La première version de cette histoire (3 chapitres de 13 à 16 pages chacun) a été écrite entre une semaine, entre la diffusion de l'épisode 4 et celle du 5. Il y avait de fait des coquilles, notamment puisque je n'avais pas le temps de m'appesantir comme je l'aurais souhaité sur tous les détails. Je craignais de perdre la motivation d'écrire si j'avais vu la fin dramatique de l'épisode 5 avant de mettre un point final à cet OS de 45 pages subdivisé en trois parties.

Je réédite donc mes chapitres, corrigés et légèrement plus longs, cette fois-ci en tant que chapitres et non d'OS. Ils seront toujours séparés en trois parties chacun, pour la suggestion musicale. Mais je prépare actuellement d'autres parties qui se dérouleront après la fin de la fin de la guerre et proposeront une fin alternative (et moins dramatique) à la relation Jaime/Brienne.

8x05 alternatif.

Personnages principaux : Jaime/Brienne, Tyrion, Podrick

Résumé : Jaime était venu jusqu'à Port-Réal pour tuer Cersei avant qu'elle ne les tue tous. Pour détruire enfin la pire partie de lui-même, dans l'espoir de sauver la meilleure.

Suggestions musicales : pour la partie 1, The Night King de Ramin Djawadi (l'OST de l'épisode 3), pour la partie 2, Light of the Seven de Ramin Djawadi (l'OST de l'épisode 10 de la saison 6), et pour la partie 3, Blood of the Dragon de Ramin Djawadi (l'OST 02 de la saison 5) et Forgive Me de Ramin Djawadi (l'OST 16 de la saison 5).

Version rééditée.

UNE PART DE LUI-MÊME

- 1 -

Ce n'était pas la fin du monde, mais celle de Port-Réal. La ville que Ser Jaime Lannister avait autrefois sauvée au prix de son honneur brûlait désormais de toutes parts sous les assauts de Drogo. Daenerys avait abandonné tout sens de la mesure pour détruire inlassablement chaque maison, chaque soldat, chaque personne qui avait eu le malheur de choisir ou de subir le camp de la reine Cersei.

Il reste encore un espoir, songea Varys en contemplant le carnage au-dessus duquel volait reine et dragon, tandis qu'au sol, les armées du Nord, menées par un Jon Snow qui s'était écrasé sous les ordres de Daenerys, combattaient les hommes de Port-Réal encore debout. A première vue, il ne pouvait exister d'issue favorable à ce conflit. Tyrion semblait penser que le carnage n'aurait pas de fin et une part de Varys ne pouvait que l'approuver. Oui, à première vue, il n'y aurait de victoire pour personne.

Mais Varys se targuait de tout savoir, de tout manipuler. Il avait fait prévenir bien en amont les armées des Fer-Nés et de Dorne, qui avaient envoyé plus ou moins de forces pour soutenir la reine des dragons. De cela, Tyrion n'était pas instruit, même s'il s'en doutait. Mais il y avait une chose que le nain ignorait totalement, un groupe de personnes sur lesquels Varys portait beaucoup de fous espoirs. Quatre personnes qu'il avait lui-même envoyés, ou à qui il avait fait transmettre ce qu'il leur fallait d'informations pour qu'ensemble, ils puissent renverser les choses. Il n'avait plus qu'à espérer que ces personnes sauraient se trouver à l'endroit adéquat au moment adéquat.

Cersei le regarda avec surprise. Avec une lueur de trahison aussi, comme si elle n'avait jamais réellement cru qu'il irait jusqu'au bout. Que son propre frère, son jumeau, son amant, son âme-sœur, l'autre part d'elle-même, puisse un jour réellement lui faire du mal. Pourtant, la garde de l'épée était venue s'entrechoquer aux côtes. La vue brouillée par les larmes, Jaime fixait sa sœur dans les yeux. Il ne voulait pas ciller. Il voulait voir la vie s'échapper d'elle, il voulait voir tout ce cauchemar prendre fin. Toute cette vie.

- Tu me suivras, murmura Cersei d'un ton ferme, malgré ses yeux étonnés. Tu ne peux pas vivre sans moi.

- Je sais, hoqueta Jaime. Mais au moins tout cela est terminé.

Sa soeur émit un gargouillis atroce, douloureux. Un peu de sang cloqua au coin de sa bouche.

- Nous ne sommes... qu'un seul... être... Nous… que nous…

- Il n'y a que nous qui comptions, souffla Jaime. Je sais, Cersei. Je n'ai pas oublié. Je te le jure.

Une nouvelle bulle de sang éclata, envahissant sa bouche, et Cersei ne dit plus rien.

Il accompagna le corps tremblant de sa sœur jusqu'au sol de la salle du trône. Dehors, la guerre faisait rage. Le toit avait été éventré et de nombreux débris de la voûte jonchaient le sol, et même le trône de fer. Les hurlements résonnaient sous les fenêtres, au-delà de la grande porte ouverte. Le sang avait été répandu, il formait une pellicule sur le sol de marbre. Dans la pièce voisine, les Clegane achevaient de s'entretuer. D'un instant à l'autre, la Montagne ou le Limier entrerait. S'il s'agissait du premier, Jaime mourrait. Il en était conscient. Mais la mort serait une délivrance. Un juste châtiment. Le bonheur se méritait, la paix également. Jamais il n'avait mérité l'un ou l'autre.

Il retira doucement son épée du ventre de Cersei. Celle-ci le fixait toujours, mais le souffle lui manquait et elle ne parvenait plus à parler. Incapable de réprimer ses sanglots, Jaime s'agenouilla près d'elle et la regarda. Il sentait presque l'épée dans son propre corps lui ravager les entrailles et lui voler le moindre souffle de vie.

Un pas lourd résonna dans le couloir, et Jaime essuya ses larmes d'un geste. C'était trop lourd pour être le Limier, sans même parler d'Arya Stark qu'il n'avait plus vue depuis qu'elle lui avait dit qu'elle lui laissait la primeur de tuer la reine, car elle-même avait « une autre mission ». Non, c'était bien trop lourd, ce qui ne pouvait signifier qu'une chose.

C'était terminé.

Il ne tourna pas la tête pour le voir arriver. Il savait ce qui l'attendait. Quand la poitrine de Cersei s'immobilisa, il ne la quitta pas davantage des yeux. Il sentit à peine les mains de Clegane se poser sur sa nuque, et tirer. Par réflexe, il tenta de se mettre debout, mais ses pieds n'effleurèrent le sol qu'un instant. La pression sur sa gorge lui arracha à peine un gémissement malgré la douleur. Il était mort. Cersei avait raison, il s'était tué. Peu importait le temps que la Montagne mettrait à l'achever. Ce serait mérité.

Et Cersei morte, plus aucune menace durable ne pèserait sur le Nord. Sur Winterfell et les Stark.

Sur Brienne.

Deux doigts s'enfoncèrent sans sa gorge, pas encore assez fort pour crever la peau ou écraser totalement la trachée, mais presque. La brûlure de l'étouffement se répandit dans ses poumons. Il ferma les yeux. Il ne voulait pas emporter le visage bouffi de la Montagne débarrassée de son heaume dans l'au-delà. Il voulait se souvenir d'une étincelle, d'un possible étouffé dans l'œuf.

Cersei est haïssable. Je suis un haïssable.

Nous ne sommes qu'un seul être.

Tu n'es pas comme ta sœur.

Nous ne sommes qu'un seul être.

Je suis un homme haïssable.

Un hurlement le tira soudain de ses songes, et la pression sur sa gorge disparut. Il s'écrasa au sol et ses poumons se gonflèrent malgré lui d'un air brûlant. Crachotant, il rouvrit péniblement les yeux. Il s'était effondré près du corps de Cersei. Mais lui respirait. Il respirait encore. Pourquoi ? Ses yeux cherchèrent une explication, mais sa vision était trouble. Il ne voyait qu'un amas de formes.

A genoux, la Montagne dodelinait de la tête, le regard vitreux. Une épée lui avait percée la gorge de part en part et répandait son sang sur le sol. Et, debout derrière la carcasse immense mais vide de Clegane, Brienne paraissait presque petite.

Jaime cligna des yeux. C'était impossible. Brienne était à Winterfell, avec Sansa. Elle mourrait pour Sansa, pour son serment, pour… elle ne pouvait pas être là, essoufflée et couverte de sang, à regarder la Montagne agonisée après lui avoir passé Oathkeeper en travers du cou.

