Le serpent ouvrit les yeux et regarda la lune. L'air de la nuit était chargé de folie, le ciel imperceptiblement teinté de rouge et les herbes du chemin agitées par une brise glacée. Sur la route, l'astre lunaire faisait scintiller quelques morceaux de métal arrachés à une voiture accidentée. Sa carcasse renversée était tombée dans le fossé, les cadavres encore frais à demi échappés du ventre de fer.

Silencieusement, la créature s'avança. Des éclairs de douleur fantôme la parcouraient, souvenir distant des membres tailladés maintes fois par l'épée noire de sang façonnée de ses propres mains. Elle avait beau s'être débarrassée de son corps comme d'une mue pour échapper à la mort, l'âme se souvenait et la douleur persistait.

Cet accident de bord de route était un coup du destin. Dans son état, prendre possession d'un être vivant aurait été trop risqué. Elle en aurait sûrement péri si l'humain s'était débattu.

Elle s'infiltra dans la bouche de la jeune femme sur le siège passager et le monde commença à tourner, se déformer, s'obscurcir et rétrécir. Bientôt, du sang chaud se mit à nouveau à couler dans ses veines et ce fut à travers des yeux humains qu'elle pu observer le sinistre ciel étoilé. Tous ses sens à l'affût, elle écouta la nature qui l'entourait, murmurant à travers les feuilles des arbres. Alors au loin, très loin, elle sentit le vent de folie, de chaos et de renouveau qui entraînait Crona toujours plus vite vers le Grand Dévoreur, dans les plus grandes hauteurs que l'humanité ai jamais pu imaginer. Rien ne serait plus pareil après ceci.

Médusa avait réussi son pari.


Ce furent ses congénères qui la trouvèrent et la capturèrent. On l'enferma au bagne des sorcières sans un mot, la décision semblait avoir été prise immédiatement, apparaissant comme la chose la plus naturelle du monde. Avec le recul, l'expérience n'avait pas été la pire qu'elle ait connu.

Les longs barreaux de fer, enduits de magie, encerclaient les cellules en une longue suite de cages, un kaléidoscope de barrières donnant la nausée. Elle pouvait cependant observer les prisonniers autour d'elle et discuter avec les plus proches d'entre eux ou même asticoter les gardiennes au masque de loup quand elle avait besoin de se distraire.

À travers les barreaux de la fenêtre, la nuit, Médusa observait les contours de la lune dont le disque noir d'encre peinait à renvoyer la lumière du soleil.

Peut-être aurait-elle mieux fait de réfléchir en priorité à un moyen de s'échapper mais elle avait d'abord voulu se renseigner sur la situation actuelle et ce que signifiait l'apparence nouvelle du satellite naturel. Elle avait réussi à arracher des informations à ses geôlières après plusieurs semaines d'efforts mais n'arrivait pas à déterminer si l'emprisonnement de Crona et Asura au sein de la masse de sang noir constituait un bon résultat ou un échec.

Plus surprenante était la révélation que Shibusen et les sorcières s'étaient alliés pour défaire le Grand Dévoreur. La pensée était absolument absurde mais d'une manière ou d'une autre, le nouveau Shinigami et la Doyenne semblaient décidés à faire marcher cette idée. Cela avait fait rire Médusa, au début, de se demander où cela pourrait bien les mener. Puis ses congénères avaient commencé à discuter de sa mutation probable dans une des prisons de l'organisation.

Afin de montrer leur bonne volonté, les sorcières avaient révélé l'identité de tous les prisonniers du bagne et Shibusen avait demandé à prendre en charge certains d'entre eux. Le conseil et les gardiennes avaient exprimé une certaine réluctance à l'idée de devoir leur confier quelques uns de leurs détenus particuliers mais Médusa n'avait pas fait partie de ceux-là.

Ainsi s'était-elle retrouvée pour la seconde fois dans un des cachots souterrains de Death City.


