Les personnages du manga détective Conan appartiennent à Gosho Aoyama.
Be white
« Qu'est ce que vous attendez pour l'arrêter ? Qu'il ait eu le temps de détruire les preuves de son crime ? »
Le commissaire Maigret faisait de son mieux pour ne pas laisser transparaître sa gêne face à la jeune femme qui lui martelait la poitrine de ses poings. Ce n'était déjà pas facile d'alterner les condoléances sincères avec l'attitude froidement professionnelle du policier effectuant son travail, mais voir les proches de la victime s'entre déchirer et se jeter mutuellement des accusation de meurtre à la figure l'était encore moins. Même avec des dizaines d'années d'expériences derrière lui, il ne s'était jamais totalement habitué à ce triste spectacle qu'il voyait se répéter périodiquement.
« Madame, calmez-vous. Votre beau frère a bien eu la possibilité de commettre ce crime, mais c'est aussi le cas de toutes les autres personnes présentes dans cette maison, vous-même comprise. Nous ne pouvons donc pas l'arrêter sur de simples présomptions, même s'il n'est pas exclu pour autant de la liste des suspects. »
« De simples présomptions ? Commissaire, cet homme a trompé régulièrement ma sœur pendant des années, et le soir même où le détective Mouri venait apporter la preuve à ce qui était, jusque là, de simple soupçons, sa cliente est, comme par hasard, assassinée. »
Toussotant légèrement tandis que la totalité des regards de l'assistance se tournait vers lui, le père de Ran regretta d'avoir fait la sourde oreille aux reproches de sa fille le mois dernier. S'il avait contrôlé de plus près ses propres dépenses, peut-être ne serait-il pas réduit à devoir encore accepter ce genre d'affaires minables qui entachaient sa nouvelle gloire aux yeux du public.
« D'ailleurs, qu'est ce que vous attendez pour nous révéler le nom de…la catin qui a ruiné le mariage de ma sœur ? Je suis sûre que la police aurait beaucoup de questions à lui poser, non ? »
Le regard gêné du détective oscilla entre la sœur de sa défunte cliente et le veuf de la victime avant de se fixer sur le visage fatigué du commissaire.
« Mouri, elle marque un point. Si tu as réellement découvert que l'époux de la victime avait une maîtresse, alors cela nous fait une personne de plus avec un mobile plausible pour ce meurtre, une personne dont nous devons vérifier l'alibi dès maintenant. »
Avalant péniblement sa salive devant l'assistance qui était suspendu à ses lèvres, le détective fit de son mieux pour trouver un moyen de se tirer du guêpier où on venait de le fourrer.
« Ecoutez, commissaire, je suis tout disposé à collaborer et à vous donner le résultat de mes investigations mais… Il vaudrait mieux éviter d'évoquer ça…en public, non ? Après tout, cela ne vous aiderait pas dans votre enquête mais pourrait avoir des conséquences fâcheuses pour certaines personnes.»
La vague de murmure et de regards suspicieux provoqué par ses paroles renforça la gêne du père de Ran. Même si le commissaire avait compris que la personne ayant brisé le couple faisait parti des proches de la victime, la totalité des personnes présente l'avait également compris et, à défaut d'avoir sali la réputation d'une personne, le détective venait de jeter un voile de soupçons sur des dizaines de réputations d'un seul coup.
« Ah non. Si cette garce croit que l'eau va passer sous les ponts maintenant que ma sœur est morte, elle se trompe lourdement. Pourquoi devrait-elle être protégée ? Elle n'a pas hésité une seconde à piétiner le mariage de ma sœur sans une once de remords, alors pourquoi avez-vous des remords à la dénoncer et à montrer quel genre de personne elle est vraiment derrière ses faux airs d'innocente ? »
Ce ne fût pas seulement le détective Mouri qui trembla devant le regard acéré de l'accusatrice mais également la totalité des femmes de l'assistance, les femmes qui venaient de passer du statut de domestique ou de membre de la famille à celui de traîtresse potentielle.
Durant de longues minutes, un silence glacial pesa sur le jardin intérieur de la demeure traditionnelle. Un silence seulement interrompu par le bruit sec et régulier d'un tuyau de bois s'affaissant sous le poids de l'eau qui se déversait à l'intérieur avant de se redresser aussitôt qu'il avait vidé son contenu dans le bassin.
« Bien, puisque monsieur Mouri n'a ni le courage de donner à cette hystérique ce qu'elle veut, ni celui de garder pour le commissaire ce petit secret sordide, autant que quelqu'un d'autre se dévoue pour mettre fin à la comédie. »
Tous les regards convergèrent aussitôt vers le meilleur ami de la défunte, qui les accueillit avec le sourire cynique et sans gène qui lui était coutumier.
« Ne me dit pas que tu était au courant de tout… »
« Oh mais si, et si tu veux tout savoir, je connaissait les moindres petits détails de l'histoire depuis des années. »
Le dégoût mutuel qui existait entre la sœur de la victime et son ami avait été pratiquement palpable dès le début de la soirée pour ceux doté d'un minimum d'observation, mais cette fois, il aurait été visible pour un aveugle.
« Et si toi aussi tu veux tout savoir, ça ne m'étonne pas tant que ça finalement. Après tout, quand on gagne sa vie avec des romans pornographiques minables, cela ne doit pas être trop difficile de fermer les yeux sur un adultère, même quand il concerne le mariage de ta meilleure amie. Pourquoi ma sœur ne m'as-t-elle jamais écouté toutes ces années quand je lui disais qu'elle ne pouvait pas te faire confiance ? »
« Honnêtement, qui pourrais t'écouter plus de quelques secondes ? Quand tu arrives à parler au lieu de hurler, c'est toujours pour déverser ta bile sur les autres. »
C'est à cet instant que le commissaire décida de s'interposer entre l'écrivain blasé et son interlocutrice qui frisait l'apoplexie.
« Excusez-moi, mais comme l'a fait remarquer le détective Mouri, il n'est pas utile à l'enquête de révéler publiquement des informations pouvant porter atteinte à la réputation de qui que ce soit. Donc, si vous connaissez réellement, les dessous de cette affaire, je pense qu'il vaudrait mieux que vous gardiez le silence. »
« Commissaire, les réputations de toutes les demoiselles présentes demeureront sérieusement ébranlées tant que le doute ne sera pas levé, celle du veuf est déjà souillé, et quand à celle de la personne concerné, je peux vous garantir qu'elle s'en moque. Je ne vois donc aucune raison de garder le silence. »
Sortant du mutisme qu'il avait observé depuis que son adultère avait été rendu public, l'infortuné veuf fit une tentative désespérée de faire reculer l'inévitable.
