Crédits : les personnages, à quelques exceptions près, appartiennent à Maki Murakami, nous nous contentons simplement de les emprunter.
Note : pour les plus curieux, j'ai mis dans mon profil un lien vers le fameux tatouage d'Hiroshi.
CHAPITRE PREMIER
Ce matin-là, comme tous les matins, les trois membres de Bad Luck attendaient dans la salle de repos du Studio 3 que la répétition ne débute. Shuichi composait un SMS à l'attention de Yuki, Hiroshi naviguait sur Internet via son téléphone portable et Suguru était plongé dans un recueil de nouvelles fantastiques, tandis que Sakano s'affairait à préparer du thé.
Le mois de novembre débutait à peine mais la fin d'année s'annonçait chargée pour Bad Luck avec l'enregistrement d'un single tiré de leur dernier album et décliné en deux versions : normale et étendue, ainsi que la préparation d'un concert au soir du 31 décembre, orchestré par N-G productions et qui devait réunir les groupes de J-pop et J-rock les plus en vue du moment. Ceci, bien entendu, sans oublier les passages à la télévision, à la radio, les interviews et les séances de dédicaces. Un quotidien qui fascinait des millions de fans à travers l'archipel mais qui, en réalité, n'avait rien de reposant.
La porte s'ouvrit soudain à la volée, propulsée par un coup de pied féroce, et K fit irruption dans la pièce avec un « Big news ! » retentissant.
« Qu'y a-t-il, K ? » s'enquit Sakano en cherchant fébrilement un rouleau d'essuie-tout dans un petit placard afin d'essuyer le thé que, dans sa surprise, il venait de renverser ; jamais il ne se ferait aux manières de cet Américain brutal et expansif qui allait parfois – crime entre les crimes ! – jusqu'à tenir ouvertement tête à Tohma Seguchi.
« Oh, quelque chose qui concerne Hiroshi. Regardez ! »
Il lança sur la table un magazine de presse adolescente. Deux nymphettes aux vêtements flashy souriaient de toutes leurs dents sous un « CUTEEE ! » jaune éclatant.
L'intéressé replaça son téléphone dans sa poche et adressa un coup d'œil circonspect à la revue. Il avait passé l'âge de s'intéresser aux lolitas – d'autant plus que celles qui affichaient un genre aussi tapageur ne l'avaient jamais attiré.
« Moi ? finit-il par dire, sous le regard interrogateur de ses deux camarades.
- Oui. La rédactrice en chef de Cuteee !, Motoko Hirai, m'a téléphoné hier. Le numéro de décembre sera un « spécial Noël » augmenté d'un portfolio de vingt photos exclusives de jeunes personnalités masculines du monde de la musique, du cinéma ou encore du sport.
- Un numéro spécial ? répéta Shuichi.
- Yes. Un numéro « spécial beaux gosses », ce sont ses propres termes, et elle voudrait que notre Hiro y figure. Qu'en dis-tu, Hiroshi ? Prêt à exhiber ton corps devant les yeux avides de millions de jouvencelles ? »
Le guitariste demeura muet un court instant ; certes il avait déjà participé à un bon nombre de séances de photos depuis les débuts de Bad Luck, mais jamais il n'avait fait cavalier seul et il ne savait trop quoi répondre à cette proposition. Et puis, un numéro « spécial beaux gosses »… Bien entendu, il n'était pas mal fait de sa personne et recevait régulièrement des lettres enflammées d'admiratrices mais… il préférait réfléchir un peu avant de donner une quelconque réponse.
« Hé bien… Et si tu m'en disais un peu plus ? répondit-il enfin.
- Je peux te prendre un rendez-vous avec mademoiselle Hirai, elle t'expliquera tout elle-même, qu'en penses-tu ?
- Ça me va », convint le jeune homme qui, revenu de sa surprise, trouvait l'idée finalement plutôt séduisante. Si cela venait à se faire, il savait que ses amis le chambreraient à n'en plus finir mais ce n'était pas tous les jours qu'on était choisi pour illustrer un numéro « spécial beaux gosses », n'en déplaise aux fâcheux.
« Parfait ! Dans ce cas mettez-vous au travail, on a perdu suffisamment de temps comme ça ! »
Les trois garçons se hâtèrent de vider leur tasse et de passer en salle de répétitions. Alors qu'Hiroshi prenait sa guitare sur son support, Shuichi le saisit par le bras, l'air quelque peu chagrin.
