Le son lancinant l'arracha bien trop tôt de son sommeil. Avec autant de facilité qu'un paraplégique arthritique, Rose Tyler tira son esprit des sables mouvants de ses rêves. La montée du son dans les décibels n'aidait en rien. Quel jour était-on déjà ? Lundi ? … Pas encore passé. Samedi ? ... Déjà fait. Alors… Dimanche, et de surcroît dimanche de bonne heure, constata une Rose défraîchie, mais furieuse. Dimanche, 5h37, et toujours ce son qui lui vrillait les oreilles. Elle soupira. Même sur cette Terre, les réveils inhumains existaient.
Elle s'extirpa du lit à regrets, s'apprêtant à aller calmer son Alien – finalement, « inhumain » n'était pas si éloigné de la réalité – lorsque la masse à la tignasse brune à côté d'elle l'apostropha :
─ Va…vade grener ?
L'esprit pas encore tout à fait fonctionnel, Rose mit quelques instants à déchiffrer ce patois aux accents de polochon. Bien que penchant pour « vade retro satanas », elle opta pour l'option la plus sensée :
─ Non, je ne me lève pas pour le vide grenier, c'est la semaine prochaine…
─ Ben pakwa ?
Elle était outrée que David puisse lui poser la question. D'autant plus que le bienheureux n'attendit pas la réponse pour se nicher de nouveau sous l'épaisse couette afin d'occulter les cris de plus en plus stridents. De contrariété, elle faillit faire valdinguer la couette à l'autre bout du lit. Mais sa jalousie n'y changeait rien : son sort était de se confronter à l'Alien.
Alors, elle sortit de la chambre, porte et réplique claquantes :
─ Pourquoi ?! Parce que je m'en vais nourrir ton fils !
Emmitouflée dans une couverture polaire, Rose luttait pour ne pas sombrer dans les bras de Morphée, le confortable rocking-chair en osier dans lequel elle donnait la tétée. D'un côté, son corps l'incitait à se bercer jusqu'à l'assoupissement ; de l'autre, elle voulait allaiter Tadhg jusqu'à l'assouvissement. Les moments de calme entre eux étaient trop rares. Il fallait en profiter.
Sa mère avait eu beau la prévenir qu'un bébé chamboulait tout, la jeune femme n'y avait jamais vraiment cru. Ironie du sort, son fils prenait un malin plaisir à donner raison à Jackie. Dès la grossesse, Tadhg avait mis Rose sens dessus-dessous. Nausées, coups de pieds dans les côtes, trampoline sur la vessie… Une fois dehors, il ne s'était pas plus assagi : besoin viscéral d'être porté, nuits hachées, dents précoces, faim de loup… C'était à se demander si elle n'avait pas plutôt accouché d'un bébé vampire.
Mais ce matin, dans le silence ouaté, sous douce lueur de la veilleuse, Tadhg était différent. Ses yeux bleus se promenaient sur le visage de Rose comme sa petite main potelée se promenait sur son sein. Attendrie, elle effleura la joue soyeuse, traçant son contour de la pulpe de son doigt, balayant au passage une petite mèche châtain. Tout en cet instant était parfait.
Et soudain, tout bascula. Rose hurla, Tadhg pleura et la porte de la chambre claqua à s'en dégonder.
─ Mais qu'est ce qui se passe ? demanda un David à la joue encore marquée par l'oreiller et au front barré par la perplexité.
Il fallait admettre que la situation soulevait quelques questions. Rose avait quitté Morphée, et maintenait aussi loin que possible d'elle un Tadhg écarlate à force de s'époumoner.
─ Il m'a mordue !
Elle regardait son conjoint, quémandant son arbitrage, espérant son soutien. Mais les bras de David s'ouvrirent pour prendre leur fils, qu'il consola d'un « c'est rien, c'est rien », avec ce ton gagatisant qu'emploient les parents face à leur progéniture vénérée.
─ Rien ?! Mais ça fait super mal ! s'indigna-t-elle en montrant son mamelon meurtri.
David ne la gratifia même pas d'un coup d'œil, trop absorbé par le babillage de Tadhg.
─ Je vois, dit-il en hochant la tête.
Il n'était pas le seul : Rose commençait à redouter la tournure que prenaient les choses.
─ En fait, poursuivit David doctement, Tadhg t'a vue t'assoupir. Il voulait jouer… Il t'a réveillée comme il a pu.
Et voilà les gènes gallifréens qui s'exprimaient. Sauf que Rose n'avait aucune envie de les entendre. Ce n'était pas parce que son compagnon parlait bébé que son sein allait être moins douloureux !
─ Jouer ?! Môssieur a deux dents, et du haut de ses cinq mois, il s'en sert pour me mordre !
Si ce n'était pas la preuve qu'elle avait mis au monde un vampire…
─ Ne te plains pas. Il aurait pu les avoir dès la naissance, comme Louis XIV.
Et voilà les gènes gallifréens qui passaient à l'action.
Elle détestait quand il faisait son Monsieur Je-sais-tout, et encore plus lorsqu'il faisait référence à des clones de souvenirs.
─ Je m'en tape de Louis XIV !
Qu'il fasse seulement une référence, même minuscule, à cette gourgandine de Pompadour, et elle ne répondait plus d'elle.
─ Tu as tort. Sacré égo, mais ce gars a un don pour organiser des réceptions d'enfer. Celle avec les daïquiris était particulièrement mémorable…
─ Ce ne sont même pas tes souvenirs !
Tadhg couina et David le regarda d'un air entendu :
─ D'accord avec toi, bonhomme. Reinette, elle…
Rose explosa :
─ « Reinette, elle… » Et toi, tu sais ce que tu es ? Un Seigneur du Temps au rabais ! Avec un don pour m'exaspérer ! J'en ai assez, je me tire !
Elle déguerpit de la chambre, pensant que David viendrait la chercher, comme toujours. Au lieu de cela, ses mots furent pour Tadhg :
─ Ouuui, mon bonhomme. Maman est grognon, mais Papa va jouer avec toi, luuui.
Le claquement fracassant de la porte d'entrée fut l'unique réponse de Rose.
NdA : oui, je sais mon sens historique est très approximatif : Mme de Pompadour, c'est Louis XV... Et les dents de nouveau-né, Louis XIV... Heureusement que mon sens de l'humour est plus au point. ^^