« Ecoute, tu n'es pas obligé d'aller jusque là… »
Visiblement ravi de l'attention dont il bénéficiait de la part de toutes les personnes présentes, y compris les policiers, l'écrivain rajusta une mèche de ses cheveux avant de lever les bras dans un geste théâtral.
« Très cher commissaire, la personne qui a brisé les liens du mariage, d'une manière que la victime ou sa sœur n'aurait sans doute jamais imaginé, est présente juste devant vous. Et si l'amitié n'a pas été suffisante pour s'interposer entre moi et le mari de la défunte, elle fût néanmoins suffisante pour me retenir de la tuer. Je vous prierais donc de me tenir simplement suspect de meurtre, même si j'avoue être coupable d'avoir détruit un mariage. »
La révélation inattendue, loin de faire éclater les murmures, fit simplement retomber le silence. Si bien que le commissaire, après un bref instant de stupéfaction, se décida à poser la question que personne n'osait encore formuler.
« Vous voulez donc dire que… »
S'étant rallumé une cigarette entre-temps, l'écrivain en balaya la fumée d'un geste irrité.
« Vous ne trouverez jamais d'amante au mari de la victime car il n'a jamais trompé son épouse avec une autre femme. Est ce que c'est assez clair ou est ce que je dois vous expliquer plus en détail comment je l'ai aidé à tromper son épouse ? »
Un simple coup d'œil au détective Mouri lui confirmant les déclarations de son suspect, le commissaire se contenta de secouer la tête en soupirant.
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Le retournement de situation inattendu avait suscité tant d'indignation et d'étonnement que personne ne prêta la moindre attention aux trois enfants qui se tenaient légèrement à l'écart de la scène. Pour être plus précis, un garçon de sept ans encadré de deux fillettes du même âge.
Indifférent aux remous soulevé par la déclaration de l'écrivain, le garçon sortit calmement un calepin de sa poche avant d'y griffonner hâtivement quelques mots.
« Tu pousse le vice jusqu'à noter les orientations sexuelles de tes suspect, maintenant ? Curiosité malsaine ou perfectionnisme absurde ? »
Répliquant au sourire narquois de la scientifique par un regard blasé, le détective baissa de nouveau les yeux sur son calepin pour achever d'y retranscrire les révélations d'un des protagonistes de l'affaire.
« Je me contente de noter la nature du lien qui existe entre deux suspects, un lien plus que suffisant pour constituer un mobile et soupçonner une complicité possible entre ces deux là si leurs alibis respectifs venaient à se recouper. Que ce lien existe entre un homme et une femme ou entre deux hommes, cela reste un détail secondaire pour moi. »
« Hum. Tu passes régulièrement ton temps à noter toutes les peccadilles de ceux qui t'entourent, et tu te bases ensuite dessus pour leur prêter les plus noires intentions. C'est un tantinet malsain, tu ne trouves pas ? »
Une légère irritation illumina les yeux de Conan tandis qu'il se tournait vers la métisse.
« Derrière chaque crime, il y a une logique. Quelqu'un ne va pas se réveiller un beau matin et décider de commettre un meurtre sans aucune raison. Et comme je ne peux pas lire les pensées des gens, si je veux trouver des raisons valables pour un meurtre, je dois bien fouiller le passé de la victime et des suspects. Navré de n'en retenir que les aspects les plus déplaisants mais, en règle générale, les gens qui n'ont rien à se reprocher ne commettent pas de meurtre...ou ne donnent pas envie aux autres d'en commettre un. »
« C'est donc en cela que consiste le métier de détective. Epingler les autres sur leur passé ou, pour être plus précis, les aspects les plus déplaisants de ce passé. Après cela, leur interdire de bouger de cette position que tu leur assigné tant que tu les regardes, et à la fin de ton enquête, piéger définitivement une ou plusieurs personnes dans cette position. »
Haussant légèrement les sourcils, Conan délaissa les lieux du crime pour se concentrer sur les motivations de la criminelle qui était à ses côtés. Durant un court instant, il regretta même de ne pas avoir tenu régulièrement des notes sur Haibara comme il le faisait avec le kid ou n'importe lequel des suspects qui croisaient sa route. Peut-être que cela aurait pu lui être utile pour mieux comprendre le comportement de la chimiste à son égard.
« Que je sache, c'est plus ou moins ce que tu es en train de faire avec moi, non ? Te focaliser sur les aspects les plus déplaisants de ma profession comme si elle se limitait à cela, et sous-entendre que ce sont ces aspects là qui m'ont attiré vers cette même profession. »
« Voyons, voyons, Edogawa. Tu pousse les choses un peu loin. J'ai plus ou moins comparé les détectives avec des collectionneurs de papillon, c'est une manière plutôt poétique de décrire le métier qui te tient à cœur, non ? »
Loin de se laisser piéger par le sourire mielleux de la métisse, Conan y répliqua par un rictus narquois.
« C'est vrai et je trouve même que c'est une métaphore parfaitement appropriée. Après tout, dans ce pays, les papillons sont supposés être les messagers de la mort, et mon métier consiste, entre autres, à arrêter des meurtriers. »
A en juger par l'expression amusée d'Haibara, elle semblait apprécier la contre-attaque de sa victime et la manière dont elle avait retourné ses insinuations en sa faveur.
« Tout est une question de perspective. Du point de vue des insectes qu'on empale sur des planches de bois, comparer un métier avec le passe-temps d'un collectionneur de papillon serait plutôt y apposer une marque d'infamie, non ? »
« Donc tu reconnais avoir traîné ma profession dans la boue ? »
« Je n'ai fait qu'énoncer un fait. A moins que tu ne me considères comme un papillon ? Autrement, je ne vois pas comment tu pourrais me soupçonner d'avoir un point de vue négatif sur ta profession. »
Si le sourire de Conan s'effaça, celui d'Haibara sembla au contraire s'accentuer légèrement.
« Et si jamais je te prenais au mot ? »
Les lèvres de la scientifique perdirent leur pli moqueur sans que son sourire ne disparaisse pour autant.
« Eh bien, je suppose que je devrais me sentir flattée mais que j'aurais aussi de bonne raison de m'inquiéter. Après tout, personne ne trouve plus de beauté aux papillons que ceux qui les collectionnent, mais ces mêmes collectionneurs ont un certain mal à laisser l'objet de leur fascination voler librement.»
