C'était l'une de ces journées où le soleil se voile et le ciel pèse d'une noirceur de plomb avant qu'une pluie diluvienne ne vienne nourrir un sol bientôt boueux. C'était un temps exécrable, un orage digne d'une tempête qui allait rester dans les mémoires pour être l'une des plus violentes à s'être abbatue sur le royaume de Camelot. Ce que Lancelot retiendrait de cette journée serait tout autre.
Le petit groupe de chevaliers qu'avait formé Arthur revenait d'une mission de reconnaissance aux frontières de l'ennemi. Une simple mission, comme ils avaient l'habitude de faire tout au long de l'année. Une simple mission donc, qui avait rapidement viré au cauchemar lorsqu'ils se retrouvèrent piègés par l'orage. Les montures avançaient péniblement dans la boue sous le poids alourdi par l'eau de leur cavalier. Lancelot commençait à ne plus sentir ses orteils et l'eau s'infiltrait sous sa côte de maille, le trempant des pieds à la tête. Sa cape rouge collait à son dos, entravant ses mouvements. Heureusement, il n'avait qu'à contrôler le déplacement de sa monture et non pas se battre contre une horde de bandits. Ce qui ne risquait pas d'arriver, ils n'étaient certainement pas assez fous pour sortir par un temps pareil.
Pour ne rien arranger à cette situation pénible, la seule route pour rejoindre Camelot sans passer dans le territoir de l'ennemi s'était effondrée dans un glissement de boue, laissant un étroit chemin, à peine la place pour un cheval. C'était donc en file indienne que la troupe de chevalier avançait prudemment sur cette route instable, évitant le gouffre qui leur tendait les bras et ses bords acérés.
Arthur ouvrait la marche, essayant de voir la fin de ce calvaire à travers l'épais rideau que formait la pluie. Merlin, transi de froid et tremblant des pieds à la tête, suivait le roi. Venait ensuite Elyan qui caressait doucement l'encolure de sa monture pour tenter d'apaiser la panique du pauvre animal. Léon, la tête haute, dominait l'avant de la troupe alors que Perceval fermait la marche. Et entre les deux plus grands hommes se trouvait d'abord Gauvain, qui pestait discrétement contre Arthur pour les avoir entraîner dans cette patrouille cauchemardesque, puis enfin, venait Lancelot lui-même. Malgré cette pluie d'enfer, Lancelot ne pu retenir le sourire qui menacait ses lèvres en constatant le talent très personnel de Gauvain pour trouver des jurons tous plus inventifs les uns que les autres. Le jeune homme n'avait manifestement pas apprécié de devoir écourter sa grasse matinée.
Ce qui se passa ensuite ne fut visible que pour Lancelot et Perceval. Un rocher d'une taille moindre se détacha de la paroi de la falaise qu'ils longeaient, fonçant droit sur Gauvain. Lancelot se retrouva incapable de faire quoique ce soit pour aider son ami et le hurlement de Perceval pour prévenir Gauvain fut trop tardif alors que le reste de la troupe se retournait pour voir le rocher frapper la monture du chevalier brun, l'assommant et lui faisant perdre son équilibre pour finalement sombrer dans le gouffre qu'ils avaient tout fait pour éviter, entraînant Gauvain avec elle.
Lancelot descendit rapidement de son cheval, la peur au ventre de découvrir le cadavre de son ami, gisant en contrebas. Perceval, l'angoisse peinte sur ses traits, vint se placer à ses côtés et les deux hommes se penchèrent au-dessus du vide, s'assurant d'avoir des appuis stables pour ne pas basculer à leur tour, pour voir le cheval mort de Gauvain, le corps brisé sur les rochers au bas de la falaise, mais aucune trace du jeune brun. Lancelot ne savait pas si cette constatation était une bonne ou une mauvaise nouvelle.
"Gauvain!" hurla Perceval, cherchant du regard son ami, son cri se répercutant sur le versant de la falaise, ajoutant un peu plus à l'atmosphère morbide qui les paralysait.
"Percy!" s'exclama une voix qui ne pouvait appartenir qu'à Gauvain, lui seul utilisant ce surnom pour taquiner leur compagnon.
Lancelot vit les épaules du grand chevalier s'affaisser, l'angoisse le quittant en réalisant que son ami était vivant. Sans perdre de temps, Perceval se pencha pour attraper le bras du chevalier en danger. Dans toute autre circonstance, Lancelot n'aurait pas douté un seul instant que Perceval fut capable de remonter Gauvain aussi facilement qu'il soulevait un panier d'osier mais la pluie traîtresse ne laissait aucun point d'ancrage suffisament solide et Lancelot se précipita pour aider Perceval en voyant que les mains des deux hommes glissaient sur la peau sans pouvoir saisir. Lancelot s'allongea donc à son tour et attrappa l'autre bras de Gauvain mais sans plus de succès que Perceval. Aucun d'entre eux n'arrivaient à hisser le jeune chevalier sur la corniche et le poids du jeune homme additionné à la pluie les entraînaient à leur tour vers le vide.
