Acte I : Rencontre

Sous-bois, environs de Luin.

Elle avait couru pour sa vie. Elle ne savait pas où elle allait, elle était à bout de souffle, et ses jambes martelaient le sol mues par une vie propre. Si jamais elle venait à s'arrêter, elle était certaine qu'elle s'effondrerait pour ne jamais repartir. Mais s'arrêter était impossible. Ils étaient à ses trousses, elle les entendait crier derrière elle, elle ne pouvait pas s'arrêter. Pour sa vie.

Ses poumons lui brûlaient, elle courrait pliée en deux et voyait avec panique le moment où, incapable de maintenir son allure plus longtemps, ils la rattraperaient. Les ronces lui déchiraient les chevilles et les mollets, les branches cinglaient son visage et ses bras nus sans qu'elle enregistre la douleur.

Il y eut soudain une trouée entre les arbre, Anna biffurqua et déboucha sur une route, déserte. Elle suivit le chemin, des points noirs dansaient devant ses yeux, elle les sentait se rapprocher peu à peu, elle voulait accélérer mais n'y arrivait plus. Elle ne vit pas la silhouette devant elle, trébucha, tomba le nez contre un torse. Quelqu'un !

«Aide..., haleta-t-elle. Aidez... moi... Désians... vont...»

Une main ferme décrocha les doigts de la jeune femmes qui s'étaient crispés sur la tunique, une autre la fit passer derrière le corps. Les jambes de la jeune femme ne la portait plus et elle se laissa glisser à terre, épuisée. Elle lutta pour lever la tête et ajuster sa vision, incapable de savoir si l'homme allait l'aider. Il s'était avancé et elle le voyait à contre jour, une silhouette solide, l'épée dégainée. Une vague de soulagement envahi Anna, et sa vue fut brouillée par les larmes.

Elle vit les désians, vagues silhouettes imprécises tomber un à un sous les coups de son sauveur. Elle était incapable de réagir devant le combat sous ses yeux, ses pensées étaient en train de se mêler au son du sang qui battait à ses tempes.

«Vous allez bien ?»

La voix, d'un calme froid, lui fit lever les yeux. Son sauveur avait rengainé son épée et était agenouillé à côté d'elle. Elle ne put qu'hocher la tête, incapable de reprendre correctement son souffle.

«D'autres vont arriver. Vous pouvez marcher ?»

Elle essaya de se remettre debout, n'y arriva pas. Son corps était agité de soubresauts incontrôlables.

«Tant pis.»

La sécheresse de la voix la remplie de doute. Allait-il l'abandonner ?

Elle se sentie alors soulevée comme une enfant, sous les épaules, puis installée sur un animal étrange aussi grand qu'un poney.

«Accrochez-vous à la fourrure, lui conseilla l'homme de la même voix.»

Il la laissa faire comme il l'avait dit, et lança un mot à l'animal qui s'élança. Anna réprima un faible cri et mit toutes les forces qui lui restaient à ne pas tomber.

Elle ne sut combien de temps dura la chevauchée. La nuit était tombée quand l'animal étrange finit par s'arrêter au milieu des bois, et plia les pattes pour qu'Anna puisse descendre. L'homme avait disparu, réalisa-t-elle dans un frisson.

«Non, chuchota-t-elle. Ne me dites pas que... les Désians... Il est...»

Elle croisa ses bras sur son ventre pour réprimer une nausée. L'idée était trop horrible pour qu'elle l'achève à voix haute. Pourtant... Elle connaissait les Désians. Ils étaient sans merci. Elle l'avait vécu, après tout. Elle jeta un coup d'oeil dégoûté sur le dos de sa main gauche, sur lequel brillait une bille bleue encastrée dans sa peau. Et puis, elle secoua la tête. Les Désians avaient-ils vraiment perdu sa trace ? Anna aurait voulu se lever, inspecter les alentours pour le vérifier, mais son corps entier était ankylosé, alors elle ne pouvait que demeurer immobile, ses sens en alerte, le sang martelant ses tempes, trop fatiguée pour bouger, trop inquiète pour dormir et reprendre des forces.

Un cri paniqué lui échappa quand elle vit une main écarter un buisson. Elle ne reconnu pas tout de suite son sauveur, et ce fut l'étrange animal qui se précipita vers lui, les oreilles et la queue frétillante.

«Vous allez bien ?»

Anna reconnut la voix.

«Oui, bredouilla-t-elle.