Jaime tenta de parler, mais sa gorge n'émit qu'un gargouillis douloureux. Au prix d'un effort qui lui sembla surhumain, il se redressa sur sa main d'or et se mit à genoux.

- Qu'est-ce que… tu fais là ?

Elle ne répondit pas immédiatement. Elle paraissait elle aussi chercher son souffle, mais était incapable de détourner les yeux. Il lui sembla voir qu'elle luttait contre les larmes.

- On se fout de la loyauté, laissa-t-elle tomber enfin.

Il était mort, et il délirait. Il ne voyait que cette explication. Jamais la Brienne qu'il connaissait n'aurait à ce point renier ce qu'elle était pour venir le sauver, même lui. Même après... Même après.

Mais la douleur qui lui déchirait le corps penchait davantage en faveur de la réalité. Il n'aurait pas tant souffert s'il avait été mort, n'est-ce pas ? N'était-ce pas le propre de la mort de laisser enfin derrière soi toutes les peines et les douleurs de l'existence ? A moins qu'il ne puisse que subir, encore et toujours, pour l'éternité, cette douleur indescriptible, presque physique, qui lui déchirait la poitrine, à l'emplacement exacte où se situait la plaie béante sur le corps de Cersei ?

Soudain un bruit déchira le ciel, suivit d'une violente bourrasque. Malgré lui, Jaime leva les yeux vers le ciel. Le toit éventré de la salle du trône laissa apparaître Drogo, le dernier dragon de Daenerys. Il descendit pesamment entre les murs déchiquetés du palais, et celui-ci trembla quand les lourdes pattes de l'animal s'arrimèrent au-dessus de la porte de fer. Lentement, en se glissant le long de la queue, Daenerys Targaryen rejoignit le sol.

Jaime et Brienne n'avaient pas bougé, lui à genoux près de sa soeur sans vie, elle chancelante derrière le cadavre de la Montagne. Daenerys marcha jusqu'à eux, avec l'air étonné de quelqu'un qui ne réalise pas encore que tout a une fin, et que cette fin est là. Elle s'arrêta à un pas de Cersei et la contempla longuement. Soudain, Jaime voulut qu'elle ne le fasse pas. Qu'elle détourne les yeux. Cersei avait été un monstre, mais Daenerys n'avait aucun droit de la fixer ainsi, de fouler du pied le sol baigné de sang, de toiser de toute sa hauteur la reine qui l'avait précédée, et que Jaime venait de tuer. Il ne l'avait pas fait pour elle. Elle ne méritait rien.

- Qui... demanda lentement la reine des dragons.

Mais son regard avait déjà volé vers Jaime. Personne ne lui répondit. Dehors, les bruits de la guerre se poursuivaient.

- C'est terminé, exhala Daenerys d'un ton ébahi. La guerre est terminée. Je suis enfin reine.

Elle posa les yeux sur l'épée ensanglantée de Jaime, et il lui sembla vaguement qu'elle semblait dégoûtée, mais elle avait déjà marché jusqu'au trône, effleurant du bout du doigt la surface froide des épées fondues entre elles. Jaime et Brienne ne bougeaient toujours pas. Pour ce qui était de lui-même, il ignorait s'il en était seulement capable.

- C'est ici qu'a pris fin le règne des Targaryen, dit Daenerys sans les regarder. Dans cette salle où vous, Ser Jaime, avez tué mon père. Un homme que vous aviez juré de protéger et de servir. Un roi. Votre roi.

Alors, c'est ainsi que cela va finir.

Daenerys se retourna pour les toiser, et son visage n'était plus fait que d'un seul bloc de froideur et de haine. De mépris aussi, peut-être.

- J'ai longtemps pensé au châtiment dont mon frère et moi parlions, celui dont nous souhaitions vous voir mourir. Je n'avais pas prévu que vous serviriez notre cause, ni qu'un jour, l'on me dirait quel roi était réellement mon père. Vous avez peut-être fait ce qu'il fallait ce jour-là, Ser Jaime. Et sachez que d'une certaine manière, je vous comprends. Mais je ne puis m'entourer que d'hommes et de femmes dont je sais la loyauté inaltérable. Et il n'en ira jamais ainsi de la votre.

Lentement, Daenerys s'assit sur le trône. Telle une reine. Telle que l'avait fait Cersei.

Jaime vit Brienne lui adresser un regard, plus résolu qu'inquiet, mais il refusa de le croiser. Au contraire, il fixait la reine des dragons dans les yeux. Il était prêt. Il ne lutterait pas. Mais pas elle.

Tout, mais pas elle.

- Je dirai à votre frère que vous fûtes héroïque, dit Daenerys. Je lui dirai que vous avez accepté de brûler avec votre soeur que vous veniez de pourfendre afin de vous assurer que tout cela serait la fin. La véritable fin.

- Laissez-la partir.

Sa voix n'était qu'un croassement pitoyable, mais qui porta jusqu'au trône. Il le vit à l'air navré que prit Daenerys.

- Je ne le peux pas. Elle dirait à Lady Sansa et à Jon Snow ce qu'il s'est réellement passé. Et je ne laisserai jamais plus personne prendre le trône qui me revient de droit, Ser Jaime. La tyrannie de votre soeur prend fin aujourd'hui, et elle ne régnera jamais plus.

Difficilement, Jaime se mit debout. Ses jambes tremblaient sous son poids, il avait le tournis, la gorge en feu, mais il ne pouvait pas simplement se laisser faire. Tout son être n'était que douleur, et il aurait donné n'importe quoi pour que cela cesse, mais pas ça.

- Laissez-la partir.

Sa voix était tremblante, mais ce n'était plus tant de douleur que de terreur. Il avait voulu mourir en sachant que ce ne serait pas vain, et surtout, surtout, en sachant qu'ainsi Tyrion et Brienne ne succomberaient pas sous les coups de Cersei et de cette guerre insensée. Mourir en sachant qu'ils vivraient et auraient ce qu'ils méritaient était une bonne manière de partir.

- Cela vous honore, dit calmement Daenerys. Croyez-le bien, j'en suis la première étonnée, mais je suis parvenue à vous respecter, Ser Jaime. Vous aussi, Ser Brienne. Je suis navrée de devoir en arriver là.

- Laissez-la partir !

- Je n'irai nulle part, murmura Brienne.

Jaime braqua son regard sur elle, et ce qui y vit lui donna envie de hurler. Il ne pouvait pas la croire. Il préférait penser à une hallucination. Elle ne pouvait pas...

Daenerys laissa passer quelques secondes, pendant lesquelles Jaime ne détourna pas une seule seconde les yeux de Brienne. Puis, le mot maudit, unique, franchit les lèvres de la reine des dragons.

- Dracarys.

Il entendit le dragon ouvrit la gueule, et le souffle chaud, mortel, en jaillir. Fondre sur eux, qui lui tournaient le dos.

Mais les flammes ne les atteignirent pas. Au lieu de cela, un hurlement fendit le ciel et le feu cessa tout à coup d'envahir la salle du trône. Daenerys bondit sur ses pieds, et Jaime et Brienne firent volte-face. Sur le toit éventré, Drogo se tordait de douleur, un épieu planté dans la pupille. Ses mouvements violents et incontrôlables balayaient le toit en ruines dont ils arrachaient encore des morceaux.

Jaime se sentit brusquement empoigné et poussé en avant. Son corps obéit sans qu'il puisse en décider autrement, les yeux absorbés par le spectacle fascinant et horrible du dragon qui se débattait avec sa douleur, cherchant vainement à arracher l'épieu. Daenerys courait dans sa direction, et sur le sol, le sang et les cadavres avaient commencé à brûler.

- Dépêche-toi !

Brienne et lui s'enfuirent par l'un des corridors qui partaient de chaque côté du trône. Dans le corps de Jaime, la vie commençait à revenir, à lutter. Il ne mourrait pas ainsi. Il combattrait. Il réalisa alors seulement que son épée était restée dans la salle du trône, dans le sang de Cersei. Il n'avait plus rien pour se défendre.

Une forme jaillit de leur droite et Brienne brandit son épée, mais stoppa son geste juste à temps. Le visage baigné de sang, le souffle court, Podrick lui adressa un regard éberlué.

