Tous les astres semblaient alignés pour une soirée bien ordinaire dans la glorieuse métropole de Los Angeles.
Malgré l'heure tardive, la ville n'avait nullement perdu l'énergie qu'elle exhibait pendant le jour, puisque une horde massive de passants déambulait sur le trottoir. Le phénomène était encore plus impressionnant à la sortie du vieux cinéma vingt-quatre heures « Hollymount » où quelques centaines de personnes se ruaient hors du bâtiment d'époque, un vestige de l'ancien quartier ouvrier. Tous venaient d'assister à la première du film « Mask*DeMasque, le voleur aux 100 visages » dont l'affiche promotionnelle format géant trônait glorieusement sur la façade principale.
Parmi ces fanatiques du personnage, se trouvait un jeune procureur que nous connaissons bien. Vêtu de son manteau bleu cachant son habit de travail bourgogne, Miles Edgeworth, un tantinet impatient, cherchait à éviter le gros de la foule afin de retourner à son bureau. Il s'en voulait intérieurement de s'être placé au beau milieu d'un tel pugilat, alors qu'il ne possédait nullement le luxe de gaspiller vingt bonnes minutes en demeurant prisonnier d'un embouteillage piétonnier.
Malheureusement pour notre héros, dans la situation actuelle, s'enfuir de l'attroupement aurait pu avoir sa place dans les douze travaux d'Hercules, vu les nombreux rangs compacts d'excités qui se bousculaient à tour de rôle, tout en s'improvisant critique de films.
« Quel génie! » s'exclama un passant enthousiaste d'une quarantaine d'année.
« Sal Manella est un véritable artiste! C'était encore meilleur que le Samouraï d'acier », ajouta un autre qui arborait fièrement un badge aux couleurs du célèbre voleur.
Le procureur tiqua et s'éloigna de ces gens qu'il jugeait peu fréquentables. À l'inverse des bravos et des hourras, il affichait le plus profond mépris :
« Je commence à mieux cerner le public cible de ce film! Quel abominable flop! Deux heures de pure stupidité pour une histoire d'urne… qui peut bien imaginer des insipidités pareilles? »
Il s'interrompit dans ses médisances et tenta de profiter d'une infime brèche qui s'ouvrait près de lui, mais soudainement, une voix tonitruante le stoppa net et en fit sursauter bien d'autres :
« Monsieur Edgeworth! »
Le procureur soupira d'agacement et accéléra le pas afin d'éviter une rencontre qui dégénèrerait sans nul doute en une pénible conversation. Attentif malgré son empressement, il entendit très nettement de nombreux cris de protestation étouffés derrière lui, ce qui lui fit déduire, avec consternation, que l'individu qui l'avait hélé se taillait un chemin en bousculant les divers passants qui avaient le malheur de se trouver sur sa route.
Le procureur ne porta aucune attention aux regards stupéfaits des spectateurs de ce risible vaudeville, seule la fuite lui importait pour le moment. À pas rapides et pressés, mais insuffisamment pour que l'on songe un seul instant qu'il fuyait, il franchit mètre par mètre, la distance qui le séparait de son immeuble de travail.
Il aperçut enfin le bâtiment que l'on surnommait la Tour des Procureurs et afficha un léger sourire d'espoir, mais qui s'estompa instantanément lorsqu'une main puissante lui agrippa l'épaule. D'instinct, Edgeworth se retourna et libéra brusquement son épaule d'un coup du revers de la main sèchement envoyé sur la solide poigne de son poursuivant. Ce dernier émit un « ouille! » surpris, alors que le procureur se maudissait intérieurement de n'avoir pas été plus rapide.
Barbe mal taillée, sparadrap sur la joue gauche et cheveux noirs n'ayant jamais été coiffés de toute leur existence, l'individu était aisément identifiable.
« Mr. Edgeworth! Quelle surprise de vous trouver ici! C'était génial le film n'est-ce-pas? Ho! Ho! Ho! clama le détective Dick Gumshoe, toujours vêtu de son vieil imperméable verdâtre délavé.
- Ha oui bien sûr, détective! Il fait partie de cette catégorie de film à regarder encore et encore… avant de le jeter à la poubelle, exaspéré par tant d'inepties », répondit Edgeworth en se dirigeant vers le bâtiment de l'ordre des procureurs.
Il fit alors mine de s'intéresser à une affiche publicitaire collée contre les murs d'une pharmacie plutôt que d'affronter le regard désemparé et larmoyant du détective.
« Maiiiiiiiiiiiiiiis je ne comprends pas, pleurnicha Gumshoe en lui emboîtant le pas. Pour moi, ce film était parfait! C'est l'histoire que vous n'avez pas aimé?