-Bien. Nous allons nous reposer ici.»

La jeune femme hocha la tête. Elle ne se sentait pas la force de faire plus, et l'homme ne semblait pas s'attendre à une quelconque aide de sa part. Il lui tendit un morceau de viande séchée qu'elle commença à mâcher avec reconnaissance, attentive à ne pas la finir en quelques bouchées. Peu à peu, elle fut capable de penser clairement.

Quand elle eut fini, elle osa relever la tête, et fixa son sauveur dans les ombres mouvantes du feu. Elle discerna avec certitude un menton décidé, une mâchoire puissante, des yeux brillants et insondables, des sourcils froncés.

«Kratos.

-Pardon ?, fit-elle en sursautant.»

Toute à sa réflexion, elle avait oublié qu'elle le fixait et ne s'attendait pas à ce que son sauveur prenne la parole.

«Mon nom est Kratos, répéta-t-il.

-Ah. Je suis Anna...»

Son nom, entre ses propre lèvres lui semblait soudainement étranger, vide de sa personnalité. Elle ne l'avait plus entendu depuis son entrée à la ferme.

«Merci de m'avoir sauvée, reprit-elle.»

Elle était encore trop fatiguée pour continuer qu'elle lui devait sa vie. Il devait en être conscient, de toute façon.

«Ce n'est rien.»

Encore une fois, la voix ne faisait montre d'aucun sentiments. Ni gène, ni fierté, ni remords. Comme si ce qu'il avait fait n'était rien, littéralement. Anna aurait voulu continuer la conversation, expliquer qui elle était, demander qui il était, mais la fatigue s'abatit sur ses épaules et elle se recroquevilla sur le sol, sentit la fourrure chaude de l'animal contre sa tête, puis une étoffe plus lourde la recouvrir.

«Merci, marmonna-t-elle.»

Dans le calme de la nuit, Kratos resta éveillé, le visage tourné vers les étoiles, contemplant ses actions précédentes. Cela faisait quelques mois qu'il avait quitté le Cruxis pour arriver sur Sylvarant. Personne n'avait osé le poursuivre, et Mithos semblait sûr qu'il reviendrait de lui-même. Il avait passé ses quelques mois à passer de villages en villages, sans rien faire de plus. Il n'avait rien fait contre les Désians, se contentant de regarder avec indifférence les dégâts qu'ils causaient, la peur qu'il engendraient, eux et leurs fermes humaines.

Mais c'était jusqu'à ce que cette fille lui rentre dedans. Il y avait eut quelque chose, il ne savait pas quoi, sur son visage, dans ses yeux noisettes, dans la force désespérée des doigts qui s'étaient accrochés à sa tunique, et ce quelque chose lui ordonnait de ne pas la laisser mourir. Quelque chose qu'il était odieux de laisser disparaître.

Il soupira, songea distraitement qu'il aurait des problème si Mithos apprenait ce qu'il venait de faire, puis se demanda combien de temps voyagerait-il avec la fille – Anna. Et puis, il haussa les épaules. Rien n'avait d'importance après tout. Ce qui n'empêcha pas son regard de s'attarder sur le visage de la jeune femme durant quelques secondes. Ses joues étaient creusées par la faim, ses lèvres fines et gercées. De longs cernes formaient des sourires ironiques sous ses paupières fermées, séparés par un nez retroussé qui ne semblait pas avoir été cassé. Des cheveux courts et sales pendaient sur son front qu'elle avait haut. Avec un soupir, Kratos détourna les yeux.

Anna ne voulait pas se réveiller. Elle voulait rêver encore un peu... Continuer de s'imaginer libre et y croire, allongée sous une couverture chaude, le soleil caressant son visage de rayons timides... Elle ne voulait pas se réveiller. Elle voulait encore entendre le vent qui faisait bruire les branches autour d'elle, les cris discordants des oiseaux... Elle ne voulait pas se réveiller. Elle ne voulait pas retrouver le sol nu et dur de sa cellule, les cris et les coup de fouets qui résonnaient au-dehors, la lumière blanche, artificielle, blessante qui baignait la ferme humaine... Elle ne voulait pas...

Mais une mèche lui chatouillait la joue, et qu'elle la laisse ou la repousse, elle savait que cela signifiait son réveil définitif. Avec résignation, le cœur serré, elle bâtit des paupières, puis fronça les sourcils. Le soleil... la forêt... n'avaient pas disparu. Le brun et le vert ne s'estompèrent pas non plus. Elle se souvint alors –sa fuite quand on lui avait permis de prendre l'air après une expérimentation particulièrement épuisante puis son sauvetage inespéré par cet homme, Kratos.

