Bonjour/Bonsoir à tous ! Première fanfiction sur l'univers de Supernatural, dont j'ai littéralement dévoré toutes les saisons ! Au passage, disclaimer oblige : je ne fais que me jouer de l'univers et des personnages créés par Eric Kripke, rien n'est malheureusement à moi.
Cette fiction a pour point de départ l'épisode 11 de la saison 6, dont ce premier chapitre est très largement inspiré. Disons qu'il reprend les points clés de l'épisode, un peu remaniés, et surtout aboutissant à une fin très différente ! Et bien sûr, c'était pour moi l'occasion d'une pointe -d'un océan ?- de Destiel. Mais pas seulement.
Plutôt longue fic en perspective, j'espère que vous serez nombreux à la suivre! Je pense adopter le rythme d'un chapitre par semaine.
Alors bien sûr, pour ceux qui n'ont pas vu à partir de la saison 6, ne lisez pas, ce serait du pur spoilers ! Pour les autres... C'est tout de suite = bonne lecture !
Pour son frère, Dean Winchester était mort une deuxième fois. Durant exactement sept minutes et six secondes, son cœur avait cessé de battre, récalcitrant aux injections d'adrénaline et aux chocs électriques. Puis, à force d'acharnement thérapeutique, il était reparti, l'arrachant à sa discussion avec la Mort. Tant de questions se bousculaient alors dans son esprit… Pourtant, dès le premier battement, dès la première inspiration, une seule pensée avait surgi de l'abîme : il allait récupérer l'âme de Sam, et le soulagement s'était diffusé dans tout son être, apaisant les pulsations frénétiques de son cœur. Cela lui rappela la fois où il avait conclu ce pacte avec le démon des croisements, et qu'il avait retrouvé son frère vivant, à la place du cadavre froid et rigide qu'il avait serré dans ses bras. A la différence, peu subtile, qu'il ne venait pas de se condamner à l'Enfer.
Alors, de ce fait, Dean était galvanisé. Sur le chemin du retour, il avait roulé à 170 km/h, la chanson « Hurricane » résonnant dans l'habitacle de l'Impala. Il ne savait pas à quoi il s'attendait, mais la réaction de Sam lui fit l'effet d'une douche froide :
- Tu as fait quoi ?!
- Tu m'as entendu.
- J'ai aussi entendu dire par Castiel et Crowley que si je la récupérais, soit ça me tuerait, soit je me transformerais en légume, et ça j'en ai pas envie !
Comme s'il ne s'en était pas préoccupé ! Dean exposa ce qu'il avait réussi à obtenir, se sentant s'aventurer sur des charbons ardents :
- La Mort dit qu'elle peut installer un mur.
- Un mur ?!
- Oui, un mur qui te permettrait de ne plus te souvenir de ton séjour en Enfer.
- C'est vrai ?
- Oui c'est vrai !
- Grâce à ce mur, je serais… guéri ? s'enquit-il, dubitatif.
Dean marqua une pause, bouchée bée, et échangea un regard avec Bobby, toujours assis sur son fauteuil décrépi. Il songea une seconde à mentir, à le rassurer ; mais à qui voulait-il le cacher, ça aurait juste été pour le convaincre d'accepter. Il céda :
- Non, le mur n'est pas incassable… Mais il peut tenir jusqu'à ta mort ! enchérit-il dans la foulée.
- Oh, génial. En d'autres termes, ça ne te fait rien de jouer avec ma vie… railla Sam.
- J'étais de te la sauver, au contraire !
- La moindre des choses était de me consulter avant. Il s'agit de ma vie, et de mon âme ! Et ce n'est pas ta tête qui risque d'exploser si ton super plan part en vrille !
Les deux frères s'affrontèrent d'un regard accusateur, chacun fermement campé sur ses positions. Dean sonda les yeux de son petit frère, essayant de comprendre les véritables motivations de sa réticence. Mais depuis son retour, il n'avait jamais lu la moindre émotion dans ce regard robotique. Pourtant, il devait avoir peur : c'était la seule raison qui pouvait le pousser à rejeter son âme, n'est-ce pas ? Qu'importe, il avait de la volonté pour deux.
- Par curiosité, j'imagine que la Mort n'a pas accepté de t'aider par bonté de cœur… C'est quoi la contrepartie ?
Bobby s'était levé, et se planta devant Dean. L'homme ne perdait jamais le nord, quoiqu'on puisse lui annoncer. Tout à son argumentaire, Dean n'avait pas songé à la manière d'aborder cette partie du deal. Il hésita, cherchant le meilleur angle.
- Excuse-moi, j'ai rien entendu, relança Bobby, impossible à duper.
- Je dois porter sa bague une journée.
- Quel est l'intérêt pour lui que tu fasses ça ?
- J'en sais rien, ça le fait peut-être triper ! En tout cas, je vais le faire, énonça-t-il fermement.
Sam secoua la tête, abasourdi. Il s'éloigna de quelques pas de sa famille, sachant son frère impossible à raisonner.
- Où tu vas ?
- Ecoute…
Il se retourna pour lui faire face, l'expression résignée :
- J'ai compris. J'ai pas le choix, on dirait. Laisse-moi une minute que je me fasse à l'idée, d'accord ?
Il soupira, et sans attendre de réponse, les planta au milieu du salon. Suspicieux, Dean le regarda s'éloigner, avant de se tourner vers Bobby. Il sortit une bague large, sertie d'une pierre ivoire, de la poche de son blouson et la fit tourner entre ses doigts :
- Si c'est ça qu'il cherche, il va vite déchanter, dit-il sur le ton de la plaisanterie.
Mais Bobby vit au-delà de son air badin. Il vit ses doutes, son angoisse, sa douloureuse sensation de côtoyer un parfait étranger. Et lorsqu'il releva les yeux vers lui, il y perçut l'étendue de ce que Dean ferait pour sauver l'âme de Sam, et cela l'inquiéta, encore… Ce n'était pas la première fois que Dean remuerait ciel et terre pour son petit frère. Et la dernière fois, cette obsession avait initié l'apocalypse.