Refermant son calepin d'un geste sec, le détective le rangea dans sa poche en soupirant.
« Tu n'as pas oublié ce que je t'ai dit lors de notre première rencontre, hein ? »
« C'est assez douloureux de sentir une tige de métal glacial te transpercer de part en part, tu sait. Le genre de chose qu'on a du mal à oublier, même après plusieurs mois. »
Conan laissa son regard osciller entre une métisse dont le sourire lui était définitivement indéchiffrable et une fillette qui semblait intriguée par le contenu de leur conversation sans pour autant s'y immiscer. Le sujet était suffisamment difficile à aborder en lui-même, mais s'il fallait en plus continuer d'en parler de telle façon qu'Ayumi ne saisisse pas la véritable signification de leurs paroles…
Que faire ? Remettre cette discussion à plus tard, de préférence à un moment où il serait seul avec la chimiste ? C'était tentant, mais cela ressemblait un peu trop à une tentative de fuite face à un sujet qu'il préférait éviter d'aborder. D'un autre côté, pourquoi ce sujet aurait-il du être difficile à border ?
Parce qu'il hésitait à répéter les mêmes reproches à la métisse en lui rappelant qu'il n'avait fait que dire la vérité en la traitant de meurtrière ? Ou bien, parce qu'il hésitait à reconnaître qu'il était allé trop loin un certain soir ? Et puis, comment devait-il comprendre les mots « voler librement » ?
Dans un sens métaphorique, la chimiste lui reprochant de l'avoir jadis réduite à ses actes passé ? Ou bien dans un sens plus littéral, la criminelle lui demandant s'il la livrerait à la justice une fois que l'organisation serait détruite, et qu'il ne s'agirait plus d'en retrouver les membres mais de les condamner?
Un soupir s'échappa des lèvres du détective à défaut d'une réponse. Il était bien obligé de reconnaître qu'il n'avait jamais envisagé cette question. Oh bien sûr, il lui était déjà arrivé de ne pas livrer une criminelle à la police, mais cette criminelle là avait raté son meurtre. Dans le cas d'Haibara, il y avait eu des morts. Pouvait-il se permettre de se substituer aux juges et d'absoudre la chimiste pour ses crimes ? En avait-il le droit ?
Mais d'un autre côté, pouvait-il vraiment se résoudre à envoyer Haibara derrière les barreaux après tout ce qu'il avait vécu avec elle ?
Le détective dissipa ses propres doutes de la même manière qu'il brisa le silence glacial crée par les paroles de la métisse.
« C'est sans doute très douloureux pour un papillon d'être transpercé par une aiguille mais, au cas où tu ne t'en serait pas rendu compte, ça fait belle lurette que j'ai retiré cette aiguille de son corps. S'il ne veut pas décoller de cette planche de bois et préfère rester en dessous de son étiquette, ce n'est pas moi qu'il doit blâmer. »
Avait-il été trop loin ? En tout cas, s'il avait voulu effacer définitivement tout sourire du visage de la métisse, moqueur ou mélancolique, il avait réussi, sans pour autant faire briller une lueur de reproche dans les yeux qu'elle baissa légèrement.
« Si ce papillon ne veut pas s'envoler, il ne décollera jamais de cette planche. Mais si tu me demandes mon point de vue de collectionneur, je suis sûre qu'il y arrivera. »
Haibara regagna un semblant de sourire, même si cela ne restait qu'une ombre par rapport à celui que lui avait adressé le détective.
Le silence retomba, et lorsqu'un léger chuchotement sembla s'y glisser, Conan préféra penser qu'il avait réellement entendu le mot merci et ne l'avait pas simplement imaginé.
« Quelque chose à l'air de te gêner, Ayumi. »
Manquant de sursauter face à la question de la métisse, la fillette sentit son malaise se dissiper face au sourire de celle qui s'était tourné vers elle. Ce sourire amusé mais qui n'était pas moqueur pour autant.
« Oui, enfin non… C'est juste que… »
« Juste que ? »
Ayumi se demanda s'il valait mieux rester silencieuse, au risque d'avoir l'air idiote, ou ouvrir la bouche et lever définitivement le doute sur le sujet. Elle se décida finalement pour la seconde alternative. Après tout, c'était en ne posant jamais de question qu'on restait idiote toute sa vie.
« Je me demandais… Un mari trompe sa femme quand il lui dit qu'il l'aime alors qu'en fait, il en aime une autre, non ? »
Estimant que la fillette apprendrait de toutes manières beaucoup trop tôt la signification du mot désir et à quel point il n'était pas toujours synonyme d'amour, Haibara préféra ne pas compléter son point de vue.
« Oui, c'est à cela que les gens pense quand ils disent qu'un mari trompe sa femme. »
« Alors le mari de la dame qui est morte, il n'a pas pu la tromper avec un autre homme, non ? »
La manière dont Conan et Ai écarquillèrent simultanément les yeux renforça les inquiétudes de la fillette vis-à-vis de la stupidité de la question qui la turlupinait.
« je veux dire… je sait bien que les garçons peuvent aimer d'autres garçons. Après tout, Mitsuhiko et Genta se sont toujours beaucoup aimé même s'ils se disputent souvent, mais ce n'est pas pareil que quand un garçon aime une fille, hein ? Ou alors ça voudrait dire que les maris trompent leur femme rien qu'en ayant des amis, et…Ce serait idiot de penser ça, non ? Papa a beaucoup d'amis, maman le sait et elle n'a jamais accusé papa de la tromper. Alors c'est pour ça que je ne comprends pas… »
Se fixant mutuellement, le détective et la chimiste se demandèrent silencieusement lequel d'entre eux se jetterait à l'eau pour répondre à une question aussi gênante que légitime. Constatant que Conan ne semblait guère déterminé à exposer la clé de ce mystère bien particulier à la petite détective en herbe, Haibara décida d'assumer cette tâche.
« Ayumi, certains garçons peuvent aimer d'autre garçons...de la même manière que tu aimerais un garçon dont tu serait tombé amoureuse. C'est pour cela que ce n'est pas impossible à un mari de tromper son épouse avec un autre homme. »
« Oh. Mais c'est…bizarre, non ? Je veux dire, ce n'est pas normal pour un garçon d'aimer un garçon comme si c'était une fille. Enfin, je ne sais pas, les garçons doivent aimer les filles et les filles doivent aimer les garçons. Pourquoi est ce qu'ils ne font pas comme tout le monde ? »
Si Conan se contenta d'arborer un air gêné face à cette seconde question aussi choquante qu'innocente, Haibara de son côté, s'efforça de conserver la même expression compréhensive.
