Ce texte a été écrit dans le cadre de la nuit du FOF, sur le thème "élémentaire", en une heure.
Yoshitaka Waya vérifie l'heure sur son téléphone, tout en slalomant entre les piétons. Il évite un rabatteur armé d'une pancarte et d'une voix tonitruante, jette un œil sur le nouveau clip qui passe sur l'écran géant de l'immeuble situé de l'autre côté du passage piéton, et maudit la partie de RPG qui l'a mis en retard. Son coéquipier pour la quête du vingt-troisième niveau était trop hésitant, et la session avait duré plus longtemps que prévu.
Il arrive enfin au bon immeuble et monte les escaliers quatre à quatre, sans même attendre l'ascenseur. Le salon de go ne se situe de toute façon qu'au troisième étage. Mais l'ascenseur est une nécessité au vu de la moyenne d'âge de ses visiteurs réguliers.
Ce n'est pas son préféré, de loin, mais c'est un bon endroit pour retrouver les autres. On les laisse jouer gratuitement et tranquillement, du moment que les autres clients puissent s'installer à côté pour suivre le jeu.
Touya Akira et Shindou Hikaru sont déjà arrivés. Evidemment. Shinichiro Isumi et Toshinori Honda ont choisi l'angle opposé. Waya va devoir attendre que l'une des deux parties se termine.
Il s'assoit dans le calme de l'après-midi : Touya et Shindou n'en sont qu'au début, concentrés et silencieux. Isumi et Honda demeurent imperturbables.
Chaque fois que Waya entre dans l'institut ou dans un salon, il a l'impression étrange de faire un pas de côté, ou un retour en arrière.
Il y a, dans la pratique du go, une forme d'épurement, qui s'impose aux personnes et aux lieux.
Les fenêtres à triple vitrage isolent de la rue, le décor se réduit au strict essentiel, et l'air ne résonne que du bruit mat des pierres sur le plateau en bois et du bruissement sourd des vêtements au déplacement lent et pondéré des mains.
Pas de musique, pas d'affiches colorées, pas de discussions inutiles - pour l'instant. La vie est réduite à ses composantes élémentaires : le souffle des joueurs, le passage du temps, la tension d'un esprit en action.
Il faut dire que le jeu de go est lui aussi d'une simplicité extrême. Un plateau de bois quadrillé, des pierres blanches et noires toutes identiques. On est loin des décors numériques complexes, des musiques d'ambiance et des scénarii alambiqués du RPG auquel il jouait à peine une heure plus tôt.
Et pourtant. D'un croisement à l'autre, d'une pierre répondant à une autre pierre dans un duel sans merci, c'est une infinité de possibilités qui s'exprime dans chaque partie, uniquement restreinte par le tempérament particulier de ses joueurs.
Et dans la tension de deux intelligences, de deux volontés qui s'affrontent à nu, autour de simples pierres blanches et noires, Waya est à chaque fois émerveillé de découvrir des combats plus sanglants que tous les jeux vidéos auxquels il a jamais joué.
Il n'est peut-être pas aussi imprégné de spirituel que Touya, Isumi ou même Shindou, mais il peut le sentir, dans le frémissement subtil de ses mains, dans la férocité des regards sur le plateau... le coup divin.
Il ne sait pas s'il le jouera un jour, mais il espère au moins y assister.
Mais pas aujourd'hui.
De l'autre côté du salon, Touya vient de repousser violemment sa chaise et toise Shindou qui lui retourne un regard noir. Vu d'ici, ils n'ont même pas encore atteint le tiers de la partie.