- Surveille-le, lui intima Dean.
- Compte sur moi.
Bien sûr qu'il pouvait compter sur lui. Après un regard entendu, Dean baissa les yeux et passa la bague autour de son doigt.
Alors qu'il traçait le symbole angélique d'une craie blanche, Sam Winchester se fit la réflexion que la vie pouvait prendre une direction curieuse. Depuis son retour de la cage de Lucifer, il vivait au jour le jour, l'esprit serein : il ne connaissait ni peur, ni colère, ni amour. Il ne s'était jamais senti aussi bien, aussi léger et voilà que son frère, cet éternel emmerdeur, réclamait la restitution de son âme ! Ce poids, cette chose inutile, factice, qui le culpabilisait, le ralentissait, faussait son jugement. Dans un passé qui lui semblait lointain, Sam concevait l'affection qu'il avait pour son grand frère; mais désormais, ce n'était plus qu'un obstacle, un frein à sa vie d'adrénaline et de plaisir primaire. S'il l'avait voulu à ses côtés, c'était en souvenir de l'admiration qu'il éprouvait jadis et en raison du sacrifice qu'il avait fait pour lui; et puis, un chasseur entraîné et fidèle était toujours un atout.
Mais c'était sans compter ses états d'âme à l'eau de rose, ses considérations morales… Il n'avait pas souvenir de cette facette de Dean; peut-être parce qu'à l'époque, c'était lui qui jouait le rôle du mec compatissant, naïf, pour qui chaque vie comptait, même celle dont le sacrifice pouvait sauver des dizaines d'autres existences. Dean lui apparaissait alors plus dur, meilleur chasseur, parfois même… injuste, inhumain. Il sourit, face à l'ironie de la situation.
Il se souvenait de ses peurs antérieures, sans les éprouver. Son complexe du monstre lui paraissait tellement stupide, à présent. Il était différent, et alors ? Les autres étaient insipides, sans valeur, de la chair à pâté pour les démons. Pourquoi aurait-il voulu leur ressembler ?
Sans une once d'hésitation, il craqua l'ultime allumette, et la jeta sur les ingrédients, achevant son sort d'invocation. Les flammes jaillirent, le faisant reculer d'un pas prudent, tandis qu'une même explosion retentissait quelques mètres plus loin. Quand les étincelles se dissipèrent, Sam reconnut la silhouette de Balthazar, se découpant dans l'obscurité du hangar. La surprise passa fugacement sur les traits de l'ange, mais il reprit bien vite son air nonchalant :
- Sam Winchester…
Le temps de cligner des yeux, il avait disparu. Sam se retourna aussitôt, ayant ouïe un bruissement d'aile dans son dos. Les deux hommes se jaugèrent du regard :
- J'espère que tu ne m'as pas dérangé pour rien.
- J'ai besoin de ton aide, Balthazar.
- Voyez-vous ça…
Balthazar s'éloigna, regardant distraitement le cercle d'invocation tracé sur le sol. Sam sentait bien qu'il avait perdu le peu d'intérêt qu'il lui accordait. Il revit sa demande à la baisse :
- J'ai besoin d'un conseil. D'un conseil d'ange.
- Demande à ton petit copain.
- Castiel ne peut rien pour moi !
Il avait de nouveau perdu son sang froid. Deux fois en moins d'une heure, ce n'était pas habituel. Cette histoire d'âme le foutait déjà en l'air, avant même d'en être habité. Balthazar étudia son expression, intrigué par son éclat. Sam avait piqué sa curiosité ; il devait à présent captiver son attention :
- Je voudrais savoir s'il existe un sortilège, une arme, n'importe quoi, quelque chose capable de retenir une âme hors du corps. Pour toujours.
- Oh… Je peux savoir dans quel but ?
Sam hésita, un bref instant. Pour la première fois depuis longtemps, il se sentait vulnérable. Demander de l'aide, révéler sa nature, à un ange de surcroît, lui donnait l'impression de confesser une faiblesse. Se constituant un masque d'assurance, il avoua :
- C'est pour moi.
- Tiens donc. De plus en plus intéressant…
Balthazar se rapprocha de lui, avec une démarche prédatrice. A un mètre de lui, son visage se fendit d'un sourire narquois :
- Et où elle est, ton âme ?
Sam soutint son regard, malgré son intensité. Une, deux, trois secondes s'écoulèrent, sans qu'il ne trouve les mots. Il ne voulait pas y penser. Il ne voulait pas penser qu'une part de lui-même était toujours là-bas, meurtrie, à servir de défouloir à deux frères mégalomanes. Il s'en était détaché. Peut-être même était-ce grâce à la diversion de son âme torturée qu'il avait réussi à leur échapper.
- Alors, elle est restée dans la cage…
Pour la première fois, Sam sentit une certaine empathie dans sa voix. Il semblait presque… désolé. Dieu sait pourtant qu'il n'avait rien à faire de leur pitié !
- Mon frère a trouvé le moyen de la récupérer. Je n'en veux pas.
- Non, évidemment que tu n'en veux pas. Michel et Lucifer l'empoisonnent de leur haine en ce moment même, énonça-t-il en faisant le tour de l'humain, tel un félin autour de sa proie.
- Alors, tu peux m'aider ? coupa court Sam.
- Je peux. Le tout est de savoir si j'en ai envie.
Balthazar lui tournait à présent le dos, et Sam ne pouvait voir ce que reflétait son visage. Attendait-il quelque chose de lui ? Quoi que ce fût, il lui accorderait sans hésiter :
- Que veux-tu ?
- Quelque chose que tu fais très bien.
- C'est-à-dire ?
- Chasser.
L'ange se retourna, avant de préciser :
- Je veux que tu chasses pour moi. Je te dirais quoi chasser, quand chasser, et tu le feras sans poser de questions.
