C'est la route vers l'Aube.

Prologue : Attendre.

Je n'ai plus toute ma mémoire. C'est chose normale, puisque plus le temps passe, et plus mes souvenirs m'échappent. C'est peut-être là l'exemple même de ma propre défaillance : des souvenirs m'échappent et le pire, c'est que j'ai souvent l'impression qu'ils sont terriblement importants. De plus, ici, dans les ténèbres, une minute peut sembler des années, et des siècles se déroulent en quelques secondes. Et lorsque l'on vit une éternité, on oublie, on refoule, et il est fatal qu'arrivée à un moment, on ne sache plus vraiment où est le passé, le présent, ou même le futur.

C'est vrai que beaucoup d'éléments sont insaisissables pour moi, désormais. C'est un fait que je ne peux nier. Car pourquoi nier l'évidence? J'oublie et je sais que cela finira par me perdre. Cependant, il y a quelque chose dont je me souviendrai toute mon existence, aussi longue et pénible soit-elle. Ce sont les années que nous avons passé ensemble, l'un avec l'autre, l'un pour l'autre, totalement livré à la moindre demande de l'autre, sans opposer la moindre résistance, en vivant simplement dans la douceur de l'instant présent. Des années entières, passées en quelques jours, une simple brise parfumée au milieu de l'Enfer, une bouffée d'air frais soufflant jusqu'aux tréfonds de ma tombe.

Avant que les ténèbres ne m'avalent, je veux me souvenir, me souvenir de lui, et de ces instants de bonheur qui ont conduit à l'anéantissement brutal du peu d'espoir qu'il me restait au fond de mon pauvre coeur.

Qui je suis? Je ne suis qu'un visage dans l'ombre, ou plutôt, je suis un visage qui surveille la bonne marche du monde. Mon nom est Léthé, ou tout du moins, c'est le nom que je portais du temps ou j'étais encore dans le monde de la Lumière. J'erre dans l'obscurité en surveillant vos moindres faits et gestes. Car je suis la gardienne des ténèbres. Un titre qui m'a été offert par la lumière elle-même lorsque j'ai choisi de m'enfermer volontairement dans les ténèbres, afin de sauver le précieux monde lumineux. C'était il y a très longtemps maintenant, peut-être il y a des milliers d'années. Pour surveiller ces ténèbres sans cesse changeants, j'ai reçu de la lumière plusieurs cadeaux, et l'un d'entre eux est l'immortalité.

Mais j'avais perdu quelque chose dans les ténèbres. Une part de moi-même. Mon jeune sacrifice avait fini par détruire mon âme. Oui, je me souviens de ma vie avant son arrivée : elle était noire. J'évoluais seule dans le noir le plus total. J'étais devenue, au fil des siècles, une sorte de fantôme, cloîtré dans son château dénué de toute présence humaine, emmurée dans le silence.

J'étais restée la même jeune fille que j'avais été, la jeune fille forte et courageuse qui avait donné sa propre vie pour sauver des milliers de personnes. Oui, j'avais gardé cette apparence, cette apparence presque divine par la pureté et l'innocence de ses traits. Quand je me regarde dans la glace, encore aujourd'hui, j'aperçois cette peau de porcelaine qui avait fait ma gloire durant mes vingt premières années de vie.

Mais comme la pierre, ma peau était froide, figée dans une expression de perpétuel neutralité. La peau restait douce, et veloutée, mais mon visage était désespérément figé dans de la roche, comme une sculpture de marbre, aussi belle, et aussi impersonnelle. Pendant des siècles, je n'avais ni souri, ni ri, ni pleuré ou ni même crié, et à présent, j'étais même incapable de ressentir une quelconque émotion. Les sentiments m'étaient maintenant étrangers, et je refusais même de leur admettre une quelconque utilité.

J'avais vécue seule. Totalement seule. Dans les ténèbres. Et ce pendant très, très longtemps...

Un seul jeune homme pouvait me sauver de l'abîme sans fin dans lequel je m'étais engouffrée. Pour cela, il allait devoir me refaire vivre cinq émotions. Je sentis sa présence dès qu'il mit un pied dans le domaine des ténèbres, tandis que lui ignorait tout de son rôle. Sa venue, à ce garçon, choisi par le destin pour venir à mon secours, me laissa étrangement de marbre. Je le sentais approcher et pourtant cela ne me faisait ni chaud, ni froid. Je restais de glace.

Allait-il réussir à me secourir? J'en doutais ; et je ne savais pas moi-même pourquoi il venait d'un pas si pressé à ma rencontre, alors que je sommeillais depuis mille ans dans le domaine des ténèbres. Malheureusement, nous ignorions encore tous les deux dans quoi nous nous engagions si aveuglément...plus j'y réfléchis, et plus je me dis que dès ce moment-là, je courrais déjà à ma perte...