Elle se réveilla avec la tête lourde, l'esprit embrumé dans un brouillard qui ne la quittait plus. Plusieurs heures étaient chaque jour nécessaires pour que ses yeux s'habituèrent à l'obscurité moite qui l'entourait. Cependant, l'habitude lui permettait de deviner la distance des murs de la cellule. Elle connaissait par cœur la forme des lourdes pierres qui l'entouraient et le contenu des runes magiques gravées dans la roche. La seule source de lumière filtrant dans la pièce, par dessous la porte, était la lueur tremblotante des chandeliers du couloir attenant.

Au tout début, Médusa avait compté sur l'importance de son savoir pour lui offrir une issue de secours mais les jours s'étaient enchaînés, transformés en semaines puis en mois sans qu'on vint la chercher pour l'obliger à révéler ses secrets. Shinigami aurait pu sans problème décider d'interdire la moindre visite à la sorcière, la condamnant à pourrir dans ce trou humide jusqu'à ce qu'on l'oublia finalement et qu'elle mourut. Ce qui s'avérait une perspective bien sinistre et ironique, compte tenu de tout ce qu'elle avait fait pour détruire le statu-quo du monde. Et si malgré son affaiblissement elle parvenait par miracle à garder jusque dans ce corps mort tous ses pouvoirs de sorcière, son calvaire durerait alors plusieurs siècles.

Elle s'était mise à compter les jours qui passaient en se basant sur son repas quotidien, décidée à ne pas les laisser lui faire perdre la tête. Additionnant mentalement les semaines, puis les mois qui passaient. Pendant plus d'un an son cerveau accumula les chiffres et puis elle commença à perdre le compte, inévitablement. Un jour lui filait sous le nez sans qu'elle pensa à l'ajouter, puis un autre. Sa mémoire se troublait, elle n'était plus certaine des additions qu'elle avait fait. Le temps était devenu uniforme à ses yeux et ses calculs se résumaient à des un plus un, plus un, plus un... Quand on l'emmenait prendre une douche, elle savait qu'une semaine était passée et pouvait reprendre mais chaque semaine semblait similaire à la précédente et parfois elle oubliait d'en ajouter une à son compte. À moins que ce ne furent ses geôliers qui oubliaient de la sortir de sa cellule pour la laver. Cela n'aurait pas été étonnant.

Alors, dans l'horreur de l'attente, de l'enfermement et de l'oubli, de la fatigue qui s'accumulait, elle craignait de perdre jusqu'à sa rage. Ils pouvaient bien affaiblir son corps et endormir son cerveau, tant qu'il lui restait ce feu brûlant au fin fond de son âme, elle pourrait toujours rebondir au moindre espoir de sortir de son oubliette. Tant qu'ils ne tuaient pas son étincelle de vie.

Malgré son utilisation virulente de la folie pour contrer l'influence de Shibusen, Médusa ne croyait pas en sa toute-puissance chaotique et se méfiait de ses effets possibles sur sa propre personne. Un outil aussi pratique ne s'avérait évidemment pas sans dangers. Laisser la folie prendre le dessus dans cette situation lui aurait certes permis d'alléger la dureté du traitement qu'elle subissait en déréglant ses sens et atténuant sa capacité à ressentir la douleur mais les dégâts sur sa psyché seraient difficilement réversibles. Il aurait été idiot de tenter quoi que ce soit sur des bases aussi auto-destructrices, bien qu'elle commençait à être habituée aux plans impliquant sa propre mort.

L'ennui fatiguait son corps et son esprit. Pour ne pas laisser ce dernier vagabonder vers des idées néfastes, elle se résignait à somnoler, l'une des seules activités possibles dans son oubliette étroite et humide. Cela acheva de détruire la maigre notion du temps qui lui restait.

À chaque réveil, son corps engourdi était en plus sujet à des douleurs lancinantes. Elle avait bien tenté de continuer à faire travailler ses muscles mais la lassitude, la fatigue et le temps passé enfermée avaient vite détruits tous ses efforts. Elle se contentait d'étirer ses membres dans la mesure du possible, pour quelqu'un d'enchaîné de la tête aux pieds. La douche qu'on lui laissait prendre une fois par semaine était une occasion de constater les dégâts de son emprisonnement sur son corps nu et malingre.