« Non, Ayumi, ces garçons ne sont pas anormaux, ils sont juste...différents. Toi, tu détestes bien les épinards. Quand ta maman t'oblige à en prendre à table, tu peux te forcer à en manger, mais pas à aimer ça. Et si on te laissait libre de choisir ce que tu manges, tu préférerais manger autre chose, non ?
« Oui. »
« Et pourtant, tu sait que tu n'es pas quelqu'un de bizarre qui ne peut rien manger ou quelqu'un de méchant qui veut blesser ta maman en refusant d'aimer ce qu'elle lui as préparé. Tu n'as pas choisi de détester les épinards, et si tu les aimait, tu n'aurait pas choisi non plus de les aimer, non ?
« Oui. »
« Eh bien c'est la même chose pour ces garçons. Ils n'ont pas choisi d'aimer les garçons plus que les filles, et ils ne font pas ça parce qu'ils ne veulent rien faire comme tout le monde. Tu comprends ?»
Acquiescant timidement à la métisse, la fillette s'enfonça dans une mine pensive tandis qu'elle réfléchissait aux implications de ce qu'elle venait d'apprendre.
« Mais ça veut dire…que des filles peuvent aimer les filles…comme les garçons aiment les filles ? »
« Oui, et tu as aussi des personnes qui peuvent aimer les filles aussi bien que les garçons. »
Loin d'avoir totalement dissipé les doutes et les interrogations du visage candide d'Ayumi, la réponse d'Haibara sembla en avoir fait naître d'autres.
« Mais…comment est ce que tu peux savoir si tu aime les fille ou les garçons, ou si tu aimes les deux ? »
« Tu ne peux pas vraiment savoir avant d'avoir essayé. On ne t'as pas donné la liste des aliments que tu aime et la liste de ceux que tu déteste, tu dois la faire toi-même en goûtant de tout, non ? Eh bien, c'est pareil avec les filles et les garçons. »
Une légère trace d'inquiétude brilla dans les yeux de la fillette.
« Mais alors, ça veut dire que je dois essayer d'aimer une fille et ensuite essayer d'aimer un garçon pour savoir si je peux vraiment être amoureuse d'un garçon ? »
S'efforçant de ne pas faire apparaître le moindre amusement dans son sourire, la métisse posa doucement les mains sur les épaules de son amie pour la rassurer.
« Ayumi, si c'était le cas, cela voudrait dire que tu dois essayer d'aimer tout les garçons que tu connaît avant de savoir si tu es amoureux de l'un d'eux, et tu sait que ce serait idiot de faire ça, non ? Même quand tu croyais que tu ne pouvais être amoureuse que d'un garçon, tu savait qu'il y aurait un garçon dont tu voudrais qu'il soit plus qu'un ami pour toi, et beaucoup d'autres dont tu voudrais qu'ils soient justes des amis. Alors si un jour, tu vois une personne avec qui tu voudrais être plus qu'une amie, que cette personne soit une fille ou un garçon, c'est avec elle qu'il faudra essayer, pas avec une autre. »
« Mais cette personne, quand je la verrais, je serait sûre que je pourrais être plus que son amie, c'est ça ? Je ne pourrais pas me tromper, hein ? On ne peut pas confondre ce qu'on ressent quand on aime quelqu'un et ce qu'on ressent quand on est amoureux de quelqu'un ? »
Haibara ne put retenir un léger soupir de découragement, même si elle continua d'adresser un sourire rassurant à sa petite interlocutrice.
« Si, Ayumi, parfois on peut confondre l'amour et l'amitié, parfois ce n'est pas facile de savoir où s'arrête l'un et où commence l'autre, et souvent on se trompe sur ses sentiments. Mais comme je te l'ai dit, il n'y aura pas beaucoup de personne qui te donneront envie d'essayer d'aller plus loin que l'amitié.»
« Mais si jamais je me trompe, si jamais je me rends compte que je ne peux pas être plus qu'une amie, alors…j'aurais menti à cette personne et je l'aurait blessé… »
« Si tu as dit à cette personne que tu voulais essayer d'être plus qu'une amie pour elle, alors tu ne lui auras pas menti. Et si cette personne a voulu essayer d'être plus qu'un ami...ou plus qu'une amie pour toi, alors elle ne te détestera pas si tu es sincère, et elle comprendra. Elle comprendra et elle ne te forcera pas à être plus qu'une amie pour elle si tu n'en es vraiment pas capable. »
Se perdant quelques instants dans la contemplation du visage de sa camarade, Ayumi sentit la gentillesse de son amie s'immiscer petit à petit en elle pour y dissoudre progressivement toutes ses angoisses.
Constatant que les peurs qui hantaient la conscience de la petite détective semblaient avoir été exorcisée, Haibara relâcha doucement l'étreinte qu'elle exerçait sur ses épaules.
« Tu n'as plus d'autres question pour le moment ? »
La fillette secoua timidement la tête. Son malaise ne s'était pas totalement dissipé, mais pour le moment, il n'arrivait plus à se défaire de sa forme vague et brumeuse pour se solidifier en questions bien concrètes.
« Non, maintenant je comprends mieux. M…merci, Ai. »
« Si jamais tu as d'autres questions comme celles-là, n'hésitant pas à venir me les poser, d'accord ? »
Après avoir rassuré son amie par un dernier sourire, la chimiste se retourna vers le détective…pour constater qu'il s'était discrètement éclipsé durant la conversation. Haibara attribua cette disparition à une insatiable curiosité partie en quête d'indices pour se rassasier. Mais dans l'esprit de la métisse, une petite voix ne put s'empêcher de murmurer, d'un ton légèrement sarcastique, que le détective semblait avoir pris la fuite. Et la petite voix ne manqua pas d'ajouter que c'était ironique de voir quelqu'un ne ressentir aucune peur face à la plus puissante organisation criminelle de la planète, pour mieux reculer ensuite face à une fillette de sept ans qui voulait le soumettre à un interrogatoire qui était tout sauf musclé.
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Rouvrant son carnet pour la dernière fois de la soirée, Conan combla scrupuleusement les zones d'ombres de son raisonnement, des zones d'ombres qui avaient été finalement éclairé par les aveux du coupable. Oh, ce n'était que des détails secondaires, le détective avait vu juste pour l'essentiel, l'identité du coupable, la manière dont il avait commis son crime et les preuves qu'il avait laissés derrière lui malgré ses précautions. C'était des détails secondaires qu'il n'avait pas pu entrevoir, le genre de détails qu'on ne pouvait apprendre que de la bouche du coupable lorsqu'il prenait la peine d'exposer en détail ses motivations. Des détails sans importance maintenant que le mal était fait et l'affaire résolue, mais le détective n'aurait pas supporté l'idée qu'il n'avait consigné qu'une vérité partielle sur son carnet de note.