Sam fronça les sourcils, pris au dépourvu par cette demande d'allégeance. Il se demandait ce que Balthazar voulait bien chasser ; il aurait tout le temps de le découvrir, une fois sauvé de l'intrusion de son âme. Il se fit la réflexion que travailler pour Balthazar ne saurait être pire que sa pseudo-collaboration avec Crowley, ce qui acheva de le convaincre.
- Très bien.
- J'ai ta parole ?
- Vous l'avez.
L'ange le dévisagea intensément, et Sam comprit le message qu'il souhaitait lui faire passer: un clignement des paupières, un claquement de doigt, et Sam Winchester, âme ou pas, se retrouverait dispersé aux quatre coins du cosmos. Quand on s'engageait auprès d'une entité céleste, on était forcé d'assimiler la valeur de l'intégrité. Et une bonne dose d'humilité, au passage.
- Il y a un sortilège. Dégoter les différents ingrédients ne devrait pas poser trop de problème, mais il y a tout de même une difficulté…
- Laquelle ?
- Il va falloir souiller ton véhicule.
- En faisant quoi ?
- En faisant quelque chose de tellement avilissant, qu'il le rendra inhabitable. Il s'agit d'une chose tout à fait spécifique.
Il n'était plus qu'à un demi-mètre, face à lui, sondant le moindre signe de rétraction, traquant la moindre étincelle d'hésitation.
- D'accord. Quoi ?
- Un parricide.
Le mot était lâché. Balthazar, comme pratiquement tous les êtres, n'avait jamais côtoyé d'humain sans âme. Parmi ses frères, c'était certainement le plus difficile à désarçonner. Toutefois, il devait bien admettre qu'il s'attendait à une réaction, un signe de répulsion ; mais rien, pas un minime tressaillement, ne parcourut l'homme qui lui faisait face :
- Mon père est mort depuis des années, objecta-t-il.
- Il te faut le sang de ton père, mais ça ne doit pas nécessairement être celui de ton père biologique. Tu as bien un père de substitution, non ?
Sam baissa les yeux, plongé dans ses pensées. Balthazar vit ses mâchoires se contracter, son cou se tendre, la lueur vaciller dans son regard… Puis tout fût balayé, remplacé par une détermination farouche, que Balthazar n'avait que trop vu dans sa longue vie, lors des drames terrestres : l'expression d'un homme résolu, persuadé qu'il n'avait pas le choix.
Dès que la bague glissa autour de son doigt, l'environnement changea. Ou plus vraisemblablement, c'est lui qui fût téléporté; et pas dans une de ses villes préférées. De grands buildings le cernaient, lui bouchant l'horizon et lui renvoyant l'écho des coups de klaxons itératifs. Il venait d'apparaître en face d'une laverie automatique, et il détourna les yeux du spectacle abrutissant du linge tourbillonnant, pour rechercher un indice, un point de repère dans tout ce merdier.
Tessa apparut sur le trottoir, marchant dans sa direction, dans son éternelle tenue noire. Un businessman pressé traversa son épaule, et Dean en déduisit que lui-même devait être « transparent ». Chouette perspective.
Elle se planta devant lui, et lui annonça la couleur sans détour :
- Que ce soit clair, pour qu'on finisse cette journée avec le moins de désagrément possible : je ne suis pas ravi que tu incarnes la Mort, et ça ne m'enchante pas de devoir travailler avec toi.
- C'est ton patron qui a eu cette idée, pas moi, lui rappela-t-il.
- C'est vrai, mais tu as une fâcheuse tendance à anéantir tout ce que tu touches. Alors ça m'arrangerait si tu t'en tenais aux règles.
Elle le dépassa et avança d'une démarche pressée dans la grande avenue, indifférente aux passants qui la traversaient. En désespoir de cause, Dean lui emboîta le pas :
- Et qui sont… ?
- Au cours des prochaines 24 heures, tu vas tuer tous les gens qui doivent mourir.
- Et comment puis-je savoir qui doit mourir ?
- J'ai une liste, énonça-t-elle comme une évidence.
- Je peux la voir ?
- Non. Tu les touches, ils meurent, et je les emmène. C'est compris ?
- Oui, je crois.
Il accéléra la cadence pour marcher à sa hauteur. Qui aurait cru qu'être une Faucheuse était un métier aussi stressant ?
- Si tu enlèves ta bague, tu as perdu. Si tu désobéis, tu as perdu, rappela-t-elle.
- D'accord.
- Ne fais pas n'importe quoi, insista-t-elle. Je ne suis pas là pour jouer les baby-sitters.
Il lui parlait comme à un môme de huit ans dans un magasin de jouets, constata-t-il amèrement. Il acquiesça, pressé de ne plus avoir à subir ces sermons, et calqua ses pas aux siens.
Mais s'il s'était attardé sur l'attitude de Tessa, il aurait vu que ce qu'il prenait pour de l'empressement était du malaise, que son apparence désagréable n'était qu'un mur pour dissimuler son appréhension, et le sentiment d'injustice qui lui empoignait les viscères.
- C'est le moment où tu pointes une arme sur moi et que tu m'enfermes à la cave ?
- Est-ce nécessaire ?
Bobby avisa Sam du regard. La tension était palpable mais Bobby lui faisait confiance. Confiance ? Comme Sam leur avait fait confiance pour l'accepter comme il était, mais il fallait croire qu'il n'avait pas le droit d'évoluer, pas le droit d'être… différent. L'histoire de sa vie. Alors il se para de son masque d'indifférence :
- Non.
Voilà ce que sa nouvelle condition lui permettait de faire, sans contrariété, sans cette pesanteur dans la poitrine, sans cet arrière-goût amer dans la bouche : mentir, tricher, manipuler. La soirée s'annonçant longue, Bobby sortit un jeu de cartes et quelques bières, et ils entamèrent une longue partie de poker.