Des bruits de pas étouffés l'arrachèrent à ses efforts pitoyables d'exercice physique. L'heure du repas lui semblait encore lointaine mais sa boussole interne était tellement détraquée qu'elle ne pouvait plus être certaine de rien à ce sujet. Peut-être qu'un misérable allait la rejoindre dans un cachot voisin, à moins qu'on ne vint chercher un prisonnier particulier, mort dans sa cage ou juste à peine assez vivant pour qu'il pu quitter les lieux, traîné par deux gardes.

Quand les paires de chaussures s'arrêtèrent devant sa porte, bloquant en partie la ligne de lumière filtrant sur le sol, Médusa ne réagit pas tout de suite. Il fallut qu'elle entendit le cliquetis des clefs qu'on examinait avant de les insérer dans la serrure pour que le sang se mit à battre à ses tempes et que son cœur, qu'elle croyait presque s'être éteint, tonna lourdement dans sa poitrine.


On l'amena dans la salle au sol carrelée des douches mais ce n'était pas le bon jour, Médusa en était vaguement consciente.

Alors que les gardes se contentaient habituellement de laisser la sorcière une bonne minute sous le jet d'eau froide sans la toucher, ils semblaient décidés à la laver correctement cette fois-ci. Elle retint sa respiration tandis qu'on frottait sans ménagement un bloc de savon contre la crasse collée à sa peau. Son cerveau ensommeillé essayait de déterminer ce qui avait causé ce changement dans son quotidien infernal.

Qu'on eut besoin de ses talents, après tout ce temps enfermée, semblait presque trop beau pour être vrai mais la situation extérieure avait entièrement pu changer depuis son emprisonnement. Peut-être avait-on simplement décidé de finalement l'exécuter. Le calvaire de ces indénombrables mois passés à attendre semblait encore accru à cette idée. Médusa n'aurait pas été dérangée à l'idée de mourir pour sa cause, elle s'y était préparée maintes fois déjà mais tout ce temps perdu pour rien l'écœurait. Quelle erreur elle avait fait, de ne pas davantage se préparer à cette éventualité. Elle y avait songé maintes fois évidemment mais sans sa magie ou ses serpents, qu'on lui avait arraché dès son arrivée, elle n'avait pas vu d'issue. Sa seule chance aurait été de compter sur ses capacités physiques et le moindre instant possible d'inattention de la part de ses geôliers lorsqu'ils l'emmèneraient sur l'échafaud. Le moment n'était jamais venu et son corps avait été détruit de l'intérieur petit à petit. Elle pouvait en admirer les dégâts alors même qu'on l'essuyait sommairement avec une serviette.

On lui fit enfiler une tenue blanche et des souliers avant de la conduire aux escaliers. Lentement, ils entreprirent la montée des marches, en direction de la surface. Les gardes s'arrêtèrent cependant avant que Médusa n'ai pu voir la moindre fenêtre. Ils la firent rentrer dans une pièce éclairée par des luminaires à grille, laissant apparaître les néons d'un blanc cinglant.

La lumière était bien trop forte, elle dut baisser la tête. Ses paupières se pressaient sur ses yeux pour empêcher les rayons d'assaillir sa rétine. Des mains dans son dos la poussèrent vers une chaise et elle s'assit, clignant précipitamment des cils pour essayer de s'habituer aussi rapidement que possible à la luminosité des lieux.

Une autre personne les rejoignit et déposa des documents, ainsi qu'un stylo, sur la table en face de Médusa.

« Nous vous avons amenée ici pour vous proposer une offre de liberté conditionnelle. Veuillez lire ces documents et nous faire part de votre décision. Si vous ne désirez pas signer l'offre, vous serez reconduite à votre cellule. Nous ne sommes autorisés à répondre à aucune question en dehors de détails techniques sur l'affaire présentée. »

Essuyant les larmes ayant perlé au coin de ses yeux à cause de la lumière blanche aveuglante, la sorcière se concentra sur les lignes dactylographiés en face d'elle. Son cœur battait la chamade à lui faire mal, alors qu'elle prenait conscience de la véracité des dires qu'elle venait d'entendre. On allait la laisser sortir. Elle allait enfin pouvoir quitter cet endroit abominable et retrouver le monde vivant, chaotique et mouvant.