« Pourquoi juste toi, Hiro ? C'est pas juste ! » bougonna-t-il.
Suguru, témoin de l'échange, haussa les épaules en levant les yeux vers le plafond. La question, tout comme la remarque, était idiote. Si quelqu'un dans le groupe pouvait prétendre au qualificatif de « beau gosse », c'était Hiroshi Nakano. Grand, mince mais athlétique, des traits fins mais indéniablement masculins, un regard incisif parfois rêveur et une longue chevelure cuivrée qui lui donnait ce côté un peu rebelle qui faisait sa particularité. Comment leur chanteur pouvait-il imaginer faire le poids face à lui ?
Sans un mot, il se glissa derrière son instrument et, l'air parfaitement concentré, entreprit d'y faire quelques réglages. Il n'en avait jamais parlé à personne mais il se consumait en silence pour son camarade depuis près de deux ans. Attiré tout d'abord par son calme et sa rationalité, le claviériste était petit à petit tombé sous son charme, et s'il avait combattu au départ cette attirance – par peur de ce que cela signifiait – il avait fini par se résoudre à abandonner la lutte, se contentant et se satisfaisant par la force des choses de l'aimer sans rien dire. Son camarade avait beau être célibataire, séparé depuis plusieurs mois d'avec Ayaka Usami, une jeune fille de Kyoto à qui il avait été un temps fiancé, il n'avait pas le courage de se déclarer car, pour ce qu'il en savait, Nakano n'avait d'attirance que pour les représentantes du beau sexe.
Émergeant avec un soupir de ses pensées subitement moroses, bien que son visage n'ait rien laissé paraître de ses sentiments, il revint à la discussion qui animait ses deux collègues.
« … Si ça se trouve ils vont aussi contacter Yuki. C'est tout de même un beau mec, gloussa Hiroshi.
- Quoi ?! Pas question ! Yuki est à moi et rien qu'à moi ! Je refuse qu'il s'étale à moitié nu devant le Japon tout entier !
- Et pourquoi les autres n'auraient pas le droit d'en profiter un peu ?
- Guys, au boulot maintenant, intervint K en faisant mine de tirer son Magnum de son holster. Pendant ce temps, je vais rappeler mademoiselle Hirai. »
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« Alors, Hiro ? Tu les as ? »
Une semaine s'était écoulée depuis la séance de photos à laquelle le guitariste avait accepté de prendre part. Le shooting s'était déroulé sur deux bonnes heures – maquillage et coiffure compris – dans un studio renommé, à tel point qu'il était difficile de croire que les photos étaient destinées à figurer dans une magazine pour adolescentes – magazine qui tirait néanmoins à plus d'un million d'exemplaires dans l'archipel et visait à accroître son lectorat.
« Oui. Les voilà. »
Hiroshi tira de son sac à dos une grande enveloppe en papier kraft de laquelle il sortit, sous les regards curieux de ses collègues, de K et de Sakano dix photos en noir et blanc qu'il étala sur la table.
« Waouh, elles sont super réussies ! complimenta Shuichi en ramassant la plus proche de lui. C'est très classe le noir et blanc. Hé, tu fais limite yakuza !
- C'est ce que la photographe voulait. Elle m'a demandé de jouer les durs alors c'est ce que j'ai fait.
- Hmm, c'est vrai que tu n'as pas l'air commode, commenta K. Les filles vont succomber à ton air de bad boy.
- Je suis pourtant la gentillesse incarnée, rit le concerné en allumant une cigarette. Ce n'est pas de ma faute si cette photographe s'est servie de moi pour concrétiser ses fantasmes. »
Suguru ne disait rien, hypnotisé par les clichés exposés sur la table. Ces images sur papier glacé étaient aussi la réalisation de ses fantasmes à lui, la quintessence de tout ce qui l'avait toujours séduit chez son camarade, fixée désormais sur papier glacé.
« C'est laquelle qui va être publiée, alors ? demanda Shuichi.