Le soleil déclinait, et la nuit tomba sur eux. Quand le vieux chasseur était absorbé par les cartes, Sam en profitait pour le regarder, cet homme bourru qui avait toujours été là, veillant sur leur père et eux, sans jamais rien demander en retour. La lueur des bougies accentuait les larges poches sous ses yeux plissés, rappelant toutes les nuits d'insomnie passées dans les livres ancestraux à recueillir les informations utiles aux frères Winchester, ou tout simplement à se soucier d'eux. Bobby, sa maison rustique et poussiéreuse, son arrière-cour de voitures, était leur port, leur foyer. Bobby et son expérience, son pragmatisme, les avait tiré des mauvais pas que leur impulsivité juvénile leur avait fait commettre. Bobby et sa patience, qui les avait guidé, leur avait pardonné leurs impairs, ne les avait jamais abandonné. Bobby, qui avait veillé sur eux comme un père.
Sam l'admirait, un peu comme on admire une force de la nature, un roc qui avait résisté aux vents et marées. Pour un chasseur, il arrivait à un âge respectable. Sam ne voulait pas sa mort. S'il pouvait l'épargner, il le ferait ; mais il ne pouvait pas se le permettre.
Sa décision était prise, depuis que le mot parricide avait été lâché dans cette grange désaffectée. La situation était limpide, sans équivoque : c'était lui, ou Bobby.
Dean et Tessa arrivèrent aux abords d'un parc, arpenté par les joggeurs et les promeneurs de chiens en cette fin d'après-midi. Ils croisèrent également de nombreuses mères de famille avec leurs poussettes, en train de surveiller de loin leurs enfants plus âgés jouer dans les bacs à sable et les aires de jeux. Dean se sentait mal à l'aise, plongé au cœur de ce quotidien familial qu'il n'avait jamais connu. Il se sentait décalé, comme jurant dans cette fichue carte postale. Et surtout, il sentait ses viscères se nouer à l'idée d'être venu pour prendre la vie d'une de ces mères, ou d'un de ces enfants. Tess remarqua sa sombre humeur, et finit par demander :
- Quelque chose ne va pas ?
Dean stoppa au beau milieu de l'allée. La Faucheuse s'arrêta, et détailla son visage contrarié.
- Tu me demandes si quelque chose ne va pas ? Tu étais là ! Dans le même espace-temps, que je sache !
Bien sûr, Tessa s'attendait à cette discussion, à un moment ou un autre. C'était à la fois dérangeant et fascinant de voir Dean s'escrimer à renflouer ses sentiments, jusqu'à ce que tout le submerge et explose à la surface. Elle acquiesça :
- J'étais là, Dean.
- Elle avait dix-sept ans !
- Il n'y a pas d'âge pour la mort.
- Elle était là, en train de flirter dans ce café, puis… crac ! Elle se met à convulser par terre, et elle meurt ?! Comme ça ?!
Il leva les bras, dans un signe d'impuissance. Tess se demandait souvent pourquoi tout cela était si difficile à concevoir pour les humains : la mort était comme la vie, hasardeuse, volatile, surprenante. Le dernier souffle de quelqu'un était tout aussi soudain que sa conception. Ce jeu, cet équilibre perpétuel n'était pas influencé par la justice, la notion de bien et de mal, ou le temps. Elle fit néanmoins appel à son empathie :
- Dean, ton univers n'est que destin et violence. C'est difficile à concevoir pour toi, mais tout le monde ne meurt pas de façon extraordinaire, et toutes les morts n'ont pas de raisons, dans le sens où tu l'entends. Elles contribuent à l'équilibre naturel.
- Qui décide donc de tout ça ? Qui établit ce programme de vie et de mort ?
- Personne ne sait, Dean. Pour les Faucheurs, la liste est innée.
- Toujours des foutues questions sans foutues réponses…
Dean lui tourna le dos, perturbé, essayant de retrouver ses moyens, de taire la rage sourde qui lui vrillait les entrailles. Il devait avancer. Il devait continuer, pour Sam, pour que lui et son frère survivent dans cette jungle, ensemble. Il lui manquait ; bon sang, qu'il lui manquait. La joie intense que lui avait insufflée l'étreinte de son petit frère lors de leurs retrouvailles avait laissé place à une sensation amère dans sa poitrine, qui était encore pire que le vide qu'il avait ressenti à la mort de Sam. Car l'enveloppe de Sam, c'était encore pire que pas de Sam du tout. C'était chaque jour lui rappeler que son frère croupissait toujours dans la cage avec Lucifer, souffrant le martyr, depuis plus d'un an, ce qui devait représenter un siècle pour son âme.
- C'était son heure, Dean. Ce n'est ni à toi, ni à moi de décider de la vie ou de la mort de qui que ce soit.
- J'ai bien compris, Tess, tu as été parfaitement clair dans ce café. Je dois respecter le timing, ou bye-bye Sammy.
Il s'était retourné, et lui lança un regard acéré.
- Je n'ai fait que te rappeler ce que tu risquais si tu ne touchais pas cette jeune fille, justifia-t-elle avec sincérité.
Mais Dean ne l'entendait pas de cette oreille. Il combla l'espace qui les séparait en quelques vives enjambées, et se planta devant elle, à vingt centimètres de son visage, ses yeux ancrés dans les siens :
- Ne me menace plus jamais, compris ?
Tessa ne broncha pas. Tant de doute et d'animosité se lisait dans ce regard, qu'elle eut la sagesse de ne pas en ajouter. Estimant avoir fait passer le message, l'humain la contourna et marcha jusqu'à l'ombre d'un platane, s'accordant un répit. Son attention fut attirée par deux petits garçons sur une aire de jeux. Le plus âgé, avoisinant les 8 ans, poussait son cadet sur la balançoire, toujours plus haut, le faisant rire aux éclats. Curieusement, au lieu d'aviver des souvenirs douloureux, le spectacle l'attendrit. Bientôt, il retrouverait son petit frère… Et peu importe qui il devait faire passer de l'autre côté.