Le travail qu'on lui proposait semblait terriblement banal, il s'agissait d'assister un étudiant – une étudiante ? – dans des recherches particulières, dont la nature n'était pas explicitement révélée. Peut-être y avait-il quelque chose de plus important caché derrière cela, cependant Médusa n'en avait cure.

Un périmètre avait été déterminé dans lequel elle était autorisée à se déplacer, des bracelets détecteurs seraient attachés à ses pieds et pourraient être explosés à distance si elle s'éloignait de la zone assignée. Elle pourrait dire adieu à ses jambes dans ce cas-là.

Médusa sentit un sourire tordu effleurer ses lèvres, le premier depuis une éternité. Les saintes-nitouches de Shibusen n'avaient pas perdu la main dans leurs méthodes douteuses. Qu'à cela ne tienne, elle ferait avec. Le plus important était de partir d'ici.

Elle lut attentivement le reste des nombreuses règles et détails contenus dans la proposition mais ne posa aucune questions et ne tenta pas de débattre pour changer le moindre point. Ce qu'elle aurait certainement fait si on lui avait offert ce genre de marché plus tôt. Oui, elle se serait battue bec et ongles pour obtenir les possibilités les plus avantageuses, grappiller le moindre bonus et puis finalement leur filer sous le nez. Ils n'étaient pas complètement crétins et se doutaient certainement qu'elle manipulerait le cours de choses dans son sens s'ils lui laissaient croire qu'ils avaient trop besoin de ses services. Peut-être s'agissait-il là d'une des raisons de cette longues attente forcée.

N'ayant pas le cœur à jouer ni l'envie de les tenter de la ramener dans sa prison, elle signa le dernier papier sans hésitation. Advienne que pourra, elle était prête à prendre le premier pas vers sa future évasion.


Les vitres teintées de la camionnette lui cachaient le paysage extérieur et elle était mal placée pour regarder par le pare-brise. L'équipe de gardes du corps qui l'accompagnait se tenait prête à agir au moindre de ses mouvements, si bien qu'elle ne pouvait ni se pencher pour observer le décor, ni regarder les informations disponibles au conducteur.

Médusa n'avait aucune idée d'où elle allait, ni de quand tout ceci se produisait. Avant de monter dans le véhicule, elle avait pu apercevoir le ciel bleu pâle et foncé d'un début de matinée. Une bonne partie du voyage se fit sur des routes cahoteuses et inconfortables qui, associées aux bruits du véhicule, empêchaient tout repos. Les bracelets qu'on lui avait enfilé aux chevilles frottaient contre sa peau. Une tentative maladroite d'ornementer la face extérieure du métal avait été réalisée afin de cacher la véritable nature de l'objet, cependant aucune décoration n'aurait su faire passer cette chaîne pour un collier aux yeux de Médusa.

Après plusieurs heures, la camionnette ralentit finalement, prenant une allure correspondant à une conduite en ville. Les hommes en costume commencèrent à s'agiter un peu. L'un d'eux montra quelque chose et tous se penchèrent pour observer. Profitant de cette distraction, elle suivit discrètement le mouvement.

Au bout d'une rue, la silhouette d'une jeune femme se tournait dans leur direction. Cheveux long et clairs, probablement la vingtaine et un air vaguement familier. Le regard de Médusa ne s'arrêta cependant pas là mais passa sur les cadrans du véhicule et se fixa sur celui indiquant l'heure et la date du jour. Alors elle sut, enfin, combien de temps exactement elle avait perdu.

La camionnette s'arrêta. Dans un silence maussade, les gardes ouvrirent les portes et firent descendre la sorcière. Il faisait grand jour à présent et le soleil l'aveuglait presque, un vent d'automne manquait de la faire basculer.

En face, la jeune femme qui les attendait les avait rejoints. De loin, sa silhouette banale avait été méconnaissable mais maintenant que Médusa pouvait la voir de près, regarder son visage, la vérité sautait aux yeux. À ses yeux. Verts et reconnaissables entre mille mais pourtant bien différents d'autrefois.