Un éclat de feu au coin de son oeil, lui fit tourner la tête et il eut juste le temps de voir ce qu'il pensait être Léon se jeter dans le vide, une main aggrippant le bord de la corniche. D'instinct, Lancelot attrappa le poignet du chevalier plus âgé de son autre main, refusant d'avoir un autre chevalier en difficulté. Il eût confirmation de l'identité de ce fou lorsqu'Arthur, oscillant entre peur et colère, hurla le nom de son second. Quelques secondes plus tard, la tête de Gauvain apparut, le jeune chevalier poussé par son aîné vers le haut. Lorsqu'il fut sur la corniche, Gauvain ne perdit pas de temps malgré l'épreuve qu'il venait de subir, et se pencha pour aider Lancelot et Perceval à remonter leur ami. Même si c'était un acte insensé, Léon avait fait attention à trouver des appuis stables, et ce fut beaucoup moins laborieux .
Les deux hommes étaient en sécurité, bien qu'essouflés, lorsqu' Arthur parvint enfin à leurs côtés. Gauvain remercia Lancelot et Perceval avant de s'effondrer contre Léon qui, sans réfléchir, seulement soulagé d'avoir pu sauver son compagnon, passa un bras lâche autour des épaules du joli brun.
"Vous allez bien?" demanda Arthur, s'assurant d'un regard que les deux hommes ne furent pas blessés.
"Oui sire!" répondit Léon alors que Gauvain n'eut la force que d'hocher la tête.
"Bien! Dépêchons-nous de sortir de cet enfer. ...Et Léon, ne me fais plus jamais ça." ordonna Arthur, ne se rendant même pas compte qu'il avait tutoyé son chevalier.
Tous les hommes se relevèrent, Lancelot aidant Léon, Perceval Gauvain avant de rejoindre leur monture. Gauvain, privé de cette dernière, se pencha un peu plus contre le corps de Léon, l'épuisement reprenant ses droits. Léon serra un peu plus contre lui son ami avant de se pencher pour murmurer quelquechose à son oreille, après quoi les deux hommes se dirigèrent vers le cheval de l'aîné. Lancelot vit Léon prendre place sur sa monture avant de tendre sa main à Gauvain. Le jeune homme glissa sa main dans celle de son partenaire et de leurs deux forces combinées hissèrent Gauvain derrière l'autre chevalier.
La troupe de chevaliers reprit lentement sa route, Léon faisant très attention à cause du poids double que devait supporter sa monture. Enfin, ils sortirent de cette corniche infernale et se dépêchèrent de s'en éloigner. Malheureusement, la pluie rendant le terrain boueux, ils ne pouvaient galoper jusqu'à Camelot sans risquer un accident comme celui qui avait failli coûter la vie à l'un des leurs quelques minutes avant.
Lancelot reposa son regard sur Gauvain et sourit en le voyant blotti contre le dos puissant de Léon, ses deux bras entourant la taille de son aîné. Ce geste ne surprit pas Lancelot, Gauvain était quelqu'un de très tactile. Ce qui le troubla cependant fut la réponse de Léon. Le plus ancien chevalier était très souvent la victime des affections de Gauvain qui aimait rendre légèrement mal à l'aise leur ami. Il avait fallu de nombreux mois mais désormais Léon se détendait lorsque Gauvain le touchait et passait son bras autour des épaules du jeune homme pour étreinte fraternelle.
Mais le geste qu'il avait sous les yeux était trop empreint de tendresse et de douceur qu'il ne pouvait être simplement fraternel. Léon avait posé sa main sur l'une de celles qui reposaient sur son abdomen et c'était un mouvement si fugace que Lancelot crût le rêver mais lorsqu'il y reposa ses yeux, Lancelot dût s'avouer que c'était bien réel. Gauvain avait entremêlé ses doigts à ceux de Léon et ce dernier ne faisait rien pour se dérober à cette étreinte. Au contraire, le plus vieux caressait de son pouce les phalanges de son ami. Lancelot jeta un regard sur le visage de Léon et surprit un sourire tendre sur les lèvres de son ami alors que ses yeux, hantés de la peur d'avoir failli perdre Gauvain, ne se détachaient pas de l'horizon. Léon serra la main emprisonnée dans la sienne comme pour s'assurer que son propriétaire était toujours en vie et pour toute réponse, l'autre main de Gauvain caressa du bout des doigts le dos de la main de l'autre homme. Celui-ci laissa sortir un soupir tremblant et la tension présente dans ses épaules le quittât peu à peu mais Lancelot se fit la réfléxion qu'il ne se permettrait de respirer que lorsque Gauvain serait en sécurité dans l'enceinte de Camelot. Le chevalier ôta ses yeux de la scène, gêné d'avoir pénétré dans une intimité si intense, la réalisation lui faisant perdre son souffle.
Il pouvait comprendre que deux hommes lient une relation charnelle pour tromper la solitude même si lui n'en avait jamais ressenti le besoin mais c'était bien plus que cela. Lancelot ignorait quel mot mettre là-dessus mais c'était bien là. Gauvain & Léon n'étaient pas frères. De cela, il en était certain.