Il sentit Tessa dans son dos. Les affaires reprenaient :
- Alors, qui est le prochain sur la liste ?
Depuis son retour de la cage, Sam n'avait pas eu l'occasion de jouer au poker. Dean l'avait toujours considéré comme un novice, se targuant de lire en lui comme dans un livre ouvert. Même s'il connaissait son frère par cœur, Sam devait admettre que Dean savait le bluffer ; sans compter qu'il avait la main chanceuse. Mais malgré ses conseils, le visage de Sam semblait être une véritable passoire, laissant filtrer ses émotions.
Dean aurait été surpris, s'il avait été là. La partie touchait à sa fin, Sam ayant amassé un tas considérable de jetons. En près de deux heures, il n'avait rien laissé transparaître. Il n'avait même pas essayé de feindre le doute, pour faire un peu de psychologie inversée ; rien que cette surface de marbre, ce regard lisse, qui déstabilisait Bobby plus qu'il ne voulait bien le montrer.
Il avait hâte de jouer contre Dean, de lui faire perdre le sourire goguenard qu'il arborait lorsqu'il tançait son petit frère.
Mais ils ne joueraient plus jamais.
Cette vérité le frappa de plein fouet, pour la première fois depuis sa conspiration avec Balthazar : dès la première goutte de sang versé, il perdrait son frère aîné. Pas de dispute, pas d'explications, pas de retour en arrière, pas de pardon possible : juste cette barrière d'incompréhension, cet abîme de haine… Dean le traquerait, il en était conscient. Il n'aurait de cesse de poursuivre l'homme qui avait condamné son Sammy à la Cage, l'homme qui avait assassiné son père de substitution… Il ne voudrait jamais comprendre qu'il était encore son Sammy, et qu'il avait sacrifié Bobby à cause de lui, pour se préserver. Et même si une part de lui comprenait ceci un jour, il préférerait s'acharner dans cette voie, plutôt que d'assumer sa culpabilité.
Sam éprouvait du regret, mais pas une once de doute. Pas quand il s'agissait de survie. Il avisa le fusil qui se trouvait négligemment sur les plaques de cuisson, derrière Bobby.
- Je vais chercher d'autres bières, déclara-t-il en se levant.
Bobby ne leva pas la tête de ses cartes, les yeux dissimulés par l'ombre de sa casquette. Sam lui passa à côté pour se diriger vers le frigidaire. Il ouvrit la porte du frigo pour faire diversion, et le bruit teinté des bières contre la paroi couvrit son méfait. L'arme à la main, il se retourna ; mais durant sa volte-face, une barre métallique le frappa de plein fouet au niveau de la tempe, le projetant à terre. Une douleur atroce lui vrilla le crâne une deuxième fois, lorsqu'il heurta le carrelage. Il sentait son esprit partir à la dérive, rendu confus par la souffrance. De très loin, il entendit des bruits de ses pas résonner sur le sol :
- Je suis peut-être plus tout jeune, mais je ne suis pas né de la dernière pluie…
Il se focalisa sur la voix, sur le monde physique, pour rester conscient. Il entendit Bobby s'éloigner, certainement pour chercher de quoi le ligoter ; il devait se relever, et se replier le temps de se reprendre. Il ouvrit les yeux brusquement.
Lorsque Bobby revint trois secondes après, Sam n'était plus là.
20h00. L'heure des rencards, des dîners, des sorties entre collègues de bureaux… La capitale était animée, clignotante, virevoltante. C'était dans cette atmosphère si vivante que Dean suivit Tess, dans une petite pizzeria sans prétention. Malgré le peu d'effort physique que requérait sa journée, Dean avait l'impression d'être passé sous un rouleau compresseur. Il fut tenté de commander dans le restaurant, avant de se rappeler qu'il n'était pas visible.
- Dean ?
Rappelé à l'ordre, Dean se désintéressa de la carte des pizzas sous le regard réprobateur de sa collègue. Il se focalisa -non sans une once d'envie- sur l'homme assis en face de Tessa, qui mordait voracement dans sa pizza au chorizo. Il devait avoir la cinquantaine, tout juste sorti du bureau étant donné son costard d'employé de bureau modèle, et certainement des problèmes conjugaux vu son alliance et son absence au dîner familial. Il devait avoir pour habitude de reporter sa frustration sur la nourriture ; du moins c'est ce que déduisit Dean de son généreux embonpoint :
- Notre client ?
- Laisse-lui deux minutes.
- Je mise vingt dollars sur une crise cardiaque.
Tessa le regarda, mortellement sérieuse.
- Allez, quoi, rendons ça un peu fun ! supplia presque Dean.
La Faucheuse leva les yeux au ciel, mais il vit l'ombre d'un sourire sur ses lèvres.
- Ca pourrait tout aussi bien être un étouffement, hasarda-t-elle.
- Les jeux sont faits !
Dean mit les mains dans ses poches de jean, se dandinant d'avant en arrière, attendant l'issue du pari, les narines narguées par l'odeur alléchante de la pizza sortant du four. Puis l'homme porta sa main droite à sa poitrine, visiblement en proie à une douleur constrictive. Il s'écroula la seconde suivante, chutant de son tabouret haut, emporté par un infarctus foudroyant. Ne voulant pas le faire souffrir davantage, Dean s'accroupit et l'apaisa d'un contact. Alors que les muscles asphyxiés de l'homme se relâchaient, son esprit se matérialisa devant eux, avec l'air sonné qu'ils arboraient tous en découvrant leurs cadavres.
Tessa l'escorta de l'autre côté, tandis que Dean restait dans la pizzeria, à regarder le serveur s'escrimer à faire un massage cardiaque.