Et puis, Sherlock Holmes l'avait bien dit, aucun forfait n'avait été dépourvu de précédent et c'était dans l'étude des crimes du passé qu'on apprenait le mieux à résoudre ceux qui seraient commis dans l'avenir. Qui sait ? Peut-être que ces petits détails inutiles pour le moment l'aideraient à relier les éléments disparates d'une prochaine affaire à résoudre.
Connaissant Haibara, elle aurait sans doute qualifié cela de maniaquerie.
« Eh bien, Kudo, c'est plus facile de faire face à des meurtriers qu'à une gamine de sept ans ? »
L'ex-Shinichi Kudo eût un sourire amusé tandis qu'il gardait les yeux rivé sur son calepin. Décidément, quand on parlait du loup…
« Tu te chargeais de cette affaire avec tant de tact que je me sentait inutile, alors j'ai préféré me concentrer sur l'affaire où j'aurais pu me montrer utile. »
« En d'autres termes, tu as courageusement effectué un repli stratégique vers l'univers que tu connaissais le mieux. »
Un soupir franchi les lèvres du détective tandis qu'il refermait son calepin.
« Il vaut mieux fuir devant les gamines que devant les criminels, tu ne crois pas ? »
L'amusement laissa la place à la lassitude sur le visage de la scientifique lorsque Conan posa les yeux dessus.
« Je suppose que je suis obligé de te concéder ce point. »
« Allez, console-toi en te disant que je t'ai concédé que tu as su faire face à une situation qui me laissait désemparé. »
Si la chimiste regagna son sourire, elle récupéra son expression narquoise avec.
« Allons, tu es sûr que tu n'exagère pas un peu tes difficultés pour justifier ta fuite face à tes responsabilité ? »
Conan fût tenté un court instant de retourner la pique de la chimiste contre elle, en substituant une certaine organisation criminelle à une certaine fillette. Mais il préférait que cette petite bataille ne franchisse pas la ligne entre la saine rivalité et la lutte sans merci où tous les coups étaient permis. Ils s'étaient déjà rapprochés dangereusement de cette ligne avant qu'Ayumi ne vienne s'interposer sans le savoir.
« J'aurais sans doute pu faire face à ses questions tant qu'elle se demandait comment un homme pouvait en aimer un autre, mais j'avoue que j'aurais capitulé lorsqu'elle aurait commencé à se poser des questions sur elle-même en me demandant d'y répondre à sa place. »
« Etant donné son âge, c'était logique qu'elle se pose ce genre de questions. Des questions légitime du reste. Si on en croit ce cher Freud, tout enfant a eu et aura des tendances naturelles vers l'homosexualité. D'ailleurs, qui sait ? Peut-être que la discussion de ce soir porteras pleinement ses fruits lorsque notre petite Ayumi atteindra le cap de l'adolescence.»
Le détective se retrouvait de nouveau sur un terrain qui ne lui était pas familier et sur lequel il aurait préféré ne pas trop s'aventurer.
« Peut-être… Dans tout les cas, cela l'aidera à suspendre son jugement la prochaine fois qu'elle sera confrontée à une situation de ce genre. »
« C'est toujours l'ignorance qui donne naissance aux préjugés, Kudo, et c'est bien pour cela qu'il ne faut jamais reculer face aux questions d'une petite fille. Les adultes en général, évitent de se poser trop de questions. Et lorsqu'il sont mal à l'aise face à quelque chose, ils ont une fâcheuse tendance à la cataloguer comme mauvaise...au lieu d'essayer d'élargir un peu leur vision du monde pour y intégrer cette chose. »
Soupirant face au pli désabusé qu'avaient pris les lèvres de la métisse, Conan contempla d'un regard las l'expression légèrement mélancolique de celle qui s'était de nouveau enfoncé dans le silence.
« A t'entendre, tu as souffert de ces pré-jugés, non ? »
« Oh, il ne faut pas exagérer, si mes camarades de classe ont peut-être fait des remarques désobligeantes à mon égard, ils ont toujours eu la décence de le faire en mon absence. Je n'ai jamais reçu le moindre coup, et je n'ai jamais été victime de la moindre petite brimade non plus. Non, c'est juste que j'étais mise à l'écart. Pas directement bien sûr, mais je sentais bien que je n'étais pas la bienvenue, ou en tout cas, que je ne donnais guère envie aux autres de franchir la distance qu'il y avait entre eux et moi. Dire que j'ai été victime de racisme, ce serait sans doute pousser les choses trop loin, d'autres méritent ce triste titre de victime bien mieux que moi. Mais on ne peut pas dire non plus que ça n'a eu aucun impact sur moi. »
Pas de rancœur ou de tristesse dans la voix de la scientifique, ses paroles n'avaient pas sonné comme une accusation mais un simple constant, le constat cynique d'une personne ayant fait depuis longtemps le deuil de ses illusions.
« C'était peut-être ton attitude plus que tes origines qui les poussaient à agir ainsi à ton égard. »
Se mordillant les lèvres pour dissiper sa honte face à son manque de tact, Conan s'empressa de compléter ses paroles avant que son interlocutrice ne leur donne un sens trop déplaisant.
« Ce que je veux dire, c'est que si tu ne veux plus te sentir mise à l'écart, c'est d'abord à toi de changer plutôt que de rester dans ton coin en attendant que les autres changent. Il n'y a pas de fatalité. Tu n'es pas condamnée à rester une paria. Lorsque tu prouves aux autres qu'ils t'avaient mal jugé, alors ils cessent d'avoir des pré-jugés à ton égard. »
« Tu marques un autre point, Kudo, mais je n'arrive pas à me défaire de la désagréable impression que tu cherches autant à alourdir le fardeau de mes responsabilités qu'à alléger celui des autres. L'attitude de mes camarades, je l'ai trouvé là dès le début, bien avant que je ne leur donne des prétextes pour s'y maintenir jusqu'au bout. »
Cette fois, il y avait bien une pointe de reproche dans le ton de la métisse, et Conan sentait bien qu'elle n'était pas spécifiquement dirigée contre des étudiants peu disposés à accueillir les étrangers à bras ouverts.