- J'ai tiré sur un dragon, haleta-t-il.

- Et tu as très bien visé, répondit Brienne en le poussant rudement en avant. Cours !

Je suis mort, songea Jaime malgré l'adrénaline qui pulsait désormais dans ses veines. Il n'y a pas d'autres explications.

Mais s'il y en avait une, une seule, il ne pouvait pas la négliger. Et même en rêve, il ne pouvait pas voir Brienne se faire tuer. Alors quand ils arrivèrent à une intersection et que la géante marqua une hésitation, perdue, il lui saisit le bras et l'entraîna dans le couloir de gauche.

- On doit passer par les souterrains, cria-t-il. Le dragon ne pourra pas nous suivre.

- Non !

Brienne stoppa brutalement sa course, l'obligeant à faire de même. Eberlué, il les regarda tous les deux tour à tour, incapable de saisir.

- Il faut monter sur les remparts, insista Brienne. Nous devons l'y attirer.

- Tu es folle ?

- Elle a raison, intervint Podrick en prenant à la tête pour rebrousser chemin à vive allure. Par là, dépêchez-vous !

Je suis mort.

Mais si c'était le cas, que lui importait de suivre les ordres insensés de Brienne et de son écuyer ? Tant qu'ils restaient ensemble. Tant qu'au final, elle survivait.

Ils coururent ainsi durant plusieurs minutes, sans ralentir ni rencontrer personne, hormis des cadavres baignant dans leur sang. Ils finirent par déboucher sur une des esplanades qui surmontaient la falaise, en bordure du chemin de ronde. Des arbalètes géantes, mais dépourvue de tireurs, avaient été disposées à intervalles réguliers. D'épais volutes de fumée s'élevaient de la ville et, portés par le vent, ils engloutissaient la moitié du château. Là où le Roi Fou avait échoué, sa fille venait de réussir.

Les souterrains, songea-t-il en voyant Drogo fendre une tourelle trente mètres au-dessus d'eux.

- Demi-tour ! cria Jaime.

Mais avant qu'ils n'aient pu rebrousser chemin, un souffle brûlant les accula contre les remparts. Drogo venait de faire jaillir du feu juste devant leur retraite, et ils n'avaient maintenant plus la moindre chance. S'ils essayaient de s'emparer des arbalètes, ils seraient trop lents. Avec de brusques battements d'ailes, le dragon se stabilisa au-dessus d'eux. L'épieu ne lui déformait plus l'oeil, mais du sang jaillissait de la blessure à grands torrents. Juchée sur son dos, Daenerys avait l'air possédé. Les fuyards reculèrent contre les remparts, jusqu'à sentir le mur les bloquer. Au-delà, c'était la mer.

La main de Jaime descendit sur le bras de Brienne, jusqu'à saisir ses doigts.

- Daenerys, NON !

Le hurlement de Jon Snow détourna un instant l'attention de la reine des dragons. Jaime vit Podrick se décaler de quelques pas vers l'arbalète la plus proche, mais il se figea quand le dragon ouvrit sa gueule.

- Daenerys, je t'en prie ! cria encore Snow. Ne deviens pas comme tes ancêtres ! Tu es différente !

Jaime ne pouvait pas le voir de là où il se trouvait, mais il lui semblait que le jeune roi du Nord se trouvait à l'autre entrée de l'esplanade, sur le chemin de ronde. En revanche, celle qu'il vit, aussi furtive qu'un chat, ce fut Arya Stark. Debout sur le mur, elle devait être à quelques mètres au-dessus de Daenerys, qui lui tournait le dos. Peut-être était-elle sortie par une fenêtre avant de longer une gouttière. Et dans sa main, brillait une lame.

Ils vont la tuer.

- Il faut qu'on saute, murmura Jaime sans détourner les yeux du dragon qui exhalait un souffle brûlant à seulement cinq ou six mètres d'eux.

- Il y a au moins trente mètres avant la mer, objecta Podrick.

- A sept ans j'ai fait un saut semblable et je m'en suis sorti.

- Tu avais une armure ? répliqua Brienne.

Non, bien sûr. Et il savait qu'ils n'avaient pratiquement aucune chance de pouvoir s'en tirer, mais ils devaient tenter cette chance. Cela valait toujours mieux que de mourir brûlés. Jon continuait de parler à Daenerys, mais elle venait à peine de lui adresser un regard, et elle paraissait plus déterminée que bouleversée. Elle ne se laisserait pas amadouer, Jaime n'y croyait pas une seconde. Elle allait faire ce que faisaient tous les Targaryen : tuer par le feu. A moins qu'elle ne soit tuée en premier.

- Il faut qu'on saute, répéta-t-il en serrant plus fort la main de Brienne.

- Pas tant qu'elle aura besoin de nous, murmura-t-elle.

Par les Sept Enfers.

Ils servaient d'appât. Ils étaient là pour permettre à Arya Stark de tuer Daenerys et Brienne ne bougerait pas tant que la jeune louve n'aurait pas accompli sa besogne. Pas tant que leur présence détournerait l'attention de la reine des dragons.

Soudain, Daenerys parut prendre une décision. Elle tourna la tête vers eux et Jaime la vit ouvrir la bouche. Il se passa plusieurs choses simultanément, dont il ne comprit pas tout. Du sang jaillit, de la poitrine de Daenerys, alors que s'affalait contre elle Arya Stark, qui venait de se jeter du mur du château. Une flèche, tirée par l'une des arbalètes géantes, fendit les airs et perça le poitrail de Drogo. Le dragon se cambra, gueule ouverte, et libéra le feu des enfers tour autour de lui. Jaime entendit des hurlements, vit et sentit le feu, et sauta. Brienne, Podrick et lui escaladèrent les remparts et sautèrent.

La chute lui parut terriblement longue et courte toute à la fois. L'impact, d'une violence inouïe, chassa tout l'air de ses poumons. L'eau s'infiltra sous son armure, alourdit ses vêtements, le submergea totalement. Il ne voyait rien, ni personne.

Mais, à force de se débattre dans l'écume, sa tête émergea au milieu des flots. Il était en vie. Tout son corps criait au supplice, mais il était en vie. Il tourna la tête de tous les côtés, mais ne vit que des vagues, des rochers, une plage plus loin. Aucune autre tête ne fendait la surface de l'eau. Son cœur lui donna l'impression de s'être figé. Il avait lâché Brienne en sautant. Il l'avait lâchée, et maintenant elle n'était nulle part.

Non. Non, non, non.

Il tourna sur lui-même, la terreur plus forte que la douleur, plus forte que l'eau qui cherchait à l'entraîner par le fond en pesant sur son armure.

Soudain, un souffle erratique se fit entendre derrière lui. Il tourna précipitamment et les aperçut, tous les deux, Brienne et Podrick, respirant goulûment l'air en se débattant pour garder la tête hors de l'eau. Ce fut comme si le soulagement avait soudain relancé toutes les fonctions vitales de son corps, à commencer par le cœur.

- Nagez jusqu'à la plage ! cria-t-il en désignant d'un geste l'étendue de sable étroite qui bordait un coin de la falaise.

Quelques minutes plus tard, au prix d'un effort surhumain, Jaime titubait sur le sable, les yeux brûlants. Le sel les attaquait vivement. Au-dessus d'eux, sur les remparts, les affrontements lui semblèrent lointains, comme étouffés. Comme s'ils touchaient à leur fin.

Il se retourna au bruit d'une toux difficile. Brienne, qui s'était laissée allée en s'allongeant sur le sable, s'était redressée en crachant ses poumons. A ses côtés, Podrick cherchait son souffle, guère en meilleur état. Ou plutôt si, réalisa Jaime en avisant le flanc gauche de la guerrière, dont l'armure entière était noircie. Les flammes l'avaient attaquée. Un frisson glacé lui dévala le dos.

Il se précipita, prêt à se battre avec les lanières de l'armure pour l'ôter morceau par morceau, mais fut stoppé violement par un gantelet de métal qui lui écrasa la joue. Sonné, il tomba à la renverse dans le sable. Lorsque ses yeux brûlants purent identifier convenablement la scène, il se retrouva face à une Brienne certes à moitié brûlée, tremblante et trempée, mais qui ne lui jetait plus qu'un regard d'une rare fureur.

- Ca, c'est pour Winterfell, cracha-t-elle.