Car dix ans avaient passés, dix ans dans le noir, pendant que le monde continuait de tourner et ce regard aussi calme que déterminé paraissait autant étrange que familier.

Maka prit la valise que lui tendirent les hommes de mains, puis ils réglèrent leur dernières affaires avant de remonter dans la camionnette et repartir sur la route mais les chiffres de la date de ce jour ne cessaient de briller dans l'esprit encore éteint de la sorcière. Dix ans.

Xxx

« Viens. »

Ce fut tout ce que lui dit Maka avant de se diriger vers la double-porte d'entrée de l'immeuble le plus proche. Médusa ne fit aucun commentaire.

Le bâtiment était de construction récente, dans un style laissant deviner qu'il s'agissait d'un complexe d'appartements. Des rangées de boites aux lettres s'alignaient dans le hall principal et une concierge feuilletait un magazine dans un box sur la droite. Elle entrouvrit la fenêtre quand elle les vit passer.

« Oh, Maka. S'agit-il d'une de tes amies ? »

La question parut brièvement embarrasser la jeune femme. Elle s'était arrêtée et balançait la valise entre ses doigts d'une main à l'autre.

« C'est une camarade qui est venue me rendre visite. »

Sa réponse sembla satisfaire la concierge qui reprit sa lecture.

« Tant que vous ne faites pas de boucan, tout va bien. Bonne journée. »

Maka lui souhaita la même chose et elles passèrent ensuite dans la cage d'escalier. Elles montèrent une série de marches avant de bifurquer dans un couloir qu'elles longèrent jusqu'à atteindre la dernière porte. D'une main, Maka farfouilla dans la poche de son pantalon pour en sortir une clé et leur ouvrir.

À l'intérieur, l'appartement était un une pièce de taille respectable pour un étudiant seul, comportant un coin cuisine ainsi qu'une porte menant à des toilettes et une douche. Excepté pour la kitchenette accueillant four, placards et frigidaire, tous les murs étaient tapissés de bibliothèques et les livres s'accumulaient même sur le dessus des meubles. Un canapé dépliable semblait servir de lit et cette partie chambre à coucher était séparée du reste par deux des plus imposants meubles bibliothèques, placées parallèlement au lit de fortune, au centre de la pièce.

Son hôte posa la valise contre une armoire et déplaça quelques livres avant de se diriger vers le coin cuisine et ouvrir son frigo.

« Tu as faim ? Je vais faire à manger. »

Médusa s'assit dans un vieux fauteuil et la regarda d'un œil désintéressé mettre une casserole sur le feu et préparer ses ingrédients. Aucune tension ne semblait l'habiter alors même qu'elle tournait le dos à la sorcière, sans crainte ni colère. Elle mélangeait nonchalamment des cubes de bouillon à l'intérieur de sa casserole avec une cuillère en bois.

« Je suppose que tu dois avoir de nombreuses questions, n'hésite pas à les poser. »

Le bras appuyé contre l'accoudoir, le menton soutenu par la paume de sa main, Médusa considéra cette proposition soudaine. Elle doutait un peu que la jeune femme accepterait de répondre à tout ce qu'elle avait en tête et il valait sûrement mieux ne pas lui dévoiler toutes ses pensées à travers des questions trop inquisitives. Cependant, elle pouvait tout de même commencer par le plus simple et partir de là pour obtenir des renseignements approfondis.

« Où sommes-nous ? »

Maka était en train d'ajouter du riz et des herbes à son potage.

« Sur le campus de l'académie Johnson où j'étudie. Tu en as probablement déjà entendu parler.

— Cette espèce de ville-université ? Elle est réputée pour les opportunités et moyens qu'elle procure à ses élèves, il me semble.

— En effet, la grande majorité des habitants du périmètre sont des étudiants, vivants dans des dortoirs ou des appartements à louer comme celui-ci. Tu es autorisée à circuler n'importe où dans les limites de la propriété, ce qui laisse tout de même un assez bon espace de liberté, au vu de sa taille.