- Le scénario était médiocre, les acteurs maladroits, le son exécrable, les décors irréels et le popcorn fade. Ça vous suffit, détective? »
Les épaules de Dick Gumshoe s'affaissèrent et il baissa la tête.
« Heu en fait, vous n'avez rien aimé, Monsieur?…
- Eh bien si en fait. Vous vous souvenez de cette scène où ce voleur à la petite semaine tente de dérober la fourchette de la Reine d'Angleterre et que tout à coup, un tigre féroce surgit et l'attaque férocement?
- Ho! Ho! Ho! Si je m'en souviens! À ce moment, j'ai poussé un hurlement qui n'avait rien de viril. Je ne m'attendais pas du tout à quelque chose comme ça! »
Edgeworth gratifia son interlocuteur d'un regard des plus méprisants.
« Vous m'étonnez, détective… eh bien comme vous dites, la salle entière a poussé un cri déchirant d'horreur et il y a même un individu trop impressionnable dont le hurlement a subsisté quelques secondes après l'attaque du fauve. D'un point de vue purement psychologique, j'ai apprécié cet exemple flagrant de la bêtise humaine incapable de faire la différence entre mythe et réalité. »
Le détective ne répondit pas. Son regard se fit plus vitreux, signe que tout ceci devait lui paraître bien abscons.
« Enfin, vous m'excuserez de ne pas désirer que cette conversation s'éternise, mais j'ai du travail! Veuillez retourner à l'endroit où vous vous trouvez normalement un samedi soir, détective! » conclut Edgeworth en ouvrant la porte de la Tour.
Il souhaita de tout son cœur que Gumshoe ne relance pas le débat et que lui-même pourrait profiter du calme de son bureau en toute quiétude. Malheureusement, la vie n'est pas si aisée.
« Mais monsieur! Comment pouvez-vous dire que c'est un mythe? Mask*DeMasque a véritablement existé! C'est donc la réalité!
- Détective. Mask*DeMasque a réellement existé, mais comme dans tout bon film, on a exagéré ses larcins, c'est donc un mythe!
- Mais monsieur… vous êtes en train de dire que la réalité est mythique! Le film énonçait clairement qu'il était entièrement biographique, c'est donc la réalité que l'on a vue et non pas un mythe! En plus que…
- Détective! Je vous jure que si vous rajoutez un seul mot, je fais passer votre salaire de réalité à mythe! Ça, c'est quelque chose que vous comprenez? »
Devant l'air déconfit du détective dont le salaire avait subi les pires affres, le jeune procureur claqua la porte. Il pénétra dans le hall d'entrée, soulagé que le détective ait abandonné la poursuite.
« Trop préoccupé par ses nouilles pour oser continuer de me contredire. Enfin, ça m'apprendra à me rendre au cinéma, alors que je pourrais prendre de l'avance sur mes dossiers », pensa Edgeworth en signant le registre d'entrée obligatoire que lui tendait le vieux gardien de nuit.
Ce dernier lui fit un signe de tête entendu en reprenant le registre.
« Merci bien, Jeff. Rien à signaler ce soir? demanda le procureur.
- Non Monsieur, rien du tout! Ah si! La Docteure Angels m'a déposé un dossier pour vous. Tenez! »
Il lui tendit un épais dossier à la couverture jaunâtre, empli de papiers. Le procureur s'en saisit et le plaça sous son bras.
« Ah oui merci! Je dois justement effectuer quelques mises à jour à propos de ce dossier. Je devrais être de retour vers trois heures si tout va bien, conclut Edgeworth.
- Comme d'habitude alors, je vous attendrai! »
Jeff, le sentiment du travail accompli, retourna paisiblement à la lecture de son magazine. Le procureur lui tourna le dos et marcha d'un pas léger répercuté par l'écho. Il s'arrêta quelques instants devant les statues grandeur nature des procureurs ayant marqué ce bureau. Ce dernier existant depuis plus de deux siècles et étant rapidement devenu le point central de l'ordre des procureurs en raison de son prestige, il ne fallait pas s'étonner qu'il abritait désormais l'élite de ce que l'ordre des procureurs avait de mieux à offrir.
Parmi cette élite, cinq d'entre eux avaient laissé une marque indélébile et étaient désormais immortalisés en des traits sévères, à coups de burin dans le marbre clair. Edgeworth s'attardait souvent devant ces monuments, en admiration devant ceux que l'on considérait comme des pionniers de la poursuite. Toutefois, il ne pouvait s'empêcher de trouver cela un peu pompeux et malsain. Ériger des statues, comme l'ordre l'avait fait, reflétait curieusement une sorte de culte étrange ou encore, une sacralisation de ces illustres personnages en les plaçant au même niveau que des saints ou des monarques. D'autant plus qu'avait été attribué à chacun de ces anciens procureurs, un surnom évoquant leur carrière.