«Je suis libre, chuchota-t-elle. Je suis... vivante...»

Et elle éclata en sanglot, une main cachant ses larmes, l'autre accrochée à Noïshe qui lui donnait des coups de museaux rassurants sur l'épaule

Kratos la laissa pleurer sans rien faire. Il ne voyait pas ce qu'il pouvait faire pour la réconforter, et puis ils avaient du temps avant de reprendre leur marche.

Anna finit par se calmer et se leva. Ses jambes tremblaient, elle vacillait à chaque pas. Son corps était plein de courbatures et elle se sentait encore faible. Son sauveur lui tendit une galette sans faire de commentaire, qu'elle avala en silence. Elle but un peu, reprit une galette, la termina, tendit la main vers une troisième, mais il l'arrêta.

«Si vous mangez trop, vous allez vomir. Votre corps n'est plus habitué à recevoir autant de nourriture. Votre estomac ne le supporteras pas.»

Anna hocha la tête brièvement, ses yeux brusquement fixés sur son poignet. Elle savait qu'elle était maigre, mais il y avait soudain une horrible réalité dans cette vision, ce poignet fait uniquement d'os recouvert de chair, où les tendons et les veines ressortaient à chaque mouvement, comme un rappel de ses jambe dans le même état, de son torse où ses cottes striaient sa peau...

«Il faudrait partir, annonça Kratos. Savez-vous où aller ?

-Chez moi, à Luin... J'aimerai y aller, mais...

-Cela reviendrait à se jeter dans la gueule du loup, finit Kratos à sa place.

-Ils me poursuivront de toute façon, bredouilla Anna. Où que j'aille, il me suivront. Je ne peux pas... rentrer chez moi.»

Il y eut un silence.

«Palmacosta.

-Pardon ?

-Palmacosta a une milice anti-désians et il n'y a aucune ferme à proximité, expliqua Kratos. Si vous voulez vous cacher, c'est là où vous devriez aller.

-C'est... c'est vrai...

-Cependant le Pic d'Hakonésia est trop bien gardé. Il faudrait faire un grand détour : aller à Izoold, et puis prendre un bateau.

-Je vois... Oui, ce serait possible.»

Anna ferma les yeux, soudain lasse, et puis elle se leva.

«Merci pour ces informations, fit-elle d'une voix ferme qu'elle tentait de rendre ferme. Je ne sais pas ce que je peux faire pour m'acquitter de ma dette envers vous.

-Vous pensez à... voyager seule ?»

La voix de son sauveur montrait une légère surprise. Anna sursauta, chercha à ne pas croiser son regard. Elle avait pris sa décision, elle savait qu'elle devait partir seule. Kvar ne la laisserait pas s'enfuir, son exsphère était spéciale, il ne pouvait pas la laisser partir... Elle ne pouvait pas laisser quelqu'un partager sa fuite. Elle ne laisserait pas quelqu'un se faire entraîner dans cette histoire.

«Oui, répondit-elle. Il le faut, non ?»

Et tant pis pour sa faiblesse physique, son besoin de contact humain, son absence de repères dans la région... Tant pis. Elle ne laisserait pas quelqu'un d'autre se faire entraîner dans cette histoire.

Elle osa relever la tête, et fixer son sauveur qui avait repris son expression indéchiffrable. C'était la première fois qu'elle le regardait avec attention.

Il avait un visage aux traits durs, des pommettes hautes, des sourcils presque toujours froncés, un nez légèrement brusqué, une bouche figée sur une ligne dont on se ne savait pas si elle exprimait indifférence ou agacement. Et puis il y avait ses yeux. Ils étaient du même brun rougeâtre que ses cheveux, étaient mobiles et perçants. Les yeux de son sauveur semblaient habitué à se laisser filtrer aucune émotion, et pourtant Anna était certaine qu'ils étaient sincères. Ils étaient profonds et impitoyables, indifférents. Elle avait l'impression que ces yeux auraient pu la regarder se débattre contre ses poursuivants sans montrer ni dégoûts, ni révolte, ni plaisir. Ils semblaient la traverser, semblaient ne rien refléter, ou alors refléter tout comme un miroir figé qui voyait tout et ne jugeait rien. Son saveur... n'avait pas les yeux d'un sauveur. Elle n'eut pas peur, pourtant, elle ne se recula pas devant le danger qui émanait de son être. Elle se contentait de le fixer.