— Il s'agit certainement d'un établissement avec une histoire intéressante mais il y a des universités offrant un meilleur curriculum et qui seraient facilement atteignables, pour un étudiant de Shibusen. »

Bien que les choses aient pu changer, la sorcière était sûre que dix ans auparavant, Johnson faisait partie des rares établissements cotés d'Amérique du Nord à n'être lié à Shibusen d'aucune manière, que ce fut à travers des dons ou les membres de son administration.

En entendant son commentaire, Maka s'était immobilisée quelques instants. Réfléchissant probablement soit à sa réponse, soit aux implications de la question de Médusa.

« Sûrement mais j'ai préféré choisir l'école qui convenait le mieux à ce que je voulais faire. »

La table fut mise tandis que le plat finissait de chauffer. Puis Maka versa le bouillon de riz dans les assiettes à soupe. Médusa se demanda si elle avait été prévenue du type de repas qu'on servait aux prisonniers dans les cachots de Death City et si elle avait donc choisi un plat léger et peu consistant en connaissance de cause.

Manger un repas chaud s'avérait un luxe auquel elle n'avait pas eu droit depuis son enfermement. Quand on lui apportait la bouillie informe et sans goût servie par les gardes chaque jour, celle-ci était sans la moindre exception tiède sinon froide. En comparaison, le subtil arôme des herbes du bouillon semblait déborder de saveurs exquises. Malgré cela, elle n'arriva pas à terminer son assiette, n'ayant pas l'appétit nécessaire pour. Son corps était définitivement dans un état terrible.

Le long du repas, elles continuèrent de parler de choses banales, Maka lui offrant des informations sur le train de vie qu'elle menait et sur l'environnement dans lequel la sorcière pourrait évoluer. Médusa aurait dû écouter attentivement ses dires pour récolter des indices sur une quelconque faille ou faiblesse mais la conversation l'ennuyait et elle fatiguait. Sa tête, soutenue par son bras accoudé à la table, dodelinait et son cerveau s'endormait un peu plus à chaque minute qui passait. Un décalage horaire étrange s'était produit entre les tréfonds de la prison et le monde extérieur.

Quand elle ne put retenir un bâillement, Maka l'invita à aller se reposer et se mit à débarrasser les quelques restes de leur repas. Elle termina la part de Médusa comme si de rien n'était et l'invita à dormir dans son lit-canapé.

« J'ai cours cet après-midi, je rentrerais dans la soirée. Tu peux utiliser la salle de bain et tout ce qui se trouve à l'intérieur de l'appartement si tu en as besoin. »

Affalée sur le ventre, les yeux fermés, la sorcière ne répondit pas, déjà à moitié endormie. Son esprit dans le brouillard, pas la moindre petite esquisse d'idée de fuite ne vint la traverser alors qu'elle tombait totalement dans les bras de Morphée.


Un plafond inconnu fut la première chose que ses yeux découvrirent en s'ouvrant. Une lumière tamisée laissait transparaître la peinture claire et écaillée par endroits, la pièce semblait bien trop large et éclairé pour qu'elle fut dans sa cellule.

Médusa se redressa dans un sursaut avant de se souvenir d'où elle se trouvait. Elle contourna les petites bibliothèques puis rejoignit la fenêtre de la pièce pour en tirer le rideau et regarder dehors. Le soleil de l'après-midi éclairait la rue goudronnée que traversaient quelques étudiants se rendant à ou quittant un des bâtiments universitaires. Plus loin, le vent agitait les feuilles jaunissantes des arbres plantés à un carrefour. Une vision banale et sans intérêt, dont elle se détourna d'un œil morne.

Son regard dériva sur les reliures des ouvrages soigneusement alignés et lorsqu'un titre particulier attira son attention, elle attrapa le livre et se laissa tomber dans le fauteuil disponible pour le feuilleter.

Elle passa tout son après-midi à lire, alternant entre livres de sciences, journaux, magazines, encyclopédies et biographies. Nombre d'entre eux avaient été achetés d'occasion et la redécouverte de l'odeur du vieux papier, oubliée dans la moisissure millénaire des donjons, envoya des frissons de nostalgie dans sa boite crânienne. La sensation sous ses doigt du papier glacé des livres neufs empruntés à une bibliothèque quelconque s'avérait tout aussi étrange à éprouver.

