Chapitre 1

Les murs autrefois gris et sans vie de l'usine désaffectée prenaient depuis quelques mois des allures plus colorées. Chaque semaine, une nouvelle fresque apparaissait habillant la pierre d'une parure tantôt colorée, tantôt sombre. Parfois c'était des visages, inventés la plupart du temps, d'autres fois c'était des mots, des phrases, des sentiments variés tels que la joie où la rage. La calligraphie moderne se mêlait à la vieillesse des lieux inoccupés depuis bien deux dizaines d'années. Cette ancienne usine de textile éloignée de la ville était devenue au fil du temps le temple d'un jeune homme en quête d'évasion.

Tom, un jeune de seize ans en pleine crise d'adolescence avait trouvé dans l'art des fresques murales modernes, plus communément appelées « tagues », un moyen d'échapper à sa vie quotidienne. Il avait toujours aimé dessiner, faire des graffitis sur ses marges de cahiers –qui n'étaient d'ailleurs pas vraiment remplis d'autres choses- et un jour d'octobre alors qu'il avait une fois de plus fugué, il avait atterri dans cette usine un peu glauque après avoir marché rageusement pendant plus d'une heure, allant là où ses pieds le mèneraient.

Tom venait au moins tous les mercredis dans cet endroit au lieu de rentrer chez lui dans une cité mal famée. Il ne s'y sentait plus chez lui depuis un moment déjà et n'avait pas forcément envie de traîner avec son éternelle bande de potes avec qui il ne semblait plus trop être en phase. Le jeune homme au look de parfait rappeur portant des dreads blondes sous ses casquettes préférait venir à l'usine exprimer ses sentiments et son art plutôt que de rester traîner dehors pour simplement fumer et regarder les filles passer.

Alors chaque semaine il sortait des cours vers midi et saluait ses amis avant de venir ici. Il mangeait un sandwich préparé par sa mère ou par lui-même adossé à un des murs et réfléchissait à ce qu'il allait bien pouvoir taguer. Il restait parfois une heure ou plus sans bouger, simplement à regarder les briques vieillies pour trouver l'inspiration.

Il avait déjà tagué des notes de musiques, des mots qui lui venaient à l'esprit sur l'instant comme « solitude », « mal être » ou encore « invisible »…Oui c'était souvent triste et défaitiste, comme lui. Il y en avait des dizaines qui se chevauchaient mais l'objectif de Tom était de recouvrir tous les murs de l'usine avant que quelqu'un d'autre ne vienne squatter avec lui. C'était sa cachette, son endroit. Il voulait être le seul à l'habiller.

Tom se sentait enfin lui-même dans cet endroit, loin des barres d'immeubles qu'il habitait depuis sa naissance avec ses parents. Il ne s'entendait pas vraiment bien avec eux se sentant particulièrement incompris, il trouvait qu'ils ne s'intéressaient pas assez à lui, ne lui demandant jamais ce qu'il faisait de ses journées. Les disputes étaient fréquentes et les fugues tout autant.

Il était en première littéraire et avait choisit la spécialité arts appliqués, il était d'ailleurs le meilleur de sa classe dans cette matière. Pour le reste il trimait un peu mais faisait des efforts. De toute façon il comptait vivre grâce à l'art et non grâce aux mathématiques qu'il étudiait pour la dernière année ayant l'épreuve cette année ci.

Ce beau jeune homme cachait bien des choses mais personne ne semblait s'en rendre compte. Il essayait d'être comme tout le monde même si au fond c'était tout l'inverse. Il était plutôt renfermé et ne parlait jamais de lui de peur de faire fuir les gens et de se retrouver seul tout le temps. Tom était effrayé par la solitude constante. Même s'il lui arrivait d'en avoir besoin, il redoutait le rejet des gens, il voulait éviter à tout prix d'être montrer du doigt. C'est pourquoi il c'était intégré dans une bande depuis le collège dont la composition changeait chaque nouvelle année. Au milieu de ces garçons, il avait l'impression d'être fondu dans la masse, et même si au fond personne ne le connaissait vraiment, il savait qu'en en disant le moins possible sur lui, il ne serait pas écarté du groupe et n'attirerait pas plus l'attention qu'un autre. Il voulait être le maître de ses périodes de solitudes Il voulait choisir les moments où il en aurait eu besoin et ne se gênait pas de le faire lors de ses mercredis après midi ou bien lors de ses fugues nocturnes.

