, Shinddha s'enterra dans ses bras repliés en laissant échapper un gémissement plaintif. Il n'y avait définitivement rien de plus humiliant et il se le promettait ; le mage paierait pour cet affront. Goguenard, le brun acquiesça vivement, reprenant le fil de ses explications malgré les protestations de son ami qui n'avait pas la moindre envie qu'il poursuive.

_ Maudit, mais maudit comment ? Demanda Théo, s'intéressant d'un peu plus près à la conversation qui commençait lentement mais sûrement à lui plaire.

_ Maudit, comme dans malédiction, magie sombre, enchantements corrompus, ce genre de chose. Même si dans le cas de Shin…

_ Ne le dit pas !

_ Il est maudit… et condamné à une éternité de damnation à tomber … dans des puits.

Un grand et trop long silence suivit son annonce, chacun dévisageant l'archer qui aurait pu en mourir de honte sur place. C'est d'ailleurs ce qu'il fit en se noyant dans sa chope de bière, les pommettes si rouges que personne à cette table n'aurait été surpris de le voir entrer en combustion spontanée. Puis Théo éclata de rire, entrainant les autres avec lui, bien que Grunlek, plus charitable, préférait dissimuler son hilarité sous le couvert de sa main mécanique. Shinddha leur jeta un regard noir, fusillant sur place Balthazar qui n'en finissait plus de s'étouffer dans son allégresse bruyante, l'archer souhaitant même qu'il arrive rapidement à ses fins et périsse dans d'atroces souffrances.

D'un doigt rageur, le jeune homme l'épingla dans la poitrine, montrant instinctivement les dents dans une tentative menaçante qui n'avait malheureusement rien de bien effrayante.

_ Ça se paiera, Lennon ! Je t'en fais la promesse, un jour viendra où je pisserai avec joie et délectation sur tes cendres encore chaudes !

_ Oh, mais pour ça faudrait-il encore que je brule, mon cher ami ! S'esclaffa l'intéressé, par inquiet pour un sou de cette menace vide. Quand bien même Shin lui en voulait atrocement pour ce qui s'était passé quelques minutes plus tôt, sa rancune envers ses camarades ne tenait jamais longtemps, à moins que la faute ne soit grave.

Dans le cas présent, elle était plus ridicule qu'autre chose et avait au moins le mérite de les soulager tous d'un fou rire comme ils en connaissaient peu ces derniers temps. Essuyant une larme venue naitre au coin de son œil, Balthazar sourit de toutes ses dents, tapotant le biceps de son ami qui se dégagea sèchement, encore mortifié, tant de la situation, que de la réaction de ses amis. De la part de Théo, ça ne l'étonnait guère, tout comme le mage, le paladin était prompte à se foutre allègrement de la gueule d'autrui —sans grande méchanceté, cependant, c'était bien là le seul point positif que Shin pouvait trouver à son rictus amusé— mais de celle de Grunlek, il s'était attendu… Non, en fait, rien ne le choquait vraiment dans la réaction de ses compagnons de route, qui ne manquaient jamais une bonne occasion de charrier —mais toujours avec « gentillesse »— le plus timide de la bande.

Grommelant d'indistinctes paroles, le demi élémentaire retourna à son verre, avalant une gorgée amère alors que les deux autres pressaient désormais le demi diable pour obtenir plus d'informations sur cette soi-disant malédiction. Aucun d'entre eux n'y croyait, même si la relation que Shin entretenait avec les puits était assez ambigüe, il fallait bien l'avouer. Mais les cartes n'avaient jamais été une science exacte et même si selon Bob, les prédictions de la vieille dame étaient relativement justes, ça n'en restait pas moins de la magie à la sauvette que l'on ne pouvait guère prendre en considération.

L'histoire aurait pu s'arrêter là pour Shin et sa folle mésaventure mystique. A dire vrai, elle aurait , s'arrêter là, si Balthazar, tout à son récit, n'avait pas eu la bonne idée de faire part des dernières recommandations de la voyante.