Il tâta précautionneusement sa joue, étonné d'y sentir encore toutes ses dents. Elle n'y avait pas été de main morte.

- Brienne, ton bras…

- As-tu la moindre idée d'à quel point il a été difficile d'arriver à temps ? Que crois-tu que cela m'aurait fait, de voir la Montagne t'achever ? Pourquoi n'as-tu pas lutté ?

Malgré lui, Jaime sentit la colère l'envahir. Il aurait voulu obtenir sa rédemption dans la mort, en emportant Cersei avec lui. Ainsi, il aurait eu l'impression de racheter ses fautes. D'atteindre, même si c'était trop tard, un peu de l'idéal chevaleresque que Brienne nourrissait et incarnait depuis toujours. Et cela, elle le lui avait enlevé.

- Que faites-vous ici, tous les deux ? Je croyais que la protection des Stark était tout ce qui avait encore de l'importance, que la reine des dragons gagnerait forcément ? Pourquoi es-tu descendue à Port-Réal, toi qui avais fait le serment de rester auprès de Sansa ? Tenais-tu tellement à ce que nous soyons à égalité que tu as toi aussi parjuré celle que tu avais juré de protéger ?

Cette fois-ci, il vit le coup venir. Pourtant, il ne l'esquiva pas. La rage avait coulé hors de lui à mesure qu'il hurlait et il sentait qu'il avait été trop loin. Attaquer Brienne sur ses serments lui était presque physiquement douloureux, et quand elle écrasa son gantelet sur son visage pour la seconde fois, il songea que ce n'était rien comparé à la tempête émotionnelle qui s'était emparée de lui. Elle aurait pu le transpercer avec Oathkeeper que cela n'y aurait rien changé. Il avait tué sa sœur. Il s'était, pensait-il, enfin racheter. Et pourtant non. Il vivait encore. Il était encore cette part de Cersei dont le sang pulsait dans les veines.

Il réalisa que Brienne pleurait. Et que cela lui était insupportable, presque autant que l'avait été le dernier coup d'épée, celui qui avait tué Cersei. Incapable d'en supporter plus, il détourna les yeux. Le silence tomba, inconfortable. Après ce qui lui parut une éternité, Podrick le rompit d'un ton presque d'excuse :

- Je n'entends plus rien. Nous devrions aller voir.

Jaime réalisa alors qu'en effet, il ne résonnait plus aucun bruit de bataille. Les cris s'étaient tus, les lames avaient cessé de s'entrechoquer. Seules les flammes continuaient de dévorer la citadelle, dans un crépitement infernal.

- 2 -

La nuit était tombée. Dans l'une des rares chambres indemnes, Tyrion avait aménagé un espace de travail sur lequel Varys et lui avaient perdu une partie de leur après-midi, à compter les morts et à s'assurer qu'un certain nombre de généraux avaient la vie sauve, de sorte à ce qu'il soit encore possible de commander à tous les survivants d'oeuvre pour que l'on éteigne les feus et que l'on évacue les blessés hors de la ville. L'écrasante majorité de Port-Réal allait périr dans les flammes, aujourd'hui ou dans les jours qui suivraient. La plupart des bâtiments touchés s'étaient déjà en partie effondrés. Il devenait urgent d'évacuer la ville, et Tyrion avait passé des heures, avec Varys et les généraux encore vivants, à organiser cela.

Les reines étaient mortes. Le dragon était mort. Euron Greyjoy était mort. Jon Snow était mort. La guerre était terminée.

Nul, hormis quelques généraux triés sur le volet et ceux qui avaient assisté à la dernière scène, n'avait eu accès à toutes les précisions. Mais Jon Snow était mort sous les dents du dragon, alors qu'il tentait de porter secours à Arya. Il avait essayé d'apaiser le dragon, et Tyrion savait au plus profond de lui-même que Jon n'avait pas voulu que Drogo soit tué, qu'il avait cherché à l'apaiser. Même le dragon n'obéissait qu'à sa reine. Alors, il avait fallu l'abattre, avant qu'il n'incendie tout le château. Et tandis qu'il s'effondrait au travers de la structure de pierres, écrasant tout sur son passage, Jon s'était jeté sur lui pour sauver Arya, emportée par l'élan du monstre. Il était parvenu à la jeter par-dessus le corps du dragon, mais n'avait pu éviter le pire pour lui-même. Après avoir tué des dizaines, peut-être des centaines de personnes, et protégé plus encore, Jon Snow était mort mordu et broyé par le dragon. Arya s'en était tirée, au prix de terribles blessures. Drogo avait été achevé au sol par les flèches. Daenerys, elle, s'était vidée de son sang sur l'esplanade en ruines et en feu.

Il y avait eu d'autres morts, évidemment. Les Immaculés n'étaient plus, tués jusqu'au dernier. Le Limier, bien sûr, était tombé. Et Cersei, évidemment. La plus importante de tous, ou presque.

Tyrion avala une longue rasade de vin. A côté de lui, Varys fixait le mur en silence depuis des heures. Ils s'étaient tus longtemps auparavant, quand les derniers représentants du Val et des Fer-Nés avaient quitté la pièce pour porter secours à ceux qui en avaient besoin. Eux-mêmes n'étaient d'aucune utilité, ailleurs qu'aux commandes.

Il n'y avait plus aucune torche allumée dans la pièce, mais c'était inutile. Par la fenêtre ouverte, les flammes qui ravageaient la ville éclairaient bien tristement le bureau. Une odeur infâme de chair brûlée montait avec le vent, et les cris résonnaient encore dans les ruelles. Tyrion aurait voulu ne pas les entendre, mais ils étaient là, si profondément ancrés dans sa tête à présent, que plus rien ne les en chasserait.

- Je sais ce que vous avez fait, dit le nain, rompant enfin le silence.

Varys ne répondit rien, mais Tyrion le connaissait trop bien pour croire que c'était par manque d'attention. Loin de là. Varys s'attendait à cette conversation depuis l'instant où il avait décidé de rester avec lui dans cette pièce.

- Je sais que vous avez donné à Brienne et Podrick les connaissances nécessaires pour se glisser dans les souterrains jusqu'à l'intérieur du palais sans les obliger à traverser la ville en flammes. Je sais que vous avez dit à Podrick de rester en arrière pour attaquer le dragon si jamais il se produisait quelque chose d'anormal. Je sais que vous avez proposé à Arya Stark d'être celle qui mettrait un terme définitif à la guerre, parce que vous saviez que Jaime était là et que vous saviez qu'il tuerait Cersei de ses propres mains pour purger ses péchés. Et je sais que vous aviez poussé le vice jusqu'à leur indiquer de se retrouver sur les remparts, afin qu'ils puissent disposer des armes de ma soeur et recevoir l'aide de tous ceux qui les verraient. Vous avez intentionnellement fait tuer Daenerys et son dragon.

- Je n'ai aucun moyen de le nier, dit calmement Varys, pas plus que vous n'avez le pouvoir de le prouver. Arya Stark ne parlera pas, votre frère ne savait rien, et Podrick et Brienne ont eu ce qu'ils voulaient.

- Sauf que Jon est mort, et que vous ne vous attendiez pas à cela. Et qu'aujourd'hui, nous nous retrouvons tous ici, au milieu d'une ville en proie aux flammes, que nous ne pourrons peut-être pas sauver, et que nous n'avons plus ni reine ni roi.

Tyrion avala une nouvelle gorgée.

- La mort de Jon est un désastre, assurément, dit Varys. Et il est vrai que j'ignore si nous aurons la chance de sauver Port-Réal. Mais ce que je sais, c'est qu'aucun des prétendants potentiels n'aura plus la possibilité de nuire à ce point au royaume.

Tyrion ne prit pas la peine de répondre. Il n'en savait rien. Il ne voulait pas essayer de le deviner. Tout ce qu'il voulait, c'était que cette journée de cauchemar, qui se changeait graduellement en nuit, ne prenne fin.

On frappa à la porte, et avant qu'il n'ait pu dire "Entrez", Podrick apparut. Il était sale, blessé, mais dans sa main, il brandissait l'insigne de la Main de la reine.

- Je l'ai trouvé, monseigneur. Il est enchaîné dans la salle du trône, si vous voulez en disposer.

- Qyburn, dit Varys, et ce n'était pas une question.

