Chapitre 1 : le Prisonnier
Le prisonnier ne se souvient de rien. Pas de son nom bien sûr. Pas de ce qu'il est ou a été, autrefois. Ni même de ce qu'il savait. Seules les connaissances les plus basiques lui restent. Lorsqu'il regarde sa main, il sait que c'est une main. Mais il ne sait plus comment se nomment les diverses parties de cet organe.
Si le prisonnier ne se souvient plus de ce qu'il a vécu avant qu'il soit enfermé dans cette cellule, il se rappelle de tout depuis. Le nombre de jours qui ont passés, par exemple. Un jour est une façon de mesurer le temps, et il a des repères faciles pour savoir quand une de ces mesures s'est écoulée.
Quand la lumière s'éteint pour lui permettre de dormir, par exemple. Ou quand on le sort de sa cellule pour l'enfermer dans cet espace grand comme un cercueil – mais qu'est-ce qu'un cercueil ? Il sait juste que c'est quelque chose de très étroit, rien d'autre – où des jets d'eau brûlante, sentant le désinfectant, le nettoient de la tête aux pieds. Un souffle d'air chaud le sèche ensuite, et il trouve des vêtements propres sur son lit.
Son lit. Ce n'est qu'un bat-flanc, une extension d'un des murs, composé de la même matière à la fois souple et ferme. Inaltérable. Il a essayé d'y faire des marques, d'y creuser des sillons, mais leur surface lisse n'a pas changée.
À part ce lit, les seuls autres éléments de cette pièce de deux mètres sur trois, sont une cuvette pour faire ses besoins, et un petit lavabo pour lui fournir de l'eau. Il doit mettre les doigts près du mur pour qu'elle coule d'un minuscule trou. Pour boire, il doit la recueillir dans ses mains. Et essuyer celles-ci sur ses vêtements ensuite.
Il y a autre chose qui orne les murs blancs : un œilleton sur l'un des côtés, à l'opposé du lavabo. Il sait qu'il est destiné à l'observer. Cette surveillance n'est même pas cachée. C'est aussi par ce mur qu'il sort de la cellule et qu'on lui donne ses repas. La petite trappe qui s'ouvre alors, laisse passer un récipient carré et une cuillère, faits d'un matériau qui lui rappelle les murs et le sol de sa cellule. Le morceau de nourriture a une consistance solide, mais il est totalement insipide.
Au début, il avait cru avoir perdu le sens gustatif. Jusqu'à ce qu'il se morde la lèvre un jour. Le goût du sang lui avait rappelé qu'il existe un monde où la nourriture a habituellement des fumets différents, et quelquefois agréables.
Le prisonnier sait qu'il est là depuis exactement trois cent soixante-deux de ces mesures temporelles qu'il appelle « un jour ». La vie est horriblement monotone entre ces quatre murs. Rien ne lui est proposé pour occuper son esprit. Un esprit qui ne peut même pas se nourrir de lui-même, puisqu'il est vide de tout.
Cependant, il préfère encore ces moments, à ceux où on vient le chercher.
Il a affaire à deux sortes de personnes : les gardiens, habillés tout en blanc, un masque couvrant leur visage. Et les « scientifiques », habillés en blanc également, mais dont il peut voir les yeux, seule partie de leur visage qui est découverte.
Les gardiens changent tout le temps. Bien qu'on ait essayé de les rendre aussi anonymes que possible, il arrive tout de même à les reconnaître par leur taille, leur corpulence, leur façon de se tenir. Et aucun d'entre eux ne restent plus de deux jours.
Les scientifiques sont là plus longtemps. Cependant, depuis qu'il est arrivé dans cet endroit, toute l'équipe qui l'étudiait au début a progressivement été remplacée.
C'est ce qu'ils font lorsqu'ils le sortent : ils l'étudient. Les gardiens le poussent le long d'un couloir aussi blanc et inaltérable que sa cellule, et l'emmènent dans une des pièces qui s'ouvrent à droite ou à gauche. Selon celle-ci, il sait quel genre de torture il va subir ce jour-là.
Il y a le casque que l'on attache sur son crâne et qui lui donne un affreux mal de tête et d'horribles visions – dont il ne se souvient plus après, sauf de la peur intense qu'elles provoquent. Ainsi que des sensations auditives abominables : des hurlements, des explosions, des sons monstrueusement écœurants.
Ou bien, il y a une étroite cabine qui l'enveloppe de si près que sa peau touche presque la paroi. Là, des aiguilles très fines piquent son corps de façon aléatoire pendant des heures. Au début, ce n'est pas très irritant, mais cela devient vite insupportable.
Il y a la pièce où l'on enfonce quelque chose dans son bras ou sa jambe ou son cou, parfois. Cela va aller se promener partout dans ses organes… très douloureusement. Quelquefois, il lui est même arrivé de perdre connaissance.
Enfin, il y en a d'autres qui changent tout le temps. D'autres tortures, d'autres supplices, toujours nouveaux, toujours différents.
On lui prélève diverses choses aussi : peau, salive, sang, urine, larmes…
Personne ne lui parle. Il a essayé à maintes reprises d'établir un contact verbal, mais en vain. La consigne de tous ces gens est de ne pas lui répondre. Les questions, les supplications… les menaces même, n'ont pas ébranlés leur indifférence. Les gardiens ne prononcent pas un mot, mais les scientifiques discutent brièvement entre eux – c'est comme ça qu'il apprend certains mots qu'il ne connaissait pas… ou plus.
Il ne comprend pas toujours ce qu'ils disent. Par moment, il a l'impression qu'il le devrait, que cela devraient avoir une signification pour lui. Mais ce n'est pas le cas. C'est comme un mot dont on ne se souvient pas. Il est là. On l'a « sur le bout de la langue », mais il reste à la limite de la conscience.
Une chose est certaine, en tout cas : si on l'étudie ainsi, c'est qu'il n'est pas comme eux. Il est différent. Et ils cherchent à tirer des renseignements de cette différence.
Mais pourquoi l'a-t-on enfermé ? Et pourquoi n'a-t-il plus de mémoire ?
S'évader. L'étroit couloir semble ne pas avoir de sortie. Il lui est arrivé de bousculer les gardes, mais cela n'avait été que pour aboutir dans une impasse, sans aucune porte visible. Ils avaient utilisé un instrument qui l'avait paralysé, pour le punir de cette tentative. Il avait mis plusieurs heures à ne plus ressentir la douleur dans tous ses muscles et tous ses nerfs.
Il avait alors refusé de se nourrir, mais on l'avait gavé par sonde nasale. Il avait préféré recommencer à manger.
Rien ne lui permet d'échapper à son sort.
« Si au moins je savais qui je suis, songe-t-il. Ou seulement ce que je suis. »
Il n'a pas de miroir, mais ce qu'il aperçoit de lui-même lui paraît complètement semblable aux autres personnes. En touchant son visage, il ne constate pas de différence non plus avec le leur. Enfin, avec ce qu'il devine du leur. Cela doit se situer ailleurs.
Le prisonnier reste assis presque tout le temps sur son bat-flanc, les coudes sur les genoux, la tête dans les mains, à réfléchir, et à tenter de se rappeler.