_ Elle nous a conseillé d'aller voir la Sorcière du village, au bout du chemin, pour qu'elle puisse lever le sort qui plane sur notre bon ami, expliqua-t-il avec cette petite pointe d'impatience dans la voix qui trahissait son envie plus que conséquente d'aller rendre visite à la fameuse magicienne de campagne.

Les réactions furent mitigées, et Shin sentit poindre en lui la lueur d'espoir qui lui permettrait peut-être d'échapper à une nouvelle humiliation en règle. Il avait ses limites de tolérance, concernant la honte, et il les avait largement atteintes et dépassées. Théo fronça les sourcils, visiblement peu enclin à accorder cette requête muette de la part du mage cependant que Grunlek semblait méditer sur la nécessité de visiter ladite sorcière. A quoi bon, puisqu'ils s'accordaient tous à dire que les prédictions de la voyante n'étaient qu'un ramassis d'absurdités ?

_ On va pas perdre du temps avec ces conneries… déjà qu'on vous a attendus toute la matinée, on va pas en plus aller se paumer dans les bois pour aller tailler le bout de gras avec une sorcière de je ne sais quoi.

Que la douce Lumière de la salvation se pose sur l'épaule de Théo. Enfin. Les premières paroles censées que Shin entendait de la bouche de l'un de ses amis depuis plus de dix minutes. Et de la part du paladin bourrin et maladroit, c'était un sérieux comble. Mais l'archer n'allait certainement pas cracher sur cette opportunité de fuite que lui offrait le jeune homme. Ne restait plus qu'à rallier l'ingénieur nain à sa cause et il en aurait terminé de cette maudite histoire.

_ Théo a raison, on devrait reprendre la route au plus vite, afin de ne pas se faire trop distancer par nos attaquants.

En soi, son argument était plus que recevable. Ils créchaient à l'auberge depuis près de cinq jours déjà et il leur faudrait reprendre la route au plus tôt. Ils avaient une quête sur le feu, après tout, et chaque seconde était plus précieuse que la précédente. Il vit Grunlek ouvrir la bouche —sans doute pour acquiescer lui aussi et monter un plan de départ avant l'après midi— mais le vil serpent qu'était Bob le devança, levant la main pour faire taire sa petite tablée.

_ Que nous partions maintenant ou demain ne changera pas grand-chose, je le crains. Le temps que nous empaquetions ce qui est nécessaire, l'après-midi sera déjà bien avancé et il nous faudra nous arrêter avant la nuit pour dresser le camp. Nous sommes dans une région, à fortiori, relativement hostile, du moins envers nous et nous ne pouvons négliger le fait que nous n'avons étudié que très succinctement les cartes trouvées dans les catacombes. Il nous faut prendre le temps de bien étudier les itinéraires que nous pourrions emprunter et évaluer les dangers potentiels qui pourraient se dresser sur notre route.

Il leva le doigt lorsqu'il vit Théo se trémousser, signe qu'il allait bientôt craquer et l'interrompre dans son petit laïus. Le paladin lui lança un regard agacé mais se tint coi, attendant qu'il en finisse. Devant l'impatience manifeste du plus jeune, Balthazar s'arma d'un sourire et accéléra son débit de parole encore d'un cran.

_ D'autant plus que, je vous le rappelle, nous n'ignorons tout de ces fils de chacals —Théo renifla d'amusement— et que toute information est bonne à prendre. De ce fait, il me semble judicieux de prendre encore un peu de temps pour, d'une, nous reposer et recouvrer toutes nos forces, et de deux ; interroger le plus de monde possible aux alentours. Et, ô stupeur, nous venons d'apprendre qu'il y a ici une possible magicienne. Compte tenu de la situation, il se pourrait bien qu'elle ait quelques connaissances sur les gemmes de pouvoir, voire même sur notre groupe de voleurs, ou bien encore des artefacts pouvant nous être utiles durant notre voyage. Par conséquent, aller lui rendre visite me semble être une idée relativement brillante et si par la même occasion, elle parvient à débarrasser Shin de sa terrible malédiction, nous faisons d'une pierre, deux coups.