- Qyburn, confirma néanmoins Tyrion. Où est mon frère ?

- Il n'a pas souhaité s'en charger, il est en train d'aider à éteindre l'incendie près des écuries, avec Ser Davos. J'aimerais d'ailleurs y aller moi aussi, une fois que je me serais assuré que Ser Brienne est toujours alitée.

La femme chevalier aurait certainement été elle aussi parmi ceux qui luttaient contre l'incendie, si elle n'avait été à ce point brûlée elle-même.

- Vas-y, Podrick. As-tu fait prévenir Lady Arya ?

- Elle vous attend dans la salle du trône.

Tyrion adressa un signe de tête à Podrick, et celui-ci ressortit, non sans avoir abandonné au nain l'insigne honni. Alors qu'il s'apprêtait à quitter le bureau lui-même, Tyrion se retourna pour croiser le regard de Varys.

- Vous allez donner la sentence. Arya Stark l'exécutera.

Là encore, l'eunuque n'avait pas posé de question. Tyrion le dévisagea un moment en silence, puis quitta la pièce.

Jaime étouffait dans la chaleur de l'incendie. Avec l'aide de Ser Davos et d'une poignée d'autres, il luttait depuis deux heures contre la propagation de l'incendie dans les écuries. On en avait fait sortir les chevaux, mais l'inquiétude demeurait de voir les flammes se répandre sur les bâtiments voisins. Une chaîne humaine courait jusqu'à la mer, franchissant les remparts dévorés par le feu qui s'étaient effondrés sur eux-mêmes avant la tombée de la nuit, et des seaux, des bacs, toutes sortes de récipients passaient de mains en mains pour acheminer l'eau jusqu'aux écuries. Il y avait de toutes les castes dans cette vague humaine de soutien, des gardes du palais, des habitants de la ville qui s'étaient réfugiés dans le palais avant le début des combats. Nul ne semblait se soucier de qui il avait pour voisin. Ne comptaient que les flammes qui dévoraient peu à peu le monde, que la fumée qui s'élevait en volutes si noirs dans le ciel que les étoiles disparaissaient, que les cendres qui tapissaient la ville en la recouvrant d'une pellicule irrespirable.

Port-Réal est morte.

Vingt-quatre ans auparavant, il avait tué le roi fou à temps. Aujourd'hui, il avait échoué. Trop pris par la folie de Cersei, il en avait oublié celle de Daenerys. Il avait cru, ne serait-ce qu'un court instant, que cette reine des dragons serait différente, comme ils l'avaient tous juré.

Mais il ne s'était pas trompé.

Jaime vit à peine Podrick se joindre à leur groupe, venir s'emparer d'un seau et courir avec lui et quelques autres pour éteindre le feu qui avait pris dans la paille et refusait de mourir. Le régicide n'avait pas l'intention de lui adresser la parole et aurait fait son possible pour l'esquiver s'il l'avait pu. Mais il y avait d'autres priorités que sa colère et son sentiment d'injustice. S'il s'échinait tant à se battre contre les flammes, c'était aussi pour ne pas penser.

Même s'il ne pouvait ignorer la plaie béante qui s'était ouverte dans sa poitrine, cette plaie qui ne laissait couler aucune goutte de sang mais par laquelle sa vie s'écoulait. Une plaie jumelle. Une plaie qu'il avait percé lui-même dans le corps de Cersei.

Nous sommes la seule chose qui compte.

Nous ne sommes qu'un seul être.

Jaime ferma les yeux. Les cendres lui irritaient les pupilles, lui bouchaient la gorge, le nez. Il ne parvenait plus à respirer, et la plaie dans sa poitrine lui faisait si mal, comme un couteau chauffé à blanc qui serait allé fourrager au fond de ses entrailles. Incapable de rester sur ses jambes, il se laissa glisser à terre contre un pan de mur épargné. Nul ne lui accorda un regard. Il aurait pu mourir là que personne ne lui aurait accordé la moindre attention. C'était ce qu'il était en train de faire, d'ailleurs. Il était en train de mourir.

Nous sommes la seule chose qui compte.

Comment tuait-on une partie de soi-même ? Comment assassinait-on sa jumelle, son âme-sœur, sa partie manquante ? Jaime ne se souvenait pas d'un seul jour sans elle, d'un seul jour sans que d'une manière ou d'une autre, même séparés, ils n'aient été ensemble. Toutes ses pensées avaient été pour elle. Toutes ses actions avaient été pour elle. Il avait vécu pour elle, par elle. Personne, jamais, n'avait pu comprendre ce qu'ils éprouvaient l'un pour l'autre. La litanie de Cersei lui revint en mémoire. Nous ne sommes qu'un seul être.

Ce n'était pas de l'amour tel que le décrivaient les chansons et les récits. C'était une obsession, un besoin qui naissait dans la chair, une drogue dévorante dont il n'avait pu se sevrer, un fil qui partait de leur poitrine respective et allait jusqu'à celle de l'autre. Et oui, Cersei avait été cruelle. Egoïste. Menteuse. Trompeuse. Il savait pour les autres Lannister, pour ceux dans les bras desquels elle s'était perdue dans l'espoir de retrouver un peu de lui, un peu d'elle-même, alors qu'il était absent. Il savait pour toutes ces horreurs, toutes ces morts, pour le Septuaire. Il savait et il ne regrettait pas. Ni sa décision de partir au Nord, ni son épée dans le corps de Cersei.

Et pourtant, il ne pouvait s'empêcher encore de vouloir la rejoindre.

Un cri résonna soudain près de lui et quelqu'un l'empoigna pour le tirer rudement en avant. Un fracas d'enfer éclata derrière lui et une volée de copeaux calcinés lui frappa le dos. Chancelant, Jaime jeta un regard par-dessus son épaule. Une sous-pente en bois, fragilisée par l'incendie, venait de s'effondrer à l'endroit où il se trouvait un instant plus tôt.

Il reporta son attention devant lui. Podrick, le visage submergé par la suie, le dévisageait avec un air épouvanté, ses mains toujours fermement cramponnées aux épaules du régicide. C'était la première fois que l'écuyer le touchait, réalisa Jaime dans un état second.

- Rentrez, dit Podrick. Allez vous allonger, vous êtes épuisé.

- Je peux encore être utile ici…

- Vous avez failli mourir à l'instant !

Jamais encore Jaime n'avait vu Podrick hurler. Il lui avait semblé que le garçon était incapable d'une telle chose, comme si l'hystérie ne pouvait jamais le gagner. Même au lendemain de la bataille contre les Marcheurs Blancs, il n'avait pas crié. Il avait gémi, pleuré, s'était effondré sur le sol tapissé de cadavres et avait accepté l'aide de Brienne pour se relever, mais il n'avait pas crié.

Podrick baissa brutalement les yeux sur sa main d'or, qui brillait à la lumière des flammes. Quand il releva les yeux, Jaime lui vit l'expression la plus dure de sa jeune vie.

- Allez vous allonger, et cachez votre main. S'il vous arrive quoi que ce soit, que quelqu'un vous reconnaît et s'en prend à vous ou que vous êtes pris dans les flammes ou sous les décombres, je jure sur les Sept que je dirais à Brienne que vous vous êtes suicidé et qu'elle aura bravé sa lady et tout Westeros pour un lâche.

Jamais Podrick n'avait dit « Brienne » sans y accoler un « lady » ou un « Ser ». Jamais il n'avait menacé un supérieur hiérarchique, jamais il n'avait fait montre d'agressivité. Mais à cet instant, Jaime le crut. Car ce qu'il voyait danser au fond des yeux de Podrick était à des centaines de lieues de l'innocence du jeune écuyer qu'il avait autrefois imposé à Brienne.

Alors, le regard vide, la démarche raide, il s'exécuta. Il prit la direction du palais. Il irait dormir un peu, ou essayer. Il irait dissimuler sa main d'or. Il n'avait aucune envie de vivre, mais il le ferait.

Car s'il y avait une seule chose pour lui faire encore plus mal que Cersei, c'était le visage de Brienne qu'il imaginait entendre rapporter son suicide.