- Si j'étais toi, je me fatiguerais pas, mec…
Mais bien sûr, il ne l'entendait pas. Se détournant de la scène, Dean partit s'asseoir au fond de l'enseigne, à une table isolée. Il regarda par la vitrine, aspiré par la nuit noire. Quand il était petit, et qu'il avait appris pour les monstres, il s'était mis à avoir des terreurs nocturnes, à craindre l'arrivée du soir, à fuir l'obscurité. Puis il avait fallu être fort, pour Sammy. Il avait fallu veiller sur son sommeil, combattre ses propres démons, pour le rassurer ; lui prouver que non, il n'y avait pas de monstres sous son lit, ni dans le placard, qu'il ne devait pas avoir peur, qu'il devait être courageux comme son grand frère. Ça avait été comme une sorte de thérapie. Puis il avait même fini par aimer la nuit, par préférer la cachette de la pénombre à la vulnérabilité du jour. La nuit avait fini par être son royaume.
Quand il s'extirpa de sa contemplation pensive, il vit que Tessa avait pris place sur la banquette, face à lui. Elle semblait porter sa croix, elle aussi. Etait-elle fatiguée de ce travail ? Pouvait-elle seulement démissionner ? Elle baissa les yeux, fuyant son analyse. Dean plaisanta :
- J'imagine que tu n'as pas d'argent pour honorer ton pari. C'est pas grave, je mets ça sur ta note.
Elle eut un petit sourire. Dean avait une envie entêtante de bière mais bien sûr, il n'était pas question de retirer cette bague. Il se jura que boire une blonde serait la première chose qu'il ferait une fois débarrassé de l'aura de la Mort. Après avoir serré son petit frère à l'en étouffer.
- Alors comme ça, tu connais juste l'instant de leur mort ?
- Je sais où je dois être, quand, et pour qui.
- Mais pas quelle sera la cause de la mort ?
De nouveau, elle baissa le regard. Abordait-il un sujet sensible ? Après tout, ça lui pèserait aussi, de devoir obéir à ces grands desseins sans en connaître l'intégralité.
- Non. Mais tu as l'air assez bon à ce jeu-là.
- Élémentaire, mon cher Watson.
Elle n'avait certainement pas saisi la référence, car elle n'eut aucune réaction.
- J'espère qu'on aura plus de noyade pour aujourd'hui. C'est pas la mort la plus agréable et rapide à regarder, commenta Dean sur le ton de la conversation.
Il avait trouvé un équilibre sommaire en gardant une certaine distance émotionnelle avec ces activités temporaires. Tessa ne s'engagea pas sur le débat :
- On a un peu de temps avant notre prochain client.
Dean fronça les sourcils, surpris par cette première pause dans leur emploi du temps chargé, et par le ton de Tess. Elle devait avoir besoin de recharger un peu ses batteries. Ils mirent ce temps à profit pour se reposer, se contentant de rester silencieux, perdus dans leurs pensées respectives.
Le parquet crissant sous ses pas, Bobby évoluait dans la maison, fusil à la main. Cette situation, Sam ; tout ça était surréaliste. Pourtant, il savait qu'il ne rêvait pas : il n'aurait pu imaginer ce cache-cache sordide avec celui qu'il en était venu à considérer comme son fils. Mais que faisait-il donc avec cette arme chargée ? Pouvait-il seulement s'en servir ? Bien sûr que non, il était bien incapable de tirer sur Sam. Tout au plus viserait-il la jambe, pour lui faire comprendre qu'il n'était pas inoffensif.
Mais surtout, une question le tourmentait : quelles étaient les intentions de Sam en essayant de s'approprier ce fusil ? Comptait-il le menacer pour parvenir à s'échapper ? C'était la première hypothèse mais quelque chose ne collait pas. Lorsqu'il était parti, laissant Dean passer la chevalière, il était revenu au bout d'une heure, de lui-même. Pourquoi chercherait-il à fuir maintenant ? Bobby avait un mauvais pressentiment. Une sacrée frousse, en réalité.
Il entendit un loquet se fermer. La porte d'entrée, probablement. Sam l'avait enfermé, dans sa propre demeure. Ils les y avaient enfermés tous les deux, au lieu de partir. Ça commençait à sentir vraiment mauvais.
- Ne faisons rien que nous pourrions regretter, Sam !
Aucune réponse. Soit Sam restait tapi dans l'ombre en l'attendant, soit il se déplaçait particulièrement silencieusement. Bobby reprit sa progression, s'arrangeant pour se trouver toujours dos à un mur. L'ébauche d'un plan prenait forme dans sa caboche, et dès qu'il perçut un craquement derrière lui, il se mit à courir pour se cacher dans la penderie. L'écho de sa respiration effrénée lui semblait assourdissante tandis qu'il tendait l'oreille, l'arme au poing, plongé dans les ténèbres.
- Ne m'oblige pas à venir te chercher, Bobby.
Ce n'était pas la voix de Sammy. C'était son timbre, bien sûr ; mais elle était privée de toutes ses nuances, si égale, si froide, qu'il en aurait presque douté.
- Qu'est-ce que tu veux, Sam ?
Sans cesser de pointer le fusil en direction de la porte, le vieux chasseur retira sa casquette pour essuyer d'un revers de manche la sueur qui perlait sur son front. Il avait la sensation d'étouffer ; il avait toujours été un brin claustrophobe au souvenir de son père l'enfermant dans le placard pour rosser sa mère. Il chassa les reflux d'alcool et les gémissements féminins de son esprit, pour se concentrer sur le silence présent.
- Il faut que je le fasse.
- Que tu fasses quoi ?!
- Si je récupère mon âme, ça pourrait avoir des conséquences catastrophiques. Je dois empêcher ça.
- Et quel est le super moyen que tu as trouvé pour ça ?
Ses mains moites se resserrèrent autour de son arme, sachant qu'il n'apprécierait certainement pas la réponse. Ses craintes furent confirmées :
- Je ne dis pas que j'ai envie de te tuer ; je n'en ai même aucune envie.
- Alors, quoi ? Tu as passé un accord avec un démon ?
A quoi bon s'attarder sur le pourquoi du comment ? Sam acquiesça :
- Quelque chose dans ce ton. Je n'ai pas eu le choix.
- Tu fais une belle erreur, Sam.