Les trois comparses se dévisagèrent un instant, Shinddha les implorant silencieusement du regard de ne point commettre pareille infamie et suivre les mots du demi diable. Théo avait quelque peu lâché en court de route, peu intéressé par les multiples palabres et détours linguistiques empruntés par le mage. Il n'avait retenu que l'essentiel, comme à chaque fois que Bob ouvrait la bouche et s'il comprenait effectivement la nécessité de prendre du repos —il était impulsif et sanguin mais pas complètement abruti ; les guerriers eux-mêmes devaient s'accorder des pauses afin d'être au mieux de leurs capacités— et d'obtenir des informations ; il ne voyait en cette petite digression qu'une perte de temps. Comme l'avait si bien dit Shin ; leurs ennemis devaient être loin, à l'heure actuelle et les rattraper serait fastidieux. Il avait une revanche à prendre et un homme à passer par le fil de son épée.

Amusé, Grunlek eut un léger sourire en coin. Les arguments de leur mage n'étaient pas tous bancals. Certes, sans doute plus fondés sur le désir qu'il avait de rencontrer cette fameuse sorcière —et sans doute aussi un peu de voir Shin en mauvaise posture face à elle— mais au-delà de ça, le diable n'avait pas complètement tort. Et puis, une journée de plus ou de moins…

Shin sentit ses amis fidèles lui glisser entre les doigts pour lentement rejoindre la cause de Bob, lequel se tenait là devant lui, recueillit et sûr de sa victoire, comme en témoignaient ses mains sagement jointes sur la table et son petit sourire en coin. L'archer poussa un long soupir désabusé.

_ Tu as conscience, Lennon, que j'ai parfaitement compris où tu voulais en venir ?

_ Je ne doute pas une seule seconde de ton intelligence, mon ami. Il sourit plus franchement, agitant les mains avec enthousiasme, certain désormais d'avoir remporté la victoire. Allez, ça ne mange pas de pain, et ce sera amusant ! Une après midi qui sort un peu de l'ordinaire n'a jamais tué personne.

_ Pour ta gouverne, nous n'avons pas eu de journée « ordinaire », comme tu le dis si bien, depuis des lustres. D'autant plus que c'est ridicule : une malédiction des puits ? Vraiment ?

_ Tu admettras tout de même, lui opposa le mage avec un rictus amusé. Que tu as de sérieuses démêlées avec ces petites choses !

_ Oh pour l'amour des Anciens Dieux ! Ce sont des accidents ! Des ac-ci-dents ! Ça n'a rien de… de magique, maléfique ou je ne sais quoi !

D'agacement, l'archer agita les bras, tirant un rire à Grunlek avant de se rassoir et bouder, vexé d'être ainsi abandonné au bon vouloir du mage. Il grogna dans sa barbe.

_ Je maintiens qu'on a vraiment pas de temps à perdre…

_ Oh, allez, c'est l'affaire de quelques heures ! Tu auras le temps de te remettre de cette terrible séance de spiritisme et notre bon Théo pourra même passer le reste de l'après-midi à polir son illustre épée comme je suis convaincu qu'il en avait l'intention.

Surpris, l'interpelé s'empourpra avant qu'un rugissement ne le saisisse à la gorge et qu'il ne tente d'en faire de même avec Balthazar, se lançant à la poursuite du mage qui avait bien évidemment anticipé l'attaque et s'était levé précipitamment de table. Restés sur place, Shin et Grunlek poussèrent un soupir blasé alors que leurs compagnons se donnaient amicalement la chasse dans l'auberge, Bob jouant de la configuration de la pièce et s'arrangeant pour toujours garder au moins une table de distance avec le paladin écumant de rage et hurlant à plein poumons qu'il allait lui faire la peau.