Depuis qu'elle avait quitté ce matin-là son cachot, pas une minute la brume qui avait envahit son esprit ne s'était totalement levée. Même maintenant, plongée dans sa lecture, sa concentration restait basse. Cela aurait dû la désoler mais elle était reconnaissante de pouvoir laisser le temps défiler en s'absorbant dans les informations nouvelles et anciennes qu'elle consultait. Le simple plaisir de lire lui apparaissait plus clairement que jamais elle ne l'avait ressenti.

Le ciel s'était assombri et une légère teinte orangée annonçant le crépuscule colorait l'appartement quand le bruit de la clé tournant dans la serrure fit lever les yeux de Médusa de son ouvrage. Maka, les bras chargés de ses affaires de classe et d'un sac de courses, poussa la porte du pied et entra d'une démarche maladroite.

« Oh. Tu es là. »

Elle semblait presque surprise en la redécouvrant. Comme si elle ne savait pas quoi faire d'elle. Mais Maka se reprit bien vite et déposa son fardeau sur la table basse déjà chargée de livres, avant de se mettre à déballer ses courses pour les ranger dans le frigidaire ou les placards.

« Tout va bien ? » demanda-t-elle comme elle aurait parlé du beau temps.

Médusa lui répondit que oui sur le même ton et replongea les yeux dans son livre, essayant de retrouver la ligne qu'elle avait perdue.

Quand Maka eut terminé son rangement, elle plaça un coussin devant la table basse pour s'asseoir en tailleur dessus et tranquillement consulter ses notes. L'attention de la sorcière, déjà ébranlée, se tourna peu à peu vers elle au fur et à mesure que les minutes s'écoulaient. Du haut de son fauteuil, elle pouvait l'observer sans gêne. Maka était assez proche pour qu'elle discerna les moindres détails de son visage, de ses sourcils légèrement froncés par la réflexion à la discrète moue au coin de sa bouche. À demi cachés par ses cils, ses yeux suivaient calmement les lignes soigneusement rédigées sur le papier.

Elle se leva soudain, alla consulter les rayonnages d'une bibliothèque puis revint aussitôt s'asseoir avec un nouveau livre.

Ayant totalement perdu le fil de sa propre lecture, Médusa considéra qu'elle n'avait rien à perdre à faire avancer les choses, puisque Maka ne semblait pas vouloir passer à l'action.

« J'ai noté que tu possédais beaucoup de livres de chimie et biologie. »

Cela la fit lever les yeux.

« Oui, c'est mon sujet d'étude après-tout. Je suis en dernière année.

—Et tu as décidé que faire appel à une sorcière serait une bonne idée pour boucler ta thèse ? »

Maka rit doucement, avant de tourner une page de son carnet.

« Rien de cela, non.

—Quoi alors ? »

La jeune femme caressa pensivement ses lèvres de l'index, un léger sourire les étirait mais pas la moindre joie n'atteignait ses yeux.

« Si je te disais pourquoi, tu ne voudrais pas m'aider, à quoi bon me fatiguer ?

—Si tu ne me dis rien, je ne risque pas de t'aider non plus.

—Alors tu veux savoir ? »

Maintenant, elle souriait vraiment. La petite garce jouait avec elle.

« Je ne vais certainement pas m'amuser à deviner.

—Je veux connaître les secrets du sang noir. »

Quelque chose d'endormi au fond de la sorcière gronda, sa vision s'assombrit et ses doigts se serrèrent sur les accoudoirs du fauteuil. Maka se contenta de refermer ses livres et mettre de l'ordre dans ses affaires.

« Tu vois ? Ce n'est pas grave, nous avons encore le temps après-tout. »

Son ton se voulait détaché mais un soupçon de tristesse dans sa voix laissait entendre qu'elle n'était pas satisfaite de la situation.