« Je ne cherche pas à les excuser, et je veux bien te concéder que tu as raison lorsque tu pense que le racisme explique en partie leur comportement. Si tu veux tout savoir, une attitude comme celle que tu as décrite, je l'ai parfois senti de près, lorsque j'allais passer mes vacances aux Etats-Unis pour voir mes parents… »
« Mais peut-être que ton arrogance a également joué un rôle non négligeable dans l'attitude distante que les autres ont pu avoir vis-à-vis de toi. Enfin, c'est une chose dont ni toi, ni moi ne pourront jamais être vraiment sûrs, hein ?
Le détective marqua sa défaite partielle par un soupir.
« A ce jeu là, c'est un prêté pour un rendu, hein ? »
« Ce que je cherche à te faire comprendre, c'est qu'il ne faut pas rejeter toute la responsabilité sur les autres, même si ça ne veut pas dire la prendre entièrement sur soi. »
Si toute trace de sarcasme s'était évanouie des yeux de la métisse, la mélancolie n'avait pas suivi le même chemin.
« De quoi est ce que nous parlons au juste, Kudo ? De l'attitude de mes anciens camarades de classe outre-atlantique, il y a quelques années, ou de ton attitude à mon égard, il y a quelques mois ? »
Pris au dépourvu par ce brusque passage de l'implicite à l'explicite, Shinichi resta coi quelques instants avant de redresser les lunettes de Conan sur son nez.
« Qu'est ce qui te fait dire ça ? »
« Je ne sais pas, tu me donne l'impression de chercher à te justifier plutôt que celle de défendre des étrangers que tu n'as jamais vu et que tu ne verras jamais dans ta vie. »
« C'est curieux, j'avais l'impression que tes remarques ne s'adressaient qu'indirectement à des étrangers qui ne peuvent plus les entendre mais directement à moi. »
Les deux enfants partagèrent le même sourire aussi complice que désabusé avant que l'un d'eux ne ferme les yeux avec une expression amusée.
« Si c'était le cas, ce serait idiot, tu ne crois pas ? On ne peut pas vraiment faire de parallèle entre un étudiant qui met à l'écart une de ses camarades parce qu'elle est asiatique, et un détective qui se méfie d'une étrangère sous prétexte qu'elle a fait partie d'une organisation criminelle. D'ailleurs, je ne sais pas si on peut parler de prétexte dans le second cas, c'est plutôt légitime. »
« Peut-être pas tant que ça, dans les deux cas, on réduit une personne à un aspect de son existence en lui retirant le droit d'être autre chose. »
Ecarquillant légèrement les yeux face à cette concession inattendue, Haibara finit par se reprendre l'instant d'après en reprenant un sourire amusé, amusé mais dépourvu de moquerie cette fois.
« Mais contrairement à mes camarades, tu ne m'as pas limité bien longtemps au statut que tu m'avais assigné, et c'est toi qui a été le premier à réduire la distance. »
Ce fût au tour du détective d'être surpris par une concession auquel il ne s'attendait pas.
« Allons, tout n'était pas aussi noir que ça, il y a bien du y avoir au moins une ou deux personne dans ta faculté pour aller plus loin que les apparences, non ? »
Haibara ne lui avait jamais vraiment donné l'occasion d'en apprendre plus sur son passé, autant profiter de celle-ci. Et puis c'était en récoltant de petites confidences qu'on prouvait aux autres qu'on était suffisamment digne de confiance pour en recevoir d'autres, et qu'on finissait par les convaincre de prendre le risque de vous en faire plus souvent.
« Il y a bien eu quelques garçons qui sont allé au-delà des apparences physiques, mais… En fait, je pense que ce serait plus juste de dire qu'ils ne cherchaient pas vraiment à aller au-delà des apparences physiques mais que c'était, au contraire, à cela qu'il voulait se limiter dans mon cas précis. Oh, ils essayaient bien d'y mettre les formes, mais cela ne faisait jamais illusion bien longtemps.»
« J'imagine que tu as du calmer leurs ardeurs avec une douche glaciale. »
« Bien sûr que oui. Cela ne me tentait guère de servir de trophée à un petit obsédée qui se serait vanté de sa victoire auprès de ses amis. Probablement en exhibant un sous-vêtement qu'il aurait discrètement glissé dans sa poche après avoir quitté une chambre dans laquelle il ne comptait plus revenir après avoir dérobé tout ce qu'il voulait à sa propriétaire. »
Conan se demanda un moment si la métisse se contentait d'évoquer un cas de figure hypothétique ou venait de lui relater une expérience personnelle. C'était plutôt difficile pour lui de s'imaginer Haibara tomber dans ce genre de piège, après tout, il avait beaucoup de mal à concevoir que quelqu'un d'aussi froid et distant puisse laisser qui que ce soit partager son intimité. Mais d'un autre côté, si elle avait autorisé quelqu'un à le faire pour être cruellement déçue le lendemain, cela pouvait justement expliquer en partie pourquoi elle faisait tout son possible pour maintenir les autres à distance.
« Toi aussi, tu m'as l'air d'avoir des pré-jugé vis-à-vis des autres, en tout cas quand ils ont le malheur d'avoir un chromosome y. Peut-être qu'ils étaient sincèrement amoureux de toi.»
« Kudo, la seule chose qui m'empêche de rire de ta candeur, c'est que tu n'as jamais vu de près ces amoureux transis dont tu prends la défense. A moins que, là encore, tu ne te sente visé par des reproches adressés à d'autres au point de prendre leur défense pour assurer la tienne ? »
« Eh, ce n'est pas comme si je m'imaginais que le monde entier se limitait à ma seule personne… C'est juste que je préférerais…t'avoir pris en flagrant délit d'avoir des idées reçus que… »
Se tournant vers le détective, la chimiste le fixa d'un air légèrement intrigué.
« Que ? »
Détournant légèrement les yeux, le détective soupira en enfonçant ses mains dans ses poches.
« Que d'imaginer que…tu as émis un jugement a posteriori au lieu de te cantonner à un a priori. »
Lorsqu'il trouva suffisamment de détermination pour se tourner vers la métisse de nouveau, ce fût pour constater que c'était à elle que son sous-entendu avait coûté le plus d'embarras.
« C'est…touchant de ta part de t'inquiéter de cela. Mais rassure-toi, sur ce plan là, je n'ai pas eu le temps de me construire des illusions que les autres auraient pris un malin plaisir à réduire en miette. »
Si la chimiste semblait toujours légèrement mal à l'aise, le détective ne trouva aucun signe dans son attitude qui aurait pu laisser entendre que c'était un souvenir douloureux qui était à incriminer pour sa gêne.