Cersei était morte depuis trois jours et Jaime se laissait mourir dans les couloirs. Il sortait parfois affronter les cendres tourbillonnantes au vent, qui s'était levé, pour aider à éteindre les derniers foyers d'incendie ou simplement errer sans but, le regard vide, dans les rues de Port-Réal. Il en avait franchi les portes pour la première fois à seize ans, en devenant à l'époque le plus jeune Manteau d'Or. La voir ainsi, réduite à un squelette tremblant, sans vie, ses rues pleines de morts ensanglantés ou calcinés, lui creusait la poitrine. Il n'avait ni réussi à manger, ni réussi à dormir plus de quelques heures depuis la fin des combats. Il errait, proposait ses bras à qui en voulait et ne laissait échapper ni parole, si souffle, ni gémissement de douleur. Pourtant, la douleur était là.

Le troisième jour, enfin, les quartiers les plus proches du palais et le palais lui-même cessèrent de brûler. Epuisés, les hommes et les femmes qui avaient passé des heures à éteindre les flammes et s'occuper des pires blessés se réfugièrent dans les cours du Donjon Rouge pour y trouver un endroit où dormir et une pauvre écuelle de nourriture.

Jaime s'était laissé tomber près de la table à laquelle Davos s'était installé. Le vieux marin avait posé une énorme marmite devant lui et plongeait dedans pour en exhumer un liquide sans couleur ni goût, agrémenté de quignons de pains. Les réserves de nourriture, comme une bonne part du palais, avaient disparu dans les flammes. Davos servait sans sourciller tous ceux qui venaient vers lui, qu'ils fussent Nordiens, Dothrakis esseulés, habitants hagards, gardes vidés de leur énergie ou même soldats de la Compagnie Dorée désarmés.

- Vous devriez manger un morceau, dit Davos en baissant les yeux sur Jaime, assis sur l'escalier en ruines près de lui.

Sans un mot, le régicide repoussa l'écuelle que le marin lui avait servie. Une femme au visage fendu par une profonde estafilade s'en empara sans demander son reste, et il la laissa faire. Il la regarda vaguement s'éloigner, et aperçut soudain Podrick qui se dirigeait vers lui, suivi par trois soldats armés.

- Lord Tyrion souhaite vous parler, annonça l'écuyer.

Le régicide ne répondit rien, le regard baissé sur les épées. Il aurait été si simple de les laisser le tuer... Pour cela, il lui suffisait de se jeter sur eux en dégainant, ils se défendraient… Mais non. Il ne pouvait plus mourir. Il aurait voulu le faire, mais il ne le pouvait plus, pas plus qu'il ne pouvait quitter Port-Réal. Tyrion voulait son expertise pour les murailles, pour le palais, pour… eh bien, pour il ne savait quoi. Il s'en fichait. Tout cela n'était que prétextes. Et s'il en avait conscience, Jaime se raccrochait à ces prétextes. Cela lui permettait d'oublier qu'autre chose l'arrimait à Port-Réal : la promesse que Brienne survivrait.

- Ne nous obligez pas à faire usage de la force, Ser Jaime, insista Podrick. S'il vous plaît.

Jaime sentit son corps obéir, se relever malgré lui et emboîter le pas à son escorte imposée. Mais il ne regarda pas où ils l'emmenaient, il n'écouta rien de ce qu'il disait. Ses pensées s'étaient soudain accrochées à Brienne.

Pour ce qu'il en avait vu au sortir de l'eau, elle n'était pas en danger de mort. Mais il n'avait pas pris connaissance de la portée réelle de ses blessures, et avait entendu Podrick lui annoncer, au matin de leur nuit de lutte contre le feu, qu'aucun mestre n'avait encore pu s'occuper d'elle et qu'il était probable que nul ne le puisse avant longtemps. Elle n'était pas la plus grièvement blessée de ceux qui avaient été brûlé, et l'on attendait encore les aides et les renforts providentiels de Dorne. Par un certain miracle, plusieurs villages des environs avaient envoyé tout ce qu'ils comptaient de soigneurs et soigneuses à la capitale.

- Tu ne m'écoutes absolument pas, n'est-ce pas ? demanda Tyrion sans animosité, en plaçant une coupe de vin sous le nez de Jaime.

Celui-ci battit des paupières, et prit machinalement la coupe. Il était dans le bureau que Tyrion s'était aménagé dans une chambre à peu près indemne, à plusieurs minutes de marche de la cour où Davos distribuait de la soupe. Et visiblement, son frère lui avait parlé.

- J'ai conscience que la politique ne t'a jamais fasciné, mais j'aurais cru que tu aurais pour elle un peu plus d'intérêt, maintenant qu'il s'agit surtout de survivre à cet incendie.

- Nous avons survécu, répondit Jaime d'un ton creux. Même moi.

Il contemplait le vin sans intérêt, comme il avait contemplé tout ou presque depuis trois jours. Il ne voulait rien, n'attendait rien. Il n'était que vide et douleur, et il n'était même plus certain de vouloir que ces deux sensations disparaissent. Rien ne pourrait remplir le vide laissé par Cersei. Aucun baume ne pourrait apaiser la douleur de cette plaie béante qui suintait sur sa poitrine.

Et rien, jamais, ne pourrait l'arracher au cauchemar de revoir sa sœur triomphante le toiser, lui cracher son venin et sa haine du monde, lui montrer quelle femme sans cœur elle avait été.

- Brienne et toi ne vous êtes pas reparlés, pas vrai ? dit Tyrion, le tirant une nouvelle fois de ses pensées.

Jaime ne chercha pas à savoir d'où son frère tenait ses informations, ni de quelle importance elles pouvaient bien être maintenant que les Sept Couronnes se retrouvaient sans aucun roi ni reine à leurs têtes et que nul ne voulait endosser le titre tandis qu'il soignait ses blessés et tentait de sauver la cité.

Comme il ne répondait pas, Tyrion posa sa coupe de vin sur la table et le regarda franchement.

- Je ne te comprends pas. Tu étais heureux à Winterfell. Tu étais prêt à rester auprès d'elle. Tu as tout abandonné pour donner la mort à notre sœur et tu y es parvenu, et maintenant tu en veux à celle que tu aimes de ne pas avoir accepté ton suicide ? Qu'espérais-tu sincèrement ?

- Elle aurait dû demeurer à Winterfell.

Jaime réalisa qu'il avait si peu parler ces derniers jours que le son de sa propre voix lui était presque étranger. Il semblait creux, vidé de tout.

- Et crois-tu qu'elle t'aurait davantage approuvé si cela avait été le cas ? rétorqua Tyrion. Crois-tu qu'elle n'aurait pas souffert de ta mort si elle était restée dans le Nord et que l'on s'était borné à lui apprendre la nouvelle ?

- Au moins je serais mort, et elle vivante et indemne, à l'autre bout du monde ! A présent elle est grièvement brûlée, parce qu'elle est venue jusqu'ici me porter secours alors que je lui avais dit que je n'en valais pas la peine. Que je lui avais révélé mes crimes, que je...

- Elle t'aime ! l'interrompit Tyrion d'un ton excédé. Tu pourrais être heureux si seulement tu voulais bien faire un effort ! Tu sais que tu ne jouiras pas d'une existence très saine si tu persistes dans ton allergie au bonheur ? tenta-t-il d'un ton légèrement plus ironique.

- Tant que je vivrai, Cersei ne sera pas morte ! explosa Jaime.

Soudain, il n'en pouvait plus de se taire, d'entendre autour de lui parler ceux qui ne savaient pas, qui ne comprenaient pas, qui croyaient voir en lui autre chose que ce qu'il s'y trouvait. Même Tyrion n'avait aucune idée de ce qu'il était réellement, profondément.

- Elle et moi n'étions qu'un seul être ! Je suis aussi haïssable qu'elle l'était, non parce que j'ai fomenté autant de guerres qu'elle mais parce que je les lui ai fait gagner. J'ai tué pour elle, j'ai poussé Brandon Stark de sa tour pour elle, j'aurais fait assassiner n'importe qui pour elle et tu le sais ! Tu étais là pendant toutes ces années, tu m'as vu faire, tu as su de quoi j'étais capable ! Pourquoi ne voulez-vous pas comprendre ?

Il bondit ses pieds, incapable de demeurer immobile. Tyrion, lui, le fixait toujours depuis son siège, la mine impassible. Et c'était tellement insoutenable de le voir si calme alors que lui-même se sentait crever de l'intérieur, dévoré.

- Tu espérais te racheter en mourant à ses côtés, dit Tyrion d'un ton neutre.