- Celle où je suis de dos… Ah, elle est là, dans le coin. Fujisaki, tu peux me la faire passer, s'il te plaît ? »
Suguru ramassa la photo, sur laquelle un Hiroshi tourné aux trois-quarts se passait la main dans les cheveux en lançant à l'objectif un sourire malicieux assorti d'un regard singulièrement provocateur. Il était torse nu, mais ce n'était pas sa musculature finement ciselée qui accrocha et retint le regard du claviériste, mais bien un petit dragon noir insolemment lové au creux des reins de son camarade, un tatouage dont il avait jusque-là ignoré l'existence et qui fit naître en lui un tel trouble qu'après avoir tendu la photo au jeune homme, il bredouilla quelques mots d'excuse et fila dans les toilettes afin de se passer un peu d'eau sur le visage.
Il pensait pourtant avoir toujours été maître de ses sentiments, mais la vue de ce petit dragon venait de mettre à mal toutes les barrières qu'il avait érigées autour d'eux ; en un mot comme en cent, il était perdu.
Comment continuer après cela à faire comme si de rien n'était ?
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Velouria de Almeida (ou Konoe, selon son humeur) rangea d'un geste assuré son sac au-dessus d'elle et s'installa sur son siège près du hublot. Elle n'écoutait plus depuis une demi-heure l'homme qui lui parlait. Non seulement elle allait le supporter onze heures trente mais en plus ils arriveraient à Tokyo vers 14h30 heure locale, soit 21h30 à Los Angeles. Elle mit son MP3 sur ses oreilles et embrassa du regard une dernière fois les palmiers et l'océan de la Côte Ouest. Au revoir Los Angeles, bonjour Tokyo !
La jeune fille avait décidé sur un coup de tête de faire carrière au Japon, pays qu'elle ne connaissait qu'à travers des photographies ou des souvenirs racontés par son père. Brésilien, il avait quitté l'archipel quinze ans plus tôt au décès de son épouse japonaise. La fillette avait alors quatre ans et ne se rappelait pas grand-chose de sa petite enfance. Photographe, il l'avait toujours amenée dans les studios. Petite, elle ravissait les mannequins par sa vivacité et sa langue bien pendue ; adolescente, elle avait séduit d'autres photographe et commencé ainsi une carrière de mannequin. Pas de Haute Couture mais les grandes marques de prêt-à-porter se l'arrachaient. Elle était belle, exotique et vive.
« Je ne me ferai jamais vomir pour ressembler à un sac d'os ! » s'exclamait-elle si on plaisantait sur son poids.
Cependant, elle avait hérité de la morphologie menue et racée de sa mère. Seuls ses yeux verts pétillants pailletés d'étincelles dorées et ses longues jambes dénotaient des critères asiatiques et rappelaient ses origines sud-américaines.
Ça et un caractère bien trempé qui n'avait rien de la retenue et de la discrétion nippones.
Elle soupira.
À peine deux heures s'étaient écoulées. Il passait un film américain mais ça ne l'intéressait pas vraiment.
« Où sont les magazines que tu m'as achetés ? demanda-t-elle à l'homme à côté d'elle.
- Là. »
Bradley Fujimoto, son agent, sortit une dizaine de revues et les tendit à sa protégée. Deux mois avant leur arrivée à Tokyo, la jeune fille s'était informée de la mode évidemment, de la musique, des people en vue et la presse pour jeunes filles était une source intarissable de ce genre de nouvelles. Elle reposa son avant-dernier magazine, 8-teen, satisfaite. Dans presque tous figuraient des vêtements de Merry Berry dont elle allait représenter la marque. Sinon, ils racontaient tous les mêmes choses inintéressantes.
Velouria était jeune et mannequin mais semblait très détachée de son statut, ce qui la rendait encore plus sauvage. Contrairement aux États-Unis, les lolitas recevaient un véritable culte au Japon. Elle devrait dont plaire aux professionnels mais aussi aux lycéens si elle voulait devenir la nouvelle égérie.
L'hôtesse interrompit ses réflexions et servit un plateau repasjaponais avec des baguettes.
Son père avait entretenu la culture de son épouse et avait initié sa fille à la langue japonaise et ses pratiques mais lui-même avait des limites. Elle parlait un japonais hésitant et l'écrivait à peine. Fujimoto avait insisté pour qu'elle apprenne la lecture et l'écriture mais dans le monde des affaires, l'anglais suffisait et elle verrait bien sur place.
Aussi bouda-t-elle quand son agent lui parla en japonais.