Tom était particulier mais ne voulait simplement pas le montrer. Il avait peur du monde extérieur, peur de la mentalité des gens qui l'entouraient. Vivre dans une cité comme la sienne le contraignait à un sacrifice, celui de sa vraie personnalité. Il n'était pas un garçon heureux, il lui manquait sa liberté. Liberté dont il était exempté, forcé à garder le silence sur une partie de lui-même. Tom n'était pas comme les garçons de sa bande, il ne courait pas après les filles de façon peu galante. Tom n'aimait simplement pas les filles, mais ça, personne ne le savait à part lui-même depuis maintenant plus de deux ans.

[…]

Les élèves étaient tous pressés de partir d'ici pour profiter de leur après midi libre. Tom, avachi sur sa table guettait les dernière minutes espérant qu'elles passent plus vite tandis que son voisin Etienne essayait de lui parler en chuchotant.

« Hey Tom ! »

« Quoi ? » Bougonna le dreadé.

« Tu fais quoi cet aprèm' ? »

« Ben je vais chez ma cousine comme tous les mercredis. » Répondit Tom sans même jeter un regard à son voisin.

« Ah oui c'est vrai, bon ben tant pis, on voulait aller draguer de la meuf en bas de la cité. »

« Ouai c'est vrai c'est dommage. » Ajouta le blond sans conviction.

Draguer de la meuf…Quelle belle expression utilisait là Etienne. S'il savait combien Tom s'en foutait et surtout pourquoi il s'en foutait, il ne serait déjà plus là ou alors il déblatèrerait tout un tas d'insultes.

Tom n'allait pas chez sa cousine, mais ça personne ne l'avait remarqué non plus. Il mentait pour qu'on lui fiche simplement la paix. On lui avait déjà demandé si sa cousine était « bonne » et pour éviter d'attiser les curieux puceaux il avait répondu qu'elle n'était pas pour eux puisqu'elle avait vingt cinq ans. Il avait inventé cette histoire il y a des mois et pour le moment elle tenait la route. Personne ne lui posait plus de questions et c'était très bien ainsi.

La sonnerie annonça la fin des cours du mercredi et déjà Tom se ruait vers la sortie du lycée saluant à peine ses amis dont il n'était pas spécialement proche à part Léo qui n'avait pas le même tempérament que les autres et en qui il avait à peu près confiance. Il parlait parfois avec lui lorsqu'il n'allait pas bien sans pour autant lui révéler ce qui l'étouffait chaque jour à force de devoir le cacher. Les autres il les côtoyait mais ne s'intéressait pas vraiment à eux. Il y avait Etienne, celui qui se prenait pour le meneur mais qui n'était en fait qu'un puceau en rut insultant tout le monde de pédé. Il y avait Liam le petit chien d'Etienne qui était toujours d'accord avec ce dernier pour se faire bien voir. Ben lui était dans la bande également mais on avait l'impression qu'il était toujours à trois mille lieus de la planète, ne sachant pas trop ce qu'il foutait là. Et puis il y avait Maxime, le violent de la marmaille, le genre de mec qui s'énerve pour un rien et qui tape sur tout et sur tout le monde pour impressionner. Ridicule en soit.

Tom avançait vite, il voulait se séparer de la foule lycéenne pour être seul et retrouver ses bombes de couleur. Il regardait le sol le plus souvent, évitant les regards des passants. Il n'avait pas du tout confiance en lui et ne voulait surtout pas croiser quelqu'un de sa connaissance. Alors au lieu de prendre le bus qui écourterait son temps de marche à pied, il préférait faire un effort quitte à mettre plus de quarante minutes pour rejoindre l'usine mais évitait au moins les élèves qui rentraient chez eux et surtout ses amis. Pour eux, il allait chez sa cousine, et même s'il leur avait dit qu'elle était bien trop âgée pour eux, il les connaissait assez bien pour savoir qu'ils auraient été capables de le suivre pour l'apercevoir.