Médusa abandonna sa propre lecture sur la table basse, ayant perdu le goût de la continuer. Elle aurait dû se douter dès qu'elle l'avait retrouvée en bas de la rue que l'obsession de Maka pour son enfant était la raison qui l'avait poussée à demander les services de la sorcière. Plus surprenant était son culot de chercher à obtenir ses connaissances pour atteindre son but. Dix ans auparavant, la jeune meister n'aurait probablement jamais cherché à en savoir plus sur le sang noir d'elle même. Trop dangereux, trop imprévisible, trop empli de sorcellerie. À l'époque, Maka voulait sauver Crona avec ses petites notions idiotes d'amitié et ne prenait certainement pas les données scientifiques en compte. Seulement, la situation avait changé maintenant et Médusa éprouvait soudain une méfiance grandissante à son encontre, à laquelle se rajoutait une pointe d'orgueil scientifique offusquée à l'idée qu'on tenta de s'approprier ses recherches.

L'envie de placer ses mains sur son petit cou pour l'étrangler démangeait ses articulations mais elle fit craquer ses doigts pour la faire passer. En cet instant, elle n'avait ni la force ni l'opportunité pour se laisser aller à de pareilles impulsions. Il lui faudrait endurer et observer son nouvel environnement pendant des jours, des semaines, probablement des mois avant de savoir où trouver ses meilleurs chances de s'en sortir. Sa geôlière particulière ne semblait pas pressée de la renvoyer dans son trou, elle pouvait se considérer chanceuse après tout.

Pendant qu'elle ressassait ses pensées noires, Maka mettait la table et préparait le repas. Le dîner fut léger et se passa en silence. Elles se remirent ensuite à lire, chacune dans leur coin, ignorant royalement la présence de l'autre et l'étrangeté de la situation. Quand vint l'heure de se coucher, Maka sortit un petit matelas gonflable.

« Tu préfères prendre le lit ?

—Le matelas ne me dérange pas. »

Elle avait dormi pendant des années contre un mur de pierre, les questions d'inconfort ne se posaient même pas. Dormir sur un pauvre matelas en plastique était le moindre de ses soucis.

« Nous pourrons toujours échanger plus tard, si tu veux », continua Maka tout en se rendant dans la salle de bain, avant de revenir un peu plus tard avec sa brosse à dents dans la bouche.

« Oh et il faudrait vérifier le contenu de ta valise. On m'a dit que tout le nécessaire serait à l'intérieur mais j'en doute un peu. »

À contrecœur, elle quitta son magazine pour ouvrir le bagage. Il contenait des affaires de toilette –un peigne, une serviette, une brosse à dent, du dentifrice mais pas de lame de rasoir ou ciseaux– des sandales, chaussettes, sous-vêtements et trois tenues blanches. Elles ressemblaient plus à des rectangles de tissu avec quatre trous pour les enfiler qu'à des robes. Maka fit la grimace en les apercevant.

« Urgh. Il faudra faire des courses demain pour t'acheter des vêtements convenables, je te prêterais quelque chose en attendant. »

Médusa haussa les épaules avant de retourner à sa lecture. Sa sieste avait fait partir toute sa fatigue et elle se sentait d'humeur à lire toute la nuit.

À la seule lumière d'une lampe de chevet, elle était presque bercée par les lignes qui défilaient et la respiration paisible de Maka qui dormait derrière la grande bibliothèque. La jeune femme n'avait pas eu l'air dérangée par le fait que Médusa comptait veiller tard, ni par l'éclat de sa lampe, elle s'était même rapidement endormie.

La sorcière se leva pour étirer ses jambes et son dos, après avoir terminé un ouvrage de plus. Cette nouvelle liberté de mouvements s'avérait aussi douce que déconcertante, vu la faiblesse présente de ses membres. Probablement que la fatigue commençait aussi à la rattraper. Elle fit quelques pas, tourna en rond puis vint se placer devant la fenêtre, écartant légèrement le rideau.

Elle n'avait aucune idée de l'heure qu'il pouvait être. Il faisait nuit noire et les quelques lumières des bâtiments alentours suffisaient à cacher les étoiles de ce ciel sans nuages. Seule brillait encore, de sa clarté irréelle, cette lune noire, ronde et menaçante. La lumière diffusé du soleil lui permettait de se détacher sur le ciel d'encre et le fin contour blanchâtre semblait vibrer, tel un appel.