- Ainsi, les choses auraient-elles été justes, au moins une fois ! Je méritais de mourir avec Cersei ! Maintenant, je me retrouve là, à écouter déblatérer des imbécilités sur ce que je suis et ne suis pas, par des gens qui n'ont pas la plus petite idée de ce que j'ai pu faire et qui voudraient que je sois tel qu'ils le pensent !

Il avait hurlé si fort que sa gorge le lança douloureusement. Essoufflé, il se tut, la respiration sifflante. Avec précaution, Tyrion se resservit un verre de vin.

- Je crois que c'est là que tu te trompes, cher frère.

Il n'y avait rien d'ironique dans sa voix, au contraire.

- Brienne et moi te connaissons, et je crois pouvoir dire avec certitude qu'aucun de nous ne te voit autrement que tu ne l'es. Faillible. Humain. Jumeau et ancien amant d'une femme qui aurait fait brûler les Sept Couronnes sans hésitation. Dans une guerre, nous commettons tous des crimes que nous regrettons. Tu as commis une partie des tiens pour Cersei, puis tu l'as abandonnée, tu as combattu les Marcheurs Blancs aux côtés des Nordiens et tu as assassiné Cersei autant pour toi-même que pour Brienne. Tu n'es pas un homme bon, tu n'es pas un homme mauvais. Tu es l'un et l'autre.

Jaime ouvrit la bouche, mais Tyrion lui coupa la parole en levant une main pour lui intimer le silence.

- Brienne a abandonné Sansa et Winterfell pour venir te retrouver. Elle a demandé à ce que lady Stark lui permette de venir, et quand elle s'est vue opposer un refus, elle a décidé de venir tout de même. Elle a tué la Montagne, elle a affronté Daenerys, elle a sauté du haut des remparts du Donjon rouge et elle est actuellement alitée avec des brûlures causées par un dragon. J'étais sincèrement heureux pour toi à Winterfell, mais maintenant, je suis sincèrement déçu. Tu n'as jamais été lâche, Jaime, sauf quand il s'agissait d'ouvrir les yeux sur la véritable nature de Cersei. Tu n'es pas elle, et même si vous avez été un seul être, ce n'est plus le cas. Mais la seule façon dont tu pourras tourner la page et commencer à être quelqu'un de neuf, c'est en faisant preuve de courage. En acceptant l'idée que tu passeras certainement le reste de ta vie à te faire pardonner tes erreurs. Souviens-toi d'une chose, mon cher frère : la mort est définitive, tandis que la vie est pleine de possibilités. Et ne vaut-elle pas la peine d'être vécue si tu es bien entouré ?

Tyrion avala une longue gorgée de vin, sans quitter son frère des yeux. Pendant plusieurs très longues secondes, le silence régna sur la pièce. Jaime tentait difficilement d'appréhender la vision que son frère avait des choses. Il arrivait presque à se convaincre que peut-être, Tyrion disait vrai. Pourtant, il le sentait, au fond de lui, dans sa chair. Il n'avait pas mérité de survivre à cette guerre et ne l'avait pas voulu. Et à l'idée de survivre, une perspective terrifiante l'envahissait.

- Je porterai toujours Cersei en moi. Je serai toujours l'homme que j'étais avec elle.

- Tu étais de très loin sa meilleure part, répliqua Tyrion. Tu as fait de meilleurs choix, même s'ils n'ont pas toujours été nombreux. Et il ne tient qu'à toi de trouver ta meilleure part ailleurs. Elle ne sera jamais semblable à ce qui te liait à notre sœur, mais elle ne t'en poussera que plus avant. Réfléchis un peu, mon cher frère : tu as commis des atrocités pour Cersei, mais c'est bien en partie pour Brienne que tu as fini par la tuer, n'est-ce pas ?

Jaime secoua la tête. Il ne pourrait pas faire ça. Ce serait l'entacher. De toutes les choses qu'il avait envisagées, l'entacher était la dernière. La plus impensable. Il se haïrait davantage s'il faisait cela.

Mais avant qu'il n'ait pu le dire à son frère, celui-ci lui avait à nouveau coupé l'herbe sous le pied.

- Si tu tenais tant à mourir, pourquoi ne pas avoir laissé Daenerys te brûler vif ? Tu aurais pu faire sauter Brienne et Podrick et rester mourir sur ces remparts. Ils n'auraient pas été inquiétés, et tu aurais eu la fin que tu pensais mériter. Alors, mon frère, insista Tyrion en le regardant droit dans les yeux, pourquoi ?

Jaime baissa les yeux sur sa main d'or. Les flammes des bougies s'y reflétaient, dansantes.

- Je ne voulais pas qu'elle se reproche de m'avoir laissé mourir.

- 3 -

Il frappa trois coups à la porte. Il s'était attendu à ce que Podrick veille, comme il le faisait dès qu'il n'était pas occupé par une tâche plus urgente, mais Tyrion lui avait dit que le jeune homme profitait de la compagnie d'une femme dans l'ancien lupanar de Littlefinger, miraculeusement ressorti indemne ou presque de la guerre. Présageant que le jeune homme avait besoin de repos et que, peut-être, quelqu'un d'autre aurait besoin d'accéder à la chambre de Brienne sans devoir en passer par Podrick, Tyrion avait veillé à lui donner une bourse remplie avant qu'il ne parte.

C'était préférable. Jaime n'aurait pas su quoi lui dire.

- Entrez.

Jaime poussa la porte et se glissa dans la chambre sans lever les yeux. Il referma soigneusement derrière lui, et alors seulement, il osa se tourner vers le lit. Brienne y était assise, flottant dans une tunique trop large, même pour elle. A la base du cou et de la main gauche, on lui voyait d'épais bandages.

- Que puis-je pour vous, Ser ?

Jaime encaissa sans un mot. Il s'était attendu à la froideur, elle était inévitable. Il n'avait donné aucune nouvelle en trois jours, et la dernière fois qu'ils s'étaient vus, ils s'étaient hurlés dessus.

Et à présent, il avait tant de choses à dire, et si peu qui lui venaient à l'esprit. Il ne voyait que les bandages, témoignages de la peau ravagée qui se trouvait en-dessous. Il n'avait pas su qu'on était finalement venu la voir, mais c'était une bonne chose. Ce qui le terrifiait, néanmoins, c'était à quel point ces bandages étaient visibles malgré la tunique. Il n'avait pas vu l'ampleur des brûlures, et il sentit ses entrailles geler.

Et les mots de Tyrion dansaient dans son esprit.

- Ser Jaime ?

Il déglutit, et se força à croiser le regard de Brienne. Dur, froid. Et pourtant, il le savait, tant vulnérable.

- Cersei était la pire partie de moi, s'entendit-il prononcer. J'ai fait pour elle des choses dont tu n'as pas idée. Je ne veux pas devenir la pire partie de toi. Et c'est ce qui adviendra si jamais nous continuons, je ne serai jamais l'homme bon que Tyrion et toi voyez en moi. Cet homme que tu as voulu sauver en venant ici, il n'existe pas, il n'est qu'un mensonge, avec ou sans Cersei. Et... Je... Moi vivant, parvint-il à reprendre, je ne pourrai que t'entacher comme Cersei entachait tout ce qui passait à sa portée. Et je ne le veux pas.

Brienne le dévisagea quelques secondes, et peu à peu, la dureté s'estompa dans ses yeux. Elle finit par se mettre debout, au prix d'un effort visible.

- J'ai questionné Bran avant de partir de Winterfell, annonça-t-elle d'un ton ferme. Il m'a parlé de ce que tu lui as fait. Du fait que, pour sauver la femme que tu aimais et les trois enfants que vous aviez eus, tu n'as pas hésité à pousser d'une tour un enfant que tu ne connaissais pas, d'une famille que tu détestais. Il m'a raconté dans les détails ce que tu as fait à ton cousin, il m'a parlé des campagnes que tu as menées pour Cersei. Il m'a dit quel homme tu avais été, par amour et par loyauté. Tu as toujours agi pour le bien de ceux auxquels tu tenais. Et oui, tu t'es montré cruel, pour Cersei. Mais cet homme s'était déjà effrité au moment de notre départ d'Harrenhall, sinon je ne vois pas comment il aurait pu se jeter devant un ours pour sauver une ennemie.