Le dreadé se dépêcha et arriva devant l'usine vers une heure moins le quart de l'après midi. Il entra et monta à l'étage, là où il avait commencé ses peintures et où il comptait bien remplir tous les murs. Il s'assit comme chaque semaine à une dizaine de mètres d'une portion de mur encore vierge de tague et sortit son sandwich. Son estomac le tiraillait mais il ne voulait jamais manger sur le chemin, préférant le faire devant ses peintures qui l'inspiraient à ce moment là.

Ses parents ne savaient pas qu'il venait là, il ne leur avait jamais dit. Il voulait vraiment échapper à tout le monde et surtout à tout ce qui avait attrait à sa vie quotidienne. Il voulait oublier sa cité et toute l'intolérance qu'elle renfermait l'espace de quelques heures. Tom se sentait bien devant la pierre qu'il colorait, qu'il tatouait de ses sentiments les plus enfouis.

Il termina son repas par une pomme qu'il croqua à pleines dents révélant un bruit cassant et résonnant dans le vide de l'usine. Il savait déjà ce qu'il allait dessiner et taguer ce jour là et une nouvelle fois ce serait triste et sombre comme son cœur écrasé par la culpabilité d'être ce qu'il était : homosexuel. Juste une putain de préférence qu'il n'avait jamais choisie. Juste cette attirance qu'il se contentait de maîtriser lorsqu'il voyait un beau jeune homme passer pour ne pas se faire démasquer. Juste un sentiment naturel qui n'était pas compris de tous et qui l'obligeait à s'inventer une vie définitivement hypocrite.

Tom écoutait du hip hop avec ses potes parce que c'était sensé être son style de musique. Tom se forçait à regarder les filles et à répondre aux commentaires de sa bande sur les jeunes filles. Il parlait de voiture et de tuning parce que c'était vraiment trop kiffant de tergiverser sur ça pendant trois heures assis en bas des marches de la cage d'escalier un jour de pluie. Tom faisait tout ce qui était sensé faire de lui un mec révolté et cool et pourtant…

Pourtant Tom n'aimait pas spécialement le rap ni le hip hop et encore moins parler de voiture car ça le gonflait. Tom n'aimait pas non plus baver sur le cul des filles parce qu'il en avait simplement rien à faire. Ca le fatiguait de plus en plus d'être obligé de faire semblant, il ne pouvait même pas partager son amour pour l'art graphique. Ses amis n'avaient aucun talent de dessinateur alors il n'avait jamais pensé à dévoiler qu'il taguait les murs de cette usine ne pouvant partager cela avec personne aucun membre de sa bande. Le peu qu'il avait vu tagué par eux sur les murs de la cité se limitait à des insultes écrites à l'arrache. Vraiment pas de quoi s'extasier même si Tom ne se vantait pas de ses talents. Il n'était pas prétentieux et de toute façon personne n'avait jamais pu lui dire s'il était doué ou pas, il le pensait simplement un peu.

Il jeta le papier d'alu qui recouvrait son sandwich et le trognon de pomme dans un sac plastique qu'il remit à l'intérieur de son sac à dos. Une chose que Tom respectait par-dessus tout était la nature. Jamais il ne jetait quoi que ce soit par terre, jamais il ne détériorait. S'il s'était autorisé à taguer dans cette usine c'est parce qu'elle était désaffectée et abandonnée. Il ne gênait personne et décorait plutôt que d'abîmer. Il détestait d'ailleurs voir Etienne et les autres taguer des futilités remplies de fautes d'orthographe sur les murs des immeubles pour se la jouer rebels de la société. Il n'approuvait pas mais ne disait rien, il voulait juste qu'on lui foute la paix.

Le dreadé toujours assis en tailleurs déplia ses jambes et se leva pour aller prendre une bombe de peinture noire. Il laissait ses bombes ici cachées derrière une planche au cas où quelqu'un viendrait. Il faisait parfois de la distribution de flyers, ou rendait d'autres services en échange de quelques euros lui permettant de se fournir en peinture, alors il voulait éviter de se les faire piquer mais ne voulait pas non plus trop les transporter sur lui pour ne pas qu'on lui pose de question, au cas où un des gars en apercevrait une.