Inconsciemment, Bobby avait posé la main sur la porte qui les séparait, comme si ce geste pouvait les rapprocher. Il devait y avoir une chance, un espoir. Il pouvait raisonner Sam, Dean pouvait revenir plus tôt, Castiel pouvait intervenir... Juste l'espace d'une seconde, son cœur fatigué voulait y croire.
- Tout ce que je veux, c'est survivre.
- Dean a trouvé une solution.
- Un mur, qui peut s'écrouler à tout instant ? Dean ne pense qu'à faire revenir son petit Sammy de l'enfer, et tant pis si j'en crève ! Il est prêt à me tuer pour le récupérer.
Voilà où résidait tout le problème, la source de la discorde. Pour Sam, il était Sam ; pour eux, il n'était qu'un corps. Pour Dean, le vrai Sam était toujours dans la Cage, et peu importait le véhicule. Ce Sam, ce nouveau Sam, semblait presque jaloux. Il essaya de jouer sur la corde des sentiments :
- Sam, je sais que tu dois avoir la trouille. Ça va bien se passer, je te le promets. Mais ce qui fait le plus peur en ce moment, c'est toi. Tu n'es pas celui que tu devrais être.
Pas de réponse. Bobby tendit l'oreille, et recula, l'arme pointée en direction de la porte. Deux secondes après, elle se fendit sous les coups de hache, et Bobby se protégea les yeux des éclats de bois. Un coup, deux coups ; au troisième, la tête de Sam apparut dans l'embrasure. Un filet de sang s'écoulait de sa blessure à la tête, le long de son visage déterminé. Il abaissa son arme :
- Sors Bobby. Tu es coincé.
- Que tu crois !
Jouant son ultime atout, le chasseur aguerri enclencha son piège et Sam disparut, happée par une trappe. Bobby se laissa cinq secondes pour reprendre ses esprits, puis sortit de la penderie. Il stoppa net en voyant le buste de Sam s'extirper du trou, prenant appui sur ses deux mains, qui s'étaient visiblement rattrapé au parquet au moment de la chute. Il se précipita en avant pour le faire basculer mais Sam roula sur le sol, et lui décocha un coup de pied dans l'abdomen, qui le fit passer à travers la porte préalablement défoncée.
Il chercha à saisir son arme, mais un pied se posa dessus. Il redressa la tête, et les traits résolus de Sam apparurent dans son champ de vision. Ses reins le faisaient souffrir, et il entendait les battements de son cœur pulser au niveau de ses tympans. Il n'avait plus l'âge pour les combats au corps à corps.
- Je serais celui que je veux être, asséna le jeune homme d'un ton incontestable.
Puis son univers fut avalé par ces pupilles noires et dilatées.
Dean n'avait aucune idée de l'heure qu'il était lorsqu'ils atterrirent dans cette pièce décharnée. La pause dans cette pizzeria avait été la bienvenue, mais il devait en être à sa quarantième âme –il avait cessé de compter- et son attention s'effilochait quelque peu. Lui toujours prompt à remettre la situation en question, suivait désormais Tessa aveuglement dans leurs allées et venues chez l'habitant, dans la rue, dans l'avion… Juste pressé d'en finir.
- Ce serait trop demander de ravir une petite vieille dans son sommeil rien que cette fois-ci ? Ça changerait des cambriolages qui tournent mal et des disputes conjugales…
Tessa ne prit pas la peine de répondre. Elle quitta la pièce pour évoluer dans un corridor étroit, vers les escaliers. Dean la suivit, découragé par son mutisme. Son regard glissa sans s'attarder sur le papier peint imprimé, effiloché par endroits, dont les motifs lui évoquaient quelque chose de familier. Il chercha paresseusement dans sa mémoire à quoi pouvait bien lui faire penser cette décoration usée, tout en descendant les marches à la succession de Tess. Il faisait sombre, mais un rai pâle de lumière venait d'une pièce du rez-de-chaussée, dessinant l'entrée de la maison. Et il vit la porte et ses multiples serrures, le porte-manteau éternellement cassé, le carrelage fissuré…
Et il se vit, enfant, passer le seuil de cette maison en courant, un sourire radieux aux lèvres, tenant la petite main de Sammy dans la sienne ; il se vit, adolescent, passer ce seuil en brandissant fièrement son premier fusil ; il se vit, adulte, passer ce seuil brisé par la mort de son frère, pour être accueilli par l'étreinte réconfortante, paternelle, de Bobby…
Il regarda Tessa, qui était parvenue en bas des marches. La main encore sur la rambarde, elle marqua un temps d'arrêt et leva la tête vers lui, faisant face à son regard débordant de surprise et d'incompréhension. Elle affronta ce regard, comme elle en avait affronté des milliers ; mais déjà, elle savait que ce regard la hanterait plus que les autres. Coupant court à leur échange muet, il dévala rapidement les marches restantes et dépassa Tess, qui s'était sagement écartée de son chemin. Son cœur battait la chamade, tandis qu'il s'approchait du salon illuminé. Des brides de voix lui parvenaient :
- Sam… Tu m'as toujours considéré comme un père, une partie de toi doit s'en souvenir !
- Je n'ai pas le choix…
Ses pas s'accélèrent, et il passa l'angle. Tout se passa très vite, trop vite. Ses yeux passèrent en revue les nombreuses bougies qui illuminaient la pièce, le cercle tracé au milieu, avant de s'arrêter sur Bobby, solidement attaché à une chaise, au centre de la gravure… Et Sammy, son seul frère, sa propre chair, le centre de sa vie, brandissant ce couteau en direction de la gorge de leur mentor, de leur oncle, de leur père de substitution, de leur seule famille…
- Désolé.
Son bras ne trembla pas. La lame affûtée plongea dans la gorge de sa victime, et le sang jaillit en abondance, coula le long de la plaie, imprégnant le tee-shirt, la chemise…
- Non !