La statue de Malric Dreggo dit « le menhir », avec sa carrure imposante, ses épaules carrées, son regard austère et sa calvitie avancée, possédait dans sa main gauche, le code pénal et avait la main droite levée au niveau de la tête avec un index fixé sur la tempe droite. On aurait pu croire que le sculpteur avait tenté de donner une certaine honorabilité au personnage en lui donnant une pose songeuse, mais le regard fermé et menaçant de la statue trahissait beaucoup trop le tempérament dur de celui qui avait éradiqué la ville d'un des plus grands réseaux de banditisme en envoyant maintes de ses têtes dirigeantes à la potence.
Le procureur Donchad Cornell dit « L'érudit » était représenté sur sa statue comme un jeune homme mince et élancé avec la main droite tendue vers l'avant et le visage expressif de celui qui est en pleine argumentation. On admirait ce procureur pour ses prouesses à la cour et sa maîtrise absolue du verbe. Jamais personne n'avait réussi à le tenir en échec au cours d'une joute verbale. Élégant et plutôt populaire auprès de la gente féminine, Me Cornell avait été statufié avec ses traits de vingt-huit ans plutôt que ceux de soixante-cinq ans, âge de son décès.
Melina Finns dite « La salvatrice », la seule femme du lot, était une grande dame aux traits posés, mais fermes. Ses petits yeux cachés derrière d'épaisses lunettes, son nez aquilin, ses mains croisées au niveau de l'estomac et son léger sourire dégageaient une certaine bienveillance, une qualité que l'on retrouvait peu chez les procureurs. Elle ne s'était pas distinguée par un curriculum parfait ou par d'intenses débats, mais on avait retenu sa profonde compassion pour les victimes et son sens aigu de la justice. À titre de procureur, elle avait réussi à faire enfermer un bon nombre de politiciens à la réputation sulfureuse, ce qui avait mis un terme à un vaste réseau de corruption au sein de la ville. Sa popularité était telle qu'on la pressentait comme future procureure en chef et pourquoi pas, comme gouverneure. Toutefois, sa passion du droit la fit demeurer en poste, bien que plus tard, elle troqua son badge de procureure pour revêtir la toge de juge.
Oliver Tybalt, dit « La fureur » était de taille moyenne, mais même statufié, il ne semblait pas tenir en place. Celui qui semait la terreur dans les palais de justice par ses répliques tranchantes et sa colère omniprésente avait tenu tête aux pires crapules du pays et acceptait les dossiers les plus dangereux, alors que d'autres procureurs se désistaient. Il fut, dit-on, victime d'un attentat au beau milieu du palais de justice, alors qu'un bandit à la solde d'un des accusés avait tenté de l'abattre à coups de revolvers. Blessé à l'épaule à bout portant, le procureur n'en avait pas moins désarmé le bandit et demandé à ce que le procès reprenne. Ce n'est qu'une fois le verdict coupable prononcé qu'il avait consenti à se rendre chez un médecin. Les cheveux foncés lissés vers la gauche, les yeux perçants, la mâchoire serrée couverte par une barbe broussailleuse, Maître Tybalt n'était pas un homme que l'on aimait avoir en face de soi lorsque l'on était avocat de la défense.
Finalement, Desmond Syler, dit « le conciliateur » était petit de stature, mais inspirait un immense respect. Il possédait des cheveux coiffés avec une raie à l'ancienne, d'épais sourcils et une moustache vénérable. Souriant et bonhomme, le procureur Syler était agréable dans la vie privée, mais se transformait en renard dans la cour. Vif d'esprit et avec un sens aiguisé de la logique, il n'avait pas son pareil pour débusquer les mensonges et les contradictions, allant même jusqu'à confronter ses propres témoins lorsque ceux-ci cachaient des éléments. D'une intégrité à toute épreuve et animé d'un sens profond du devoir, on raconte que ce procureur avait des amis dans tout le milieu juridique, mais très peu d'intimes. Curieusement, même s'il devint rapidement un procureur des plus célèbres, on connaissait bien peu de choses de cet homme sibyllin.
Edgeworth délaissa sa contemplation des statues et se dirigea vers les escaliers menant vers les étages supérieurs. Il se souvint distinctement d'une rencontre avec l'ex procureure en chef Skye au cours de laquelle cette dernière lui avait révélé qu'il y avait fort à parier qu'un jour, Manfred Von Karma deviendrait à son tour statufié comme sixième membre honoré de l'ordre. C'était bien évidemment avant que la vérité au sujet du DL-6 n'éclate au grand jour, compromettant ainsi tout le projet. La pensée d'un jour observer la statue de Manfred Von Karma, dit « L'impitoyable » avec ses cheveux grisâtres lissés vers l'arrière, son œil terrifiant et son sourire goguenard constituait une image bien désagréable pour Edgeworth.