Tom s'approcha du mur et enclencha la musique sur son téléphone portable. Un des albums de Bullet for my Valentine se mit à hurler dans le petit haut parleur et il commença à dessiner les contours d'un visage. Le teint serait blafard, les yeux cernés et la bouche tombante : représentation parfaite de son état d'esprit triste et fatigué. Il entra dans son monde dès l'instant où son index appuya une première fois sur la bombe de peinture. Coupé de ses soucis, Tom s'exprimait avec la plus grande sincérité donnant une forme à ses sentiments. Les trais étaient grossiers pour le moment et lorsqu'il eu finit l'ébauche il prit une autre bombe blanche pour remplir ce qui devait être la peau. Il changea ensuite de couleur et s'appliqua à donner du relief aux expressions du visage inventé. Par la suite il s'occupa des détails alors que les minutes défilaient. Il se sentait bien laissant peu à peu sa tristesse s'évaporer au rythme des pulvérisations de couleurs.

Au bout de deux heures, Tom eut terminé et se recula une nouvelle fois observant le résultat. Il était content de lui, c'était assez glauque mais il s'était vidé la tête et il savait qu'il se sentirait mieux au moins jusqu'au lendemain. Il reprit la bombe de peinture noire et signa en bas de son œuvre avec son pseudo « T-Rainbow ». Le « T » pour Tom et « Rainbow » pour un certain drapeau très coloré. Tout le contraire de lui. Contraire qu'il aimerait atteindre un jour.

Il referma la bombe de peinture, s'essuya les mains sur un chiffon et rangea les autres bombes derrière la planche posée contre un des murs. Il retourna s'asseoir plus loin, à l'endroit où il avait laissé son sac et sorti son agenda pour voir s'il ne pouvait pas tenter de faire quelques exercices pour le lendemain vu qu'il avait cours d'anglais le mercredi et le jeudi. Il avait ses affaires sur lui, autant s'avancer même si ça lui pompait l'air.

Tom sortit son TD d'anglais et remplit une page entière d'exercices donnés par la prof le matin même. Au moins une bonne chose de faite. Lorsqu'il regarda l'heure il était déjà plus de seize heures et il savait que ses parents n'aimaient pas qu'il traîne trop tard en semaine. Obligation un peu inutile pour Tom qui ne se gênait pas pour s'enfuir le soir tard mais qu'il essayait de respecter un minimum pour ne pas se faire engueuler juste après s'être détendu en taguant et ainsi retomber dans un état d'énervement intérieur avancé.

Il rangea alors son portable dans sa poche après avoir arrêté la musique et ferma son sac qu'il mit sur son dos avant de redescendre d'un étage et de sortir de l'usine. Il marcha calmement relevant cette fois un peu la tête de temps à autre alors qu'il empruntait certains chemins sablonneux perdu dans les contours de la ville. Il écoutait les chants des oiseaux en ce début de mois de février plutôt ensoleillé même si l'air restait très frais puis alors qu'il s'apprêtait à entrer dans la ville, il fouilla dans son sac tout en marchant pour prendre ses écouteurs ne regardant plus devant lui. Lorsqu'il les trouva il ressortit son téléphone pour les brancher dessus et mit la musique en route après avoir passé le fil sous son sweet à moitié fermé et mit les écouteurs dans ses oreilles. Tom rabattit sa capuche sur sa casquette et ses dreads, releva à peine les yeux, juste le temps de croiser le regard d'un garçon magnifique et de sentir son cœur se serrer violemment.

Il se sentit rougir et rebaissa la tête aussitôt enfonçant ses mains dans ses poches tandis qu'il traçait sa route se demandant pourquoi un autre jeune habitant sans doute la ville se dirigeait lui aussi vers le trou perdu où se trouvait l'usine. Il ne tiqua même pas sur le fait que ce jeune homme pourrait connaître lui aussi l'usine et qu'il pourrait par la même occasion avoir vu ses tagues. Il ne pensa même pas qu'il avait pu déjà le croiser sans s'en rendre compte, lui qui marchait toujours le regard vers le macadam. Non, il ne se pencha même pas sur la question. La seule chose qui tournait en boucle dans sa tête était l'image de ce regard et de ce visage débordant de beauté qu'il voulait déjà revoir.