« Je dois quand même avouer que l'un de mes soupirants a trouvé le moyen de me laisser sans voix. Lorsqu'il m'a demandé, le plus innocemment du monde, si je n'étais pas plus intéressé par les filles que par les garçons. »
Ce souvenir qu'elle venait d'évoquer semblait avoir définitivement dépouillé la scientifique de son embarras.
« Ce fût à son tour de se retrouver sans voix quand je lui ait gentiment expliqué que c'était seulement lui que je rejetais, et non pas la moitié de l'humanité. J'ai tout de même hésité à le prendre au mot, ne serait-ce que pour recycler l'excuse plus tard. »
Partageant l'amusement de la chimiste tandis qu'il s'imaginait la scène, Conan savoura le rare plaisir de voir Haibara s'amuser aux dépens de quelqu'un sans être la cible de ses sarcasmes.
« Je vois, cette étiquette là, tu était prête à te la laisser coller sur la figure pour tenir les indésirables à distance sans le moindre effort. »
« Mais qui t'as dit que ça n'aurait été qu'une étiquette ? »
Soulignant le contour de ses propres lèvres du doigt, la métisse savoura avec un plaisir non dissimulé l'expression estomaquée du détective.
« Haibara, tu… »
« Quoi ? C'est le moment où tu attends impatiemment un Je plaisantais. Tu te sens mieux ?, c'est cela ? Il faut bien que je me renouvelle quand même.»
« Tu es vraiment sérieuse cette fois, ou tu essayes juste de me rendre fou ? »
La métisse s'enfonça dans un air faussement pensif face à la question d'un détective méfiant.
« Qui sait ? Après tout, je n'ai jamais vraiment pris le temps de m'interroger sérieusement sur la nature de mon orientation sexuelle. Il faut avouer que, quitte à reprendre mes propres mots avec Ayumi, je n'ai jamais vraiment rencontré quelqu'un qui me donnerait envie de franchir la barrière entre l'amour et l'amitié. Quoique, ces derniers mois, plusieurs candidats potentiels se sont présentés. Une personne a même retenu particulièrement mon attention. Manque de chance pour moi, elle est déjà prise, mais je peux toujours tenter ma chance, non ? »
Voyant la chimiste se rapprocher de lui avec un sourire un peu trop gourmand à son goût, le détective hésita à faire un pas en arrière pour rétablir la distance.
« Et puis, j'ai les moyens de séparer ma cible de la personne qui est déjà en train de lorgner dessus. Pour cela, il me suffirait de priver un détective de l'antidote qu'il désire tant et d'attendre patiemment que le temps fasse son œuvre, et dissipe suffisamment les sentiments de ma proie pour refermer mes griffes dessus. »
À présent, Conan comprenait dans toute son ampleur la métaphore utilisée par la métisse quelques heures plus tôt. Ceux qui appréciaient le plus la beauté des papillons était les moins disposé à les laisser voler librement. Il avait la désagréable impression que la chimiste avait inversé les rôles, et que ce n'était définitivement plus elle qui assurait celui de l'insecte pris au piège.
« Ce serait bien immoral de ma part certes, mais je pense que tu pourrais me comprendre à défaut de m'approuver. Après tout, ces longues jambes que l'on voudrait caresser, ces merveilleux cheveux noirs dans lesquels tu désirerais tant glisser les doigts, cette poitrine de rêve sur laquelle tu aimerais laisser reposer ta tête… «
Si le détective avait commencé à frissonner lorsque l'ex-criminelle avait refermé ses bras autour de ses épaules après l'avoir acculé à un mur, la peur commença à laisser la place à un léger doute.
« Ah Ran, ma douce orchidée, pourquoi as-t-il fallu que tu t'attache autant à un idiot de détective qui ne te traiteras jamais à ta juste valeur ? »
Fermant les yeux, la scientifique commença à effectuer mentalement le décompte du temps qui s'écoulerait avant que la bombe qu'elle venait d'enclencher n'explose en un question tonitruante.
« HEIN ? »
Neuf secondes.
« Tu es en train de me dire…que tu es amoureuse…de Ran ? »
« Allons, Kudo, comment ne pas l'être ? Tu serais la dernière personne à me contredire sur ce point, non ? »
Au prix d'un effort surhumain, l'infortuné détective parvint à se défaire de son expression hébétée pour fixer son interlocutrice d'un regard sceptique.
« Tu t'imagines sérieusement que je vais avaler ça ? »
« Oh, tu oses traiter les sentiments d'une jeune fille comme s'ils s'agissait d'une plaisanterie de mauvais goût ? Tu n'as vraiment pas de cœur, Kudo, et pourtant c'est pour toi que bat celui de ma douce. Que ce monde est injuste… »
Les reniflements de la métisse tandis qu'elle portait les mains à ses yeux pour essuyer des larmes inexistantes, loin d'attendrir Conan, avaient fait monter d'un cran son irritation.
« Si tu veux vraiment me faire avaler cette pilule là, il faudra déployer plus d'efforts. »
« Bien, alors parlons sérieusement. S'il s'avérait que je ne plaisantais pas, comment réagirais-tu ? »
Conan demeura interloqué face au sourire cynique de la métisse tandis qu'elle venait de reculer de quelques pas pour laisser sa victime respirer
« Alors, Kudo ? J'attends ta réponse. »
« Je te dirais le plus respectueusement du monde qu'il vaudrait mieux jeter ton dévolu sur quelqu'un d'autre. »
« C'est à la belle d'en décider, pas à toi. »
Répliquant à l'expression cynique de la chimiste par un sourire narquois, le détective s'écarta du mur où il était adossé avant de défroisser sa veste.
« Et c'est justement pour cela que tu devrais renoncer. Comme tu l'as fait fort justement remarquer, c'est pour moi que le cœur de la belle bat. »
« Mais je compte bien faire tout mon possible pour modifier ce triste état de fait. »
« Haibara, même si je pouvais admettre que Ran finisse par se lasser de m'attendre au point d'aller voir ailleurs, tu auras beaucoup de mal à me persuader qu'elle puisse envisager de le faire avec une autre femme. »
« Oh, mais n'en sois pas si sûr. Cette pauvre Ran croit avoir rencontré le bon garçon, il ne tient qu'à moi de lui faire comprendre qu'en fait, elle n'avait pas encore rencontré la bonne fille. »
Après quelques dizaines de seconde d'un silence affligé, Conan finit par signaler sa capitulation par un soupir de lassitude.