Le procureur monta une à une les marches menant à son bureau, le dossier que lui avait remis le gardien, sous le bras. Il se mit à penser à celle qui lui avait fait parvenir ce dossier, Érika Angels, une amie depuis de nombreuses années qui occupait maintenant le poste de Docteure principale au département d'autopsie du commissariat de police. C'était une jeune femme intelligente de 25 ans qui avait aidé le procureur plus d'une fois en produisant des rapports d'autopsie rapides et précis. Toujours célibataire, elle faisait tourner les têtes et suscitait beaucoup d'espoir chez les jeunes recrues, mais depuis de nombreuses années, elle n'avait démontré que peu ou pas d'intérêt envers cette créature bizarre que constituait, pour elle, le couple.
Franchissant le long couloir peint de couleurs sobres, Edgeworth pénétra dans son bureau, se prépara du thé et déposa le rapport sur son fameux fauteuil cramoisi. Après s'être défait de son manteau, le procureur s'installa et entreprit de vérifier le rapport envoyé par Érika Angels. Cette dernière, curieusement, lui avait envoyé le vieux dossier DV-7, une histoire sordide dont les principaux faits consistaient en un policier ayant commis une bavure en tirant sur un pauvre musicien intoxiqué. Il devait y avoir erreur, pensa Edgeworth; c'était un rapport d'autopsie à propos d'une mort par un coup de masse particulièrement bien placé que le procureur escomptait.
« Qu'est-ce que c'est que ce dossier? se demanda Edgeworth, incrédule. Ce n'est même pas un rapport d'autopsie! Pourquoi Érika m'enverrait-elle pareil document? »
Le jeune homme feuilleta tout de même certains chapitres. Il délaissa, avec un rictus, les nombreuses pages de procédures qui constituaient le trois-quarts de tous les documents et passa directement à l'enquête policière. Les policiers en panique, face à une vague déferlante d'étudiants avaient abattu un manifestant se ruant vers eux, armé d'une arme blanche.
« Mmmh tout de même intéressante cette affaire! Il faudra que je demande à Érika de me donner le rapport que je lui ai demandé. Cela ne lui ressemble pas d'être si inexacte. »
Il but une gorgée de thé et en lut plus long sur le rapport de l'enquête. Il achevait de le lire lorsque son téléphone sonna, le faisant sursauter et, par la même occasion, lui faisant renverser quelques gouttes de son précieux thé sur le carrelage. Quel individu exécrable pouvait bien téléphoner à cette heure? Le procureur, exaspéré, décrocha l'appareil qui émettait une nouvelle fois sa sonnerie tonitruante.
« Miles Edgeworth! soupira-t-il avec un ton de reproche dans la voix.
- Salut Miles, Érika à l'appareil! clama une voix féminine.
- Bonjour Érika, justement, je voulais te parler de…
- Plus tard! J'ai un crime sur les bras en ce moment! Il y a un homme qui a été retrouvé mort non loin d'où tu te trouves… comme si je n'avais rien de mieux à faire un samedi soir! J'ai besoin de ton aide immédiatement pour éclaircir le tout. Viens me rejoindre le plus vite que tu le peux. Je t'attends! »
*Clic*
Edgeworth, toujours en possession du combiné, fixa stupidement le mur face à lui pendant quelques secondes. Coupant court à son moment d'ahurissement, il leva les yeux au ciel avec agacement et composa un numéro.
« Allô? demanda la même voix féminine que précédemment.
- Oui, demoiselle Érika aurait-elle la bonté de me dire où elle se trouve en ce moment? railla le procureur.
- Ha… désolée, Miles… Je suppose que dans mon empressement, j'ai oublié certains légers détails.
- Merci de l'admettre! Alors, où puis-je te trouver en même temps que toute la horde de policiers gazouillant autour d'un cadavre?
- Viens me rejoindre au Cinéma Hollymount illico! La situation est assez spéciale!
- … J'arrive…
- Pourquoi cette pause avant ta réponse?
- Ne fais pas attention. Je déduisais simplement qu'il n'y a pas eu que la légende de Mask*DeMasque qui ait été tuée ce soir. J'arrive tout de suite! »
*Clic*
Le procureur enfila son manteau avec empressement et sortit du bâtiment en quelques minutes. Il se dirigea à pas rapides vers le cinéma où se trouvait encore une foule importante, mais pas du même acabit que celle précédemment. Les fanatiques de Mask*Demasque avaient cédé le pas à des policiers en faction qui tenaient les curieux à distance et invectivaient les journalistes de ne pas franchir la barrière de sécurité qui bloquait l'accès à l'entrée du cinéma. Encore une fois, impossible d'avoir une soirée tranquille.