« Tu as voulu ne t'y mettre qu'une fois sur place mais nous allons commencer à présent. »
Elle ne répondit pas et se plongea dans le dernier magazine, Cuteee !, qui publiait un supplément « spécial beaux gosses. »
Hormis son agent (choisi par son père pour, justement, entretenir ses racines nippones), elle ne fréquentait pas d'Asiatiques. Elle ne fréquentait pas grand monde à vrai dire. Oh, elle n'était pas innocente mais entre les voyages avec son père et ses propres séances photos, elle n'avait pas le temps, ni l'envie d'une relation suivie. Elle n'avait que dix-neuf ans et la vie s'étalait devant elle. Ses moments de repos elle les passait dans un appartement de Malibu sur la plage. Elle écoutait de la musique, lisait un bon roman d'amour (son pêché inavouable) et chantait parfois. Pas des airs d'opéra mais son père lui avait transmis le virus de la musique et dès son plus jeune âge elle l'avait accompagné, elle au chant, lui à la guitare, sur des ballades brésiliennes.
Elle ne retint pas un sourire devant le sauteur de haie Toya Agashi. Effectivement, il méritait son titre.
Oui, elle aimait cette revue et elle allait aimer le Japon, surtout avec de si jolis spécimens. Elle nota aussi intérieurement Eikichi Mori (une star de dramas), Hiroshi Nakano (un guitariste), Shuichi Ogetsu (un footballeur) et Setsuya Yazawa (un autre acteur de drama). Le dernier modèle – Eiri Yuki (écrivain) – la laissa indifférente. Trop occidental à son goût.
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La journée fut particulièrement longue aussi ne tarda-t-elle pas pour finir par s'écrouler en fin d'après-midi.
Debout aux aurores, Velouria réfléchit à ce qu'elle pourrait faire. Le décalage horaire allait la fatiguer encore quelques jours. Elle avait l'habitude d'aller à New York pour des séances ou des défilés mais rien n'agissait contre le jet lag.
Elle regarda, un peu maussade, son programme de la journée qu'elle froissa, agacée. Elle devait rencontrer Megumi Tsubaki, la jeune créatrice en personne de Merry Berry pour déjeuner et rien que l'idée de devoir utiliser des baguettes la mettait de mauvaise humeur. Elle chercha frénétiquement son exemplaire de Cuteee ! mais ne le trouva pas. Il devait être resté dans l'avion. Elle profita de l'absence de son agent pour s'éclipser aussitôt et s'imprégner de la ville. Dans les jours à venir, il lui faudrait un endroit où vivre et ça aussi allait prendre du temps.
Elle erra jusqu'à un parc et s'y reposa. Bradley avait laissé une tonne de messages mais il n'avait pas à s'inquiéter, elle serait à l'heure pour le déjeuner.
Un kiosque à journaux l'interpella et elle s'y dirigea pour acheter – l'agent avait pensé à tout et avait déjà changé pour elle de l'argent en liquide, sachant qu'elle fuguerait tôt ou tard et qu'elle en aurait besoin pour prendre un taxi – le magazine et sa pléthore de « beaux gosses ». Il ne semblait en rester qu'un, qu'un adolescent saisit avant qu'elle n'ait le temps de le prendre. Elle le lui arracha des mains.
« Je l'ai vu la première, s'exclama-t-elle.
- Mais non, se défendit le garçon. Il est à moi ! dit-il en le reprenant.
- Et c'est les beaux gosses qui te brunchent ?
- Brunch ?
- C'est pour les filles ! »
Elle reprit le périodique et le paya. Non mais ! Quel toupet avait eu ce garçon ? Elle regarda sa montre et se dit qu'elle ferait mieux de rejoindre sa future patronne au restaurant. Dans le taxi qui la conduisait elle feuilleta le magazine, ravie, se demandant si certains de ces garçons étaient célibataires.
Quoi de mieux qu'un autochtone célèbre et mignon pour apprendre la langue …
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« Qu'est-ce qu'il se passe Fujisaki, tu en fais une tête ? » dit Hiroshi devant l'air colère de son collègue.
Avouer qu'il s'était fait faucher un exemplaire de Cuteee ! ne l'enchantait guère. Montrer qu'il était furieux non plus. Aussi, il respira intérieurement et redevint impassible, disant que tout allait bien.
À suivre…