«Je suis mercenaire, annonça-t-il tranquillement. Si vous me payez à la fin de votre voyage, je suis prêt à vous accompagner.»

Si Anna était surprise de sa proposition, Kratos lui se demandait comment elle avait pu franchir ses lèvres. Il s'était attendu à ce que la jeune femme le supplie de l'accompagner, accepte le fait qu'elle ait besoin d'aide... Pourquoi insister pour voyager seule ? C'était la même chose que se condamner à mort. Elle avait à présent ses yeux verts écarquillés, les sourcils levés. Il pouvait deviner sans le comprendre le conflit qui l'habitait, elle voulait avoir son aide presque autant qu'elle souhaitait ne mêler personne à sa fuite.

«Combien ?, finit-elle par demander.

-Mille flouz.»

Un long silence. Anna tendit sa main gauche pour officialiser leur engagement, celle qui était sertie de l'exsphère. Kratos remarqua la bille bleue et put l'examiner un instant dans le détail. Il sursauta.

«Votre exsphère… , commença-t-il.»

Il y eut un silence. Anna avait retiré sa main comme si Kratos l'avait brûlée. Son dos s'affaissa et elle baissa le menton, perdit toute la belle volonté qui l'avait habitée quelque secondes auparavant. Elle finit par avouer d'une petite voix :

«Ils disaient qu'elle était... spéciale... Ils m'ont mise à l'écart et ils ont fait plein... de... de test...»

Kratos ne le devinait que trop bien : combien de fois Kvar n'était-il pas venu sur Welgaïa pour se vanter de son projet Angélus ? Cette fille... devait être le dernier sujet qui était resté compatible. Si Mithos mettait la main sur le cristal... Finalement, il avait bien fait de lui proposer de l'accompagner.

«Je m'y connais un peu en exsphère, annonça-t-il impassiblement. Si vous la gardez sur vous, vous risquez de mourir.»

La jeune femme sursauta avec le frisson qui accompagne l'annonce de mauvaises nouvelles qu'on pressentait déjà.

«Y... aurait-il un moyen ?, demanda-t-elle.

-Peut-être. Il faudrait qu'on vous fabrique un serti-clef sur mesure... Seul un nain peut réussir cette tâche.

-Un serti-clef ?, répéta Anna.»

Kratos dévoila sa propre exsphère.

«Ce qui entoure le cristal, avec les symboles... Cela permet d'annuler l'effet des exsphères et de les utiliser pour combattre.»

Il y eut un silence.

«Je suppose que vous ne connaissez pas de nain capable de faire ça.

-Cela fait longtemps que je n'ai pas entendu parler d'un nain à la surface. Cependant, on peut toujours chercher.

-«On» ?

-Si vous me payez, bien sûr.

-Mais... pourquoi... ?»

Un silence et Kratos éluda la question :

«Ce serait dans mon intérêt.»

Anna hésita avant d'acquiescer :

«Cela ne vous dérange pas ? Je ne suis pas sûre d'avoir les moyens de vous payer, même si nous atteignons une ville...»

Le mercenaire haussa les épaules. Anna ferma les yeux, réfléchit tandis que ses mains s'agitaient nerveusement, trahissant ses hésitations.

«Si cela est possible, nous pourrons nous arrêter à Izoold le temps que j'envoie une lettre à mes parents et qu'ils m'avancent l'argent, finit-elle par annoncer. Du moins je l'espère...

-Alors nous ferions bien de nous remettre en route. Montez sur Noïshe. Vous êtes encore trop faible pour marcher. Vous nous ralentiriez.

-Noïshe ?»

L'étrange animal jappa et Anna se tourna vers lui.

«Quelle espèce est-ce ? Je n'ai jamais vu quelque chose comme lui...

-Il fait partie d'une race ancienne est presque éteinte.

-Oh...»

Anna se prit à rire doucement. C'était un son faible, un peu plus aiguë que sa voix. Elle ne le reconnu pas, mais ne put se souvenir de son rire d'avant.

«Hé bien j'espère qu'il ne m'en voudra pas de le monter.»

Elle eut droit pour toute réponse à un coup de langue sur la joue. Kratos avait finit de ranger les maigres bagages qu'il avait sortit dans les fontes.

«Allons-y, décréta-t-il.»

Le voyage promettait d'être long.