Le nain choisit d'intervenir lorsque le tenancier, mécontent du remue-ménage dont ils étaient l'origine, fit mine de sortir prévenir la garde, contournant son comptoir non sans saisir au passage un long bâton qui avait dû s'abattre sur bien des échines alcoolisées. Déclencher une altercation, ici et maintenant, ne serait en aucun cas à leur avantage et rien n'aurait pu être plus inutile qu'un Théo furieux se retournant contre le propriétaire qui ne faisait que défendre son établissement.

Rappelant ses camarades bruyants à l'ordre, Grunlek frappa dans ses mains pour attirer leur attention, le paladin ayant finalement réussi à rattraper sa proie et entreprenant déjà de lui faire passer le gout du pain.

_ Ça suffit les enfants. Comportez vous en adultes pour une fois.

Les intéressés se figèrent, Balthazar levant le nez pour regarder leur ami, ses mains agrippant le bras de Théo qui l'avait passé autour de sa tête et s'apprêtait à son cou rachitique.

_ Allons, Grun. Notre petit Silveberg est encore si jeune et il a tant de choses à découvrir de la vie et de ses innombrables délices !

_ Et toi si tu ne veux pas définitivement ne plus y gouter, je te conseille de te la ferme promptement !

Pour faire bonne mesure, l'inquisiteur raffermit sa prise, Bob battant des bras et poussant un gémissement plaintif de bête blessée en geignant qu'il ne faisait que prendre soin de ses amis et qu'il était honteux qu'il soit remercié d'une telle manière. Grunlek lança un geste apaisé à l'aubergiste qui hocha la tête, bien que toujours un peu méfiant, regagnant sa place et ses clients qui s'étaient finalement détournés du désolant spectacle, retournant à leurs consommations. Balthazar s'agita encore un peu avant de pousser un soupir vaincu et se laisser aller, amorphe, sous la poigne du plus jeune qui le lâcha, le laissant s'écraser au sol avec un rire satisfait.

Ils retournèrent s'assoir, calmés et détendus —parfois, Shin se demandait si se chamailler vivement entre eux n'était pas une parodie d'acte semi-sexuel…— et l'archer crut, pendant dix bonnes secondes de béatitude complète, que son cas avait été oublié.

_ Bon. A quelle heure allons-nous chez la sorcière ?

Sa tête s'écrasa avec un « chontk » sonore sur le bois de la table.

_ Boooob…

_ Oh, Shin, allez ! S'il te plait, juste cette fois ! Je viens de me faire molester, tu pourrais au moins m'accorder ce petit plaisir en guise de réconfort.

_ Tu l'avais bien cherché. Et ça t'est venu à l'esprit que je n'avais pas spécialement envie de me faire encore une fois ridiculiser pour une histoire stupide ?

_ Tu préfères encore tomber dans un puits lors de notre prochaine aventure ? Allons, ça va être amusant ! S'il te plait, s'il te plait, s'il te plait, s'il te plait, s'il te plait !

Misère. Pouvait-il être encore plus agaçant et enfantin que maintenant ? Et qui parvenait décemment à rester insensible devant cette bouille innocente entourée de cheveux fous ? L'on craignait Balthazar Octavius Barnabé Lennon pour ses pouvoirs et son démon intérieur, mais c'était de l'homme en lui-même et de ses putains de sourires désarmants dont il fallait vraiment prendre gare. Il pouvait être le plus fourbe des manipulateurs, des fois.

Et le pire des emmerdeurs. Car si d'ordinaire, Shin savait parfaitement comment passer outre ses airs boudeurs et suppliants, avec ses yeux bruns de cocker mouillé, sa patience pourtant légendaire ne pouvait pas supporter un Bob au sommet de sa forme et bien décidé à répéter des « s'il te plait » en boucle. Théo craquerait le premier, de toute façon, et toutes les baffes du monde ne pourraient détourner le mage de son but. Ce que Bob veut, Bob obtient, même s'il devait harceler ses compagnons pour ça. Putain d'enfant capricieux.

_ Je t'achèterai des pommes. Toutes celles que tu veux.