« Je pense qu'il vaut mieux que nous ne nous décidions à mettre fin pour de bon à cette stupide conversation. »
« Stupide ? L'idée que je puisse avoir un faible pour ta petite amie te parait donc tellement extravagante ? »
Impossible de déchiffrer ce petit sourire énigmatique pour savoir si elle était sérieuse ou continuait de se moquer de lui.
« Franchement ? Et ce sera mon unique tentative d'évoquer sérieusement la possibilité… Je me moque complètement de savoir si tu préfères ou non les filles aux garçons. Et si tu t'intéressais vraiment à Ran de cette manière là… Bon, j'aurais du mal à prétendre que ça ne me gênerait pas, mais comme je te l'ai dit, je ne pense vraiment pas que Ran puisse s'intéresser à toi de cette manière là, donc ce que j'en pense n'as vraiment aucune importance. »
Le malaise de Conan augmenta tandis qu'il se sentait jaugé par un regard de plus en plus indéchiffrable.
« Tu m'as l'air bien certain des sentiments que pourrait éprouver ta petite amie, dis moi. Et si jamais il arrivait qu'elle te contredise sur ce point ?»
« Si cela arrivait, eh bien, ce que j'en pense n'a aucune importance en soi, non ? Même si je ne peux pas prétendre que cela n'aurait aucune importance pour moi. »
« Je vois. »
Estimant visiblement qu'il n'y avait rien d'autre à ajouter, la métisse tourna le dos au détective et commença à faire quelque pas dans le jardin de la demeure.
« Je me demande combien de temps va encore mettre le détective Mouri pour revenir ici… Après tout, s'il ne s'est pas arrêté dans un bar en passant, il devrait déjà avoir raccompagné Ayumi, Mitsuhiko et Genta dans leurs maisons respectives. »
« Il a du avoir un contretemps. »
« Sûrement. »
Au fur et à mesure que le silence regagnait ses droits, Conan commença à faire les cent pas de son côté, s'interrompant de temps en temps pour jeter un regard en coin à la fillette taciturne.
« Dis-moi. Sérieusement. Tu ne t'es jamais intéressé à Ran de cette manière là, hein ? »
Se retournant vers son interlocuteur d'un air étonné, Haibara ne tarda pas à lui adresser un énième sourire moqueur.
« Tiens donc, je croyais que tu trouvais la possibilité absurde ? »
« Avec toi, je ne suis jamais sûr de ce que je dois croire ou pas… »
Le silence retomba et perdura durant de longues minutes, si bien que le détective, estimant que la seule réponse qu'il recevrait aurait la forme d'un point d'interrogation, reprit son errance dans le jardin en soupirant.
« S'il y avait des personnes avec qui j'aurais eue envie de franchir la frontière entre l'amitié et…autre chose, Ran en ferait sans doute partie, mais elle ne serait pas la seule. Satisfait, monsieur le détective ? »
Conan demeurant quelques secondes dans l'incertitude, incapable de décider du sens exact qu'il devait attribuer à la réponse succincte qu'il avait fini par recevoir.
« Tu admets la possibilité mais tu ne la confirme pas ? »
« Tu enfonce une porte grande ouverte, Kudo. »
Après un court instant de réflexion, l'interlocuteur de la métisse reformula sa question.
« Tu ne me donne pas de réponse claire, parce que tu ne connaît pas la réponse toi-même, ou bien parce que tu préfère que je l'ignore ? »
« C'est vrai que tu n'a pas écouté les explications que j'ai donné à Ayumi. Alors, quitte à me répéter, on ne peut pas vraiment connaître la réponse à ce genre de question, à moins de se décider à faire une tentative. Et comme je ne suis pas du genre à faire une tentative que je sais d'avance vouée à l'échec, et ce dans n'importe quel domaine, je ne saurait sans doute jamais la réponse. »
Visiblement fatiguée de faire les cent pas, Haibara s'installa sur l'un des bancs du jardin avant de baisser les yeux pour contempler d'un air vaguement ennuyé les insectes qui rampaient sur le gravier à ses pieds. S'installant à ses côtés, Conan s'enfonça doucement dans ses propres réflexions.
Bon, aussi difficile que cela puisse être pour lui, il semblait forcé de reconnaître qu'Haibara pouvait éprouver des sentiments romantiques vis-à-vis de quelqu'un. En tout cas, toute trace d'ironie avait disparu de sa voix quand elle avait évoqué cette possibilité. Cela n'ôtait rien au fait qu'il avait autant de mal à s'imaginer une Ai Haibara amoureuse qu'un cercle carré.
Quand à l'imaginer en plus amoureuse de Ran…
Shinichi se demandait si Ran n'était pas l'arbre qui avait permis à la chimiste de dissimuler la forêt. Après tout, en associant le fait qu'elle soit amoureuse à une absurdité pareille, elle pouvait le dissuader d'envisager une possibilité beaucoup plus réaliste. Par exemple, celle que sa propre mère avait évoqué devant lui et qu'il avait écarté d'un haussement d'épaules.
D'un autre côté, il ne connaissait pas grand chose de la métisse et il était loin d'avoir cerné complètement sa personnalité, il ne pouvait donc pas non plus réfuter totalement la possibilité qu'elle puisse ressentir une forme d'attirance pour Ran.
Oh et puis, quel importance après tout ? Qu'elle soit amoureuse de lui ou de Ran, Haibara avait clairement admis qu'elle n'avait aucune chance et qu'elle ne chercherait pas à franchir la barrière de l'amitié. Avec lui ou Ran ? Ou avec qui que ce soit ?
« Tu sait, Haibara, je suis certain que, tôt ou tard, tu finiras par rencontrer une personne que tu estimeras digne de recevoir plus que ton amitié… »
S'arrachant à la contemplation des insectes du jardin, la scientifique fixa le détective d'un air légèrement ahuri.
« Je te demande pardon ? »
« A t'entendre, on dirait que tu t'interdit de pouvoir aimer qui que ce soit. Je te dis juste qu'il ne faut pas être fataliste et qu'il ne tient qu'à toi de prendre le risque, le jour où tu estimeras enfin que ça en vaut la peine. »
Shinichi pensait susciter un sourire de gratitude, il ne récolta qu'un soupir de lassitude.
« Kudo, ce n'est pas tellement difficile de trouver des personnes à qui je pourrais vouloir donner plus que de l'amitié. Ce qui l'est, c'est de trouver des personnes qui voudrait recevoir plus que de l'amitié de ma part. »