Il hurla, hurla comme un possédé, mais déjà sa voix se brisait. La bague funèbre tomba mollement sur le tapis, après que Dean l'eut littéralement arrachée de son doigt. Sam se retourna, pris de court par l'apparition soudaine de son frère. A sa main, il tenait toujours l'arme ensanglantée, et la leva dans un geste automatique de défense. Mais c'était parfaitement inutile. Dean se précipita vers Bobby et appliqua ses mains autour de son cou béant, dans un geste désespéré et vain pour arrêter l'hémorragie.
- Bobby, Bobby… psalmodia-t-il.
L'intéressé émit un son guttural, le bruit d'un homme qui s'étouffait dans son propre sang.
- Mais qu'est-ce que tu as fait ?! Mon dieu, qu'est-ce que…
Sa voix se perdit dans un sanglot. Il aurait voulu se lever, mais ses jambes ne lui répondaient plus. Bobby était en train de mourir. Bobby mourrait de la main de son frère, et il ne pouvait rien. Il leva la tête vers lui, les yeux luisants. Sam le regardait, les narines palpitantes, des projections de sang sur le visage, sur le tee-shirt, colorant ses mains, des mains de bourreau, de monstre. Cela lui apparut plus clairement encore : cet homme, cette chose, n'était pas son frère. Il n'avait de Sammy que l'apparence. Il tordit le cou à la panique qui avait pris possession de son corps, il ferma les vannes, et ses traits se durcirent tandis qu'il s'agrippait à Bobby :
- Si je te retrouve, sans ton âme, je te tue.
Inutile d'en dire davantage : ses intentions, mises à nues, sans artifice. Les deux frères s'affrontèrent dans un ultime regard, l'un plein de ressentiment, l'autre de haine. Bobby toussa de nouveau, agonisant entre eux deux, forçant Dean à mettre un terme à cette confrontation :
- Bobby, je suis là… Tout va bien se passer…
Il posa ses mains écarlates sur son épaule et son genou, se voulant le plus présent possible, laissant Sam partir du salon, de la maison, de sa vie. Dean ferma les yeux deux secondes, s'efforçant de reprendre pleinement ses moyens. Il pensa à appeler Castiel, tout en sachant que l'ange ne pouvait venir à bout d'une telle blessure… Que Bobby était déjà mort. Que la seule raison de son agonie était l'absence de la Mort.
Il ne supportait plus ses bruits d'agonie, son regard infixé, ses convulsions de souffrance…
Le corps incroyablement lourd, il contourna la chaise pour ramasser la bague sur le sol. Dans un état second, il la passa autour de son doigt. Tess l'attendait, dans l'embrasure de la porte, l'air désolée. Il fut tenté de se jeter sur elle, de la frapper, qu'elle se repentisse de son silence, de sa passivité… Mais il avait plus urgent à faire.
Il posa la main sur son épaule, l'épaule qui l'avait porté dans son enfance, l'épaule qui l'avait soutenu lorsqu'il était blessé, l'épaule sur laquelle il avait pu pleurer la mort de son frangin, sur laquelle il avait pu s'épancher…
Et toute la tension du corps se relâcha, libéré de son agonie. La tête bascula en avant, tombant sur son torse immobile. Dean fût plongé dans le silence, qu'aucune respiration ne venait plus troubler.
Son esprit se matérialisa. Avec son éternel tee-shirt trop large, son fameux jean démodé et son immuable casquette pointée vers l'avant. Lui n'avait pas l'air ébahi, contrairement à tous les autres. Étrangement serein, il posa une main sur l'épaule de Dean, tandis que ce dernier lâchait celle de son cadavre.
- Bobby, je suis désolé, tellement désolé…
S'il ne lui avait pas confié Sam, si seulement il avait réagi plus vite… Il ne se le pardonnerait jamais, il le savait. Ce décès était autant de sa faute que celle de Sam, aveuglé par la culpabilité comme il avait tendance à l'être. Bobby serra Dean dans ses bras, dans une ultime étreinte, que celui-ci lui rendit désespérément.
- Ce n'est pas ta faute, tu m'entends ?! Tu ne pouvais rien y faire.
Ils se séparèrent, et avant même qu'il ait pu dire quoi que ce soit, Bobby le contra :
- C'est trop tard pour moi, Dean. Il faut que tu te concentres sur ton frère.
- Et si je n'y arrive pas ? Si je ne récupère pas son âme…
- Alors c'est que c'était impossible.
- Alors j'aurai tout perdu.
- Tu as une famille, Dean. Lisa et Ben, tu te souviens ?
Dean ne répondit rien. Il savait ce que pensait Bobby… Dès son retour dans le métier, il lui avait fait part de son incompréhension : combien de chasseurs avaient eu la chance de pouvoir décrocher, de fonder une famille, et de vivre une vie normale ? Pourquoi Dean voulait-il tourner le dos à tout ça ? Mais Bobby ne pouvait pas comprendre… C'était lui et Sam, bon sang. Sam et lui, jusqu'au bout de la route.
Tessa, qui jusqu'alors était restée en retrait, s'avança. Dean sentit l'imminence approcher, et son cœur se serrait dans sa poitrine. Bobby lui tapota la joue dans un geste bourru et maladroit :
- Courage, fiston. N'abandonne pas.
- Merci, Bobby. Merci pour tout.
- Toujours avec plaisir, gamin. Et que je ne te vois pas traîner de mon côté du rideau avant très longtemps.
Dean ne pouvait articuler un mot de plus, la gorge prise dans un étau. Que pouvait-il ajouter de plus ? Après un dernier regard chargé d'affection, Bobby suivit Tessa. Il s'évanouit, se dissipa sous ses yeux, ne laissant derrière lui qu'un corps violenté, qu'une existence sacrifiée au nom du bien et du mal, de l'amour, de la famille, et une des plus impressionnantes collection occulte du pays.
Voilà, j'espère vous avoir aguicher avec ce long chapitre ! Vos impressions ?
A la semaine prochaine!