Jaime était à peu près certain d'avoir oublié comment respirer. Brienne n'avait pas bougé, appuyée contre le lit, mais elle le regard droit dans les yeux et il se sentait cloué sur place.

- Je ne suis pas naïve, ni aveugle. Tu as commis des atrocités, soit. Tu as déjà contribué à les racheter et je sais que tu le feras. Et peu importe finalement ce que tu aurais pu faire, jamais nous ne saurons jusqu'où tu aurais véritablement été.

- Je voulais mourir avec elle, la coupa-t-il.

Il n'y a que nous qui comptions.

Mais comment pouvait-il lui transmettre cela ? Comment pouvait-il tenter d'expliquer à Brienne que son monde, son amour, sa vie, sa famille, ses enfants, ses trahisons, sa haine avaient eu une seule incarnation ? Cela la ferait fuir. Et c'était ce qu'il voulait : la préserver en l'éloignant de lui. Il ne pouvait plus guère faire que cela, maintenant que la mort lui était inaccessible.

Pour toi, je suis un homme bien.

- Je savais ce qu'elle était et je l'ai choisie, hoqueta-t-il. Je l'ai choisie, elle. Je voulais mourir avec elle pour que tout cela s'arrête. Parce que… Parce qu'elle ne pouvait pas continuer à régner mais aussi parce que respirer dans un monde où elle n'existe plus m'était impensable. Parce que je sens un vide, parce que je…

Le visage de Brienne pâlit, et Jaime vit ses yeux se remplir de larmes. Pourtant, elle ne laissa pas l'émotion la submerger, comme à Winterfell. Cette fois-ci, elle s'y était attendue, elle savait ce qu'il avait à lui dire, elle…

- Pourquoi avoir tenu à me sauver, alors ? Pourquoi ne pas avoir mis un terme à ta vie toi-même si rien ne comptait plus parce qu'elle était morte ? Pourquoi venir me parler ce soir ?

Son ton était redevenu froid, agressif. Mais Jaime pouvait entendre la fêlure derrière l'attaque, la détresse que Brienne ne le laisserait plus voir. Il n'était plus qu'un traître qui avait piétiné tout ce qu'elle était et lui avait offert. Pourtant, les mots de Tyrion continuaient à danser dans son esprits, à y ranimer un vague espoir.

- Parce que… parce qu'il n'y a que dans cette pièce que j'ai l'impression de pouvoir respirer. Je peux, près de toi… je peux respirer…

L'aveu lui coûta, et sa voix se fêla. Pourtant, c'était vrai. Malgré toute la colère, toute la trahison que Brienne éprouvait pour lui, il sentait ses poumons avaler péniblement l'air. Le vide qui le dévorait depuis trois jours était toujours là, mais la douleur refluait légèrement.

- Parce que je voulais… essayer de t'expliquer, avant… avant la fin.

- C'est la fin, alors ?

- Je suis un part de Cersei, croassa Jaime. Elle vit en moi, elle… Je serai toujours cet homme qui lui mangeait dans la main. Celui que tu es venue chercher n'existe pas, répéta-t-il.

Cette fois-ci, elle fit un pas en avant, se figea avant de se trouver à portée de main. Comme si elle ne pouvait pas se résoudre à le toucher.

- L'homme que je suis venue retrouver ici n'est pas un mensonge, assena-t-elle pourtant d'un ton ferme. Il ignore simplement comment devenir tout à fait réel. Tu le peux, Jaime. Je le sais. Tu n'entacheras jamais rien.

- Comment peux-tu en être sûre ?

Il pouvait presque sentir la folie de Cersei courir dans ses veines comme un poison qui remonterait lentement vers le cœur. Il était souillé, il le sentait dans sa chair. Il l'avait toujours été et Cersei n'était pas l'unique responsable. S'il continuait… Brienne était l'exacte opposée de ce poison. Il ne supporterait pas de la voir contaminée.

- Parce que je te connais. Parce que je sais qui tu étais et qui tu es maintenant. Et parce que je suis certaine d'une chose : pas une fois Cersei n'a perdu le sommeil au souvenir de ses crimes et pas une fois elle n'a craint d'être la pire partie de toi. Tu vaux mieux qu'elle.

Jaime réalisa qu'il pleurait quand sa vue se brouilla. Il cligna furieusement des yeux et chercha à regarder ailleurs, mais il en était incapable. Devant lui, le masque de Brienne s'était enfin effrité pour laisser apparaître son vrai visage, celui de la femme forte mais vulnérable qui l'avait supplié de rester avec elle à Winterfell. Qui, sans lui avoir déclaré quoi que ce soit, avait admis ce soir-là plus de sentiments que Cersei n'en avait jamais eus pour lui.

- Tu as renié ton serment pour venir m'aider.

- On se fout de la loyauté, pas vrai ? dit-elle avec un sourire bancal.

Il se sentit partir d'un rire nerveux et essuya ses larmes d'un revers de manche. Ce monde était fou, ou il était mort. Oui, il était mort. Il l'était en partie.

- Je t'ai forcé à te parjurer…

- Je fais mes propres choix, laisse-les-moi. C'est ce que m'a dit Podrick quand j'ai découvert qu'il m'avait suivie, avoua-t-elle en roulant des yeux. Je lui avais commandé de rester à Winterfell pour honorer mon serment à ma place, mais il n'en a fait qu'à sa tête.

Jaime voulait encore protester, cracher à Brienne la rage qu'il avait éprouvée quand il avait réalisé qu'elle l'avait sauvé, mais ce n'était plus qu'une infime partie de lui. La plus importante ne voulait qu'enterrer cette dispute au fond d'un puits plus profond que les abysses.

La plus importante part de lui-même voulait rester auprès d'elle et la regarder, l'écouter. Enfin respirer, sentir la plaie béante en lui devenir moins douloureuse. Pour la première fois depuis des semaines, il voulait vivre. Tendre vers ce mirage que Brienne avait vu en lui.

- Montre-moi.

D'un geste, il désigna sa tunique.

- Tu n'es pas obligé.

- Je finirai par les voir, mais je veux… Si je dois passer le temps qu'il me reste à vivre à racheter mes fautes, alors je veux savoir dès maintenant ce que cela t'a coûté.

Brienne hésita puis, lentement, avec des gestes précautionneux, elle délaça sa tunique trop ample et retira les manches. Au moment d'ôter le vêtement, elle grimaça de douleur et Jaime marcha enfin jusqu'à elle pour l'aider. L'étoffe grossière se retrouva pendante sur sa main d'or. Sous ses yeux, la peau blanche de la jeune femme s'était changée, sur tout le flanc gauche, en une masse cloquée, à vif, que l'on devinait sans mal malgré les bandages et les cataplasmes. Le bras avait entièrement été pris par les flammes, et même le bout des doigts était recouvert de bandes. L'épaule, les côtes, même le côté du sein, jusqu'à la hanche. Lentement, Brienne tourna sur elle-même pour dévoiler son dos, également brûlé presque jusqu'au centre, sur pratiquement toute la hauteur.

Un sanglot incontrôlable s'échappa des lèvres de Jaime et il serra les dents, ferma les yeux. Il ne se passerait plus un jour sans qu'il voie ça, il fallait l'accepter. Accepter qu'il était responsable et qu'il devrait commencer par là pour se racheter. Une pression sur sa joue lui fit rouvrir les yeux. Du pouce, Brienne écrasa une larme et ébaucha un sourire un peu tremblant.

Il ne dit rien. D'ailleurs, il n'était pas sûr de pouvoir encore parler. Au lieu de ça, avec mille précautions, il enserra Brienne de son bras valide. Il ne se rendit pas immédiatement compte qu'elle lui rendait son étreinte, car elle le faisait doucement, pour ne pas se blesser, et il ne le réalisa que lorsqu'il sentit les larmes de la guerrière lui couler dans la nuque.

..

.

Ceci est donc la version rééditée du premier chapitre. J'ai ajouté une grosse scène qui se résumait à une seule ligne dans le chapitre d'origine (entre Podrick et Jaime) et j'ai rajouté des dialogues dans la scène entre Brienne et Jaime, certainement parce que je suis dégoûté de l'épisode 5. Mais aussi parce qu'en dépit de vos retours très positifs, je n'étais pas entièrement satisfait de ce que j'avais fait de ce passage la première fois.

J'espère que cela vous plaira,

Bonne lecture,

Kael Kaerlan