Diantre. Shin se redressa d'un coup, le visage éclairé d'une lueur d'intérêt. Le chantage fatal, bien sûr, son point faible par excellence. Malgré sa résolution de ne pas flancher face au mage —même s'il savait que la partie avec lui était perdue d'avance— le jeune homme ne put empêcher son esprit de vagabonder sur des mers de jus de pommes délicieuses. S'extirpant de ces brèves visions célestes que lui promettait le demi-diable, l'archer le lorgna, le testant du regard avant de lui faire jurer allégeance à cette noble cause.

_ Juré ?

_ Sur ma partie humaine et démoniaque réunies.

Shinddha soupira, définitivement vaincu. Il ne pouvait pas se battre contre ses amis, encore moins quand l'un d'entre eux lui promettait des pommes jusqu'à la fin de ses jours. Il ne comptait pas lâcher le morceau à ce sujet, il espérait bien que Bob en était conscient. Tant que l'un ou l'autre des deux seraient en vie ; le demi élémentaire s'accrocherait au diable pour avoir sa ration quotidienne. Quitte à le mettre sur la paille. Ce qu'il ferait sans nul doute avec délectation.

_ Très bien, allons-y, alors. A moins que Grun et Théo y soient opposés ?

L'ingénieur leva les mains cependant que le paladin croisait les bras, haussant une épaule désintéressée.

_ C'est toi que ça concerne, Shin.

_ On est d'accord qu'on y passe pas la journée, hein.

_ On te laissera le temps de dragouiller gentiment à la taverne en revenant, Théo, soit en rassuré, chantonna Bob en souriant avant de reprendre un brin de sérieux. Et peut-être qu'avec un peu de chance, cette sorcière pourra te donner un traitement plus efficace que le mien concernant ton…

D'un geste, il se frotta la nuque, gardant muette ses appréhensions. Ils n'avaient plus évoqué le sujet depuis les derniers soins de Balthazar. D'une part parce que les évènements s'étaient enchainés un peu trop rapidement pour qu'ils songent à s'attarder dessus plus longtemps. D'une autre, parce que le seul capable de trouver une éventuelle solution était le mage en question, et que de solution, il ne semblait point y avoir. Une situation frustrante autant que stressante. Bob n'avait jamais laissé la question se perdre dans les méandres de l'oubli pour autant, un coin de son esprit toujours penché sur le problème. Mais cela ne suffisait pas à le régler et la frustration de devoir laisser son ami souffrir était chaque jour un peu plus forte.

Pour seule réponse, Théo les épaules. Le poison courant dans ses veines n'était pas sa priorité absolue. La légère brulure qu'il ressentait n'était rien de bien inquiétant et il avait fini par s'y habituer. Il avait connu pire, après tout. Tant qu'il était en mesure de soulever une épée pour protéger ses amis et l'abatte sur l'échine des petits cons qui avaient osé se mesurer à eux ; il estimait que la situation n'était pas dramatique.

Avalant une dernière rasade de bière, il reposa sa choppe dans un choc sonore.

_ Bon. On y va ou on prend racine ?


[1] En référence à l'ouvrage : Shardick, de Richard Adams. Un "personnage" cité dans d'autres œuvres, notamment -et c'est d'ailleurs là que je l'ai pris- dans la série de Stephen King ; La Tour Sombre.

De malédiction et de puits était à l'origine parti pour être un OS, mais vue la longueur déjà du "prologue", et le fait que je n'ai pas encore terminé d'écrire le tout, aussi (mais j'avais besoin de poster au moins le début, frustration oblige) je me suis dis que ce serait un peu indigeste de tout mettre en un seul bloc.

Donc, vous l'aurez par petits bouts, si jamais ça vous intéresse, bien entendu (et même sans ça, je posterai la suite), et j'ignore encore quand je posterai le prochain épisode.

En tout cas, merci de votre lecture, une petite review en passant fait toujours plaisir et ça me permet aussi de prendre la température concernant cet écrit. Mine de rien. A la prochaine, jeunes gens.