Du loup et du chaperon rouge / Of wolf and red riding hood

Pour Tom


"A kiss may ruin a human life." A Woman of No Importance/ "Un baiser peut ruiner une vie humaine." Une Femme sans importance

"A man can be happy with any woman as long as he does not love her." The Picture of Dorian Gray/ "Un homme peut être heureux avec n'importe quelle femme aussi longtemps qu'il ne l'aime pas." Le Portrait de Dorian Gray


1.

« Apportes-en un autre, petit !

_ Tout de suite, chef ! »

Il y avait pas mal de monde pour un mercredi soir. Ça sentait bizarrement déjà la fin de la semaine, et avec le retour du printemps, les gens avaient davantage envie de sortir de chez eux, de faire la fête, et de rentrer tard.

C'était bon pour le commerce. Le patron était content. Il souriait tant que son visage, à la peau parcheminée, habituellement blême, marqué par la fatigue et les soucis, était devenu rose d'abord, puis franchement rouge, à mesure que la soirée avançait. Alors qu'il débattait bruyamment de sport, de politique ou de vie conjugale derrière son comptoir, ou attablé avec d'autres, ses cheveux lui collaient aux tempes. Il transpirait. Tout le monde transpirait. Quelques verres avec les clients avaient aidé, aussi. Il faut dire qu'il n'arrêtait pas d'offrir des coups à boire par-ci par-là. Il avait l'air vraiment joyeux. Peut-être parce que sa femme était partie se coucher tôt aussi, leur laissant fermer la boutique quand ce serait le moment et que les clients voudraient bien dégager le plancher, ce qui n'était pas près d'arriver de sitôt vu qu'il n'était encore que…

« Que 22h07 ! », souffla Tom en jetant un regard à la vieille horloge accrochée au mur du fond.

Elle était énorme. En une fraction de seconde, comme cela lui arrivait de temps en temps, et parce que la pendule se trouvait dans la pénombre, l'émail blanc et luisant du cadran cerclé d'argent qui réverbérait la lumière des plafonniers lui évoqua une lune ronde. Une lune pleine. C'était une illusion, mais elle était fascinante pour lui. A chaque fois.

Soupirant, il se frotta les yeux, essuya rapidement un verre, jeta le torchon sur son épaule.

« Il vient ce whisky ? »

Ce n'était pas le moment de décevoir les clients. Plus il y en avait, plus ils laissaient des pourboires. Et ça, c'était bon pour lui.

« Voilà, chef. »

Il slaloma entre les tables, posa le petit verre plein à la place du précédent.

« Y en a un peu plus que la première fois », sourit-il.

Une bouche aux dents noircies par le tabac et les ans lui rendit son sourire.

« T'es un bon p'tit gars, Tom. P't'être bien le meilleur p'tit gars du monde, même ! Je penserai à toi au moment de l'addition… si j'pense encore ! »

Le vieil homme partit d'un grand rire caverneux qui s'acheva en une quinte de toux à faire peur.

Mais le jeune homme n'avait pas peur, et il comprenait l'humour de Syd. Le vieux mécano aimait la vie plus qu'elle ne l'avait aimé, et elle était en train de le quitter. Il buvait une retraite qu'il ne prendrait jamais, même s'il ne lui restait que 2 ou 3 ans à tirer, et qu'il n'avait fait que ça, depuis ses quatorze ans, travailler. L'existence peut-être sacrément chienne parfois… Syd aurait mérité mieux. C'était quelqu'un de gentil, au fond. Il n'avait ni femme, ni enfant. Personne ne comprenait pourquoi. Et il s'était doucement laissé dévorer par sa solitude. Il répétait à l'occasion qu'au moins personne ne le pleurerait et que c'était bien mieux comme ça, qu'il n'y a pas pire que donner du malheur aux autres, surtout quand on les aime. Tom s'était mis à avoir une sorte de tendresse pour les habitués. Il avait appris à les connaître, en quelques mois, peu à peu. Et qu'ils oublient de lui laisser une pièce n'avait pour lui aucune importance.

Il préférait compter sur les pourboires des clients moins réguliers, ou qui étaient venus se perdre là, juste une fois, par hasard. Il y avait des couples, des groupes d'amis. Des jeunes et des moins jeunes.

Un groupe de trois filles lui adressèrent un petit signe et il fila vers leur table.

« Je vous écoute.

_ Mandy voudrait une pinte, Minnie un whisky-coca, et moi… qu'est-ce que vous avez de plus fort ? »

La fille avait les joues en feu. Ses yeux étaient tout humides aussi, et elle gloussait comme une poule en parlant. Tom se demanda si elles n'avaient pas tort de re-commander de l'alcool comme ça. Elles étaient très jeunes, et il y avait toujours tellement d'accidents à cause de ce genre de choses et de tous les prédateurs qui rôdaient partout. Mais il les avait déjà vues là, ce n'était pas la première fois qu'elles venaient, et il n'y avait jamais eu de souci. En général, après deux verres, elles rentraient chez elles, ou partaient traîner ailleurs, et tout se passait bien. Ce n'était pas non plus ses affaires, après tout. Lui, il était juste là pour apporter les verres, les laver, les remplir à nouveau, et encaisser pour finir.

« Le whisky est costaud », répondit-il en se penchant mécaniquement pour jeter un œil par la fenêtre contre laquelle était appuyée la table. Au-dessus de la rue bleue, des nuages noirs, gris et mauves voguaient lentement dans le ciel. Tom chercha la lune, mais elle n'était pas encore là. Pourtant, quand elle viendrait, elle serait très lumineuse. Elle était croissante. Il ne lui restait plus qu'une semaine avant d'atteindre sa taille maximale. Tom le sentait bien. Il était plus irritable, moins patient, plus nerveux et beaucoup plus facilement mal-à-l'aise. Cette dépendance était un fardeau.

Une main tiède et douce toucha son bras.

« Il n'est pas le seul ! », couina la fille qui s'appelait Mandy.

Tom sursauta. Il s'était encore perdu dans ses pensées. Parfois, il se demandait combien de temps pouvait au juste passer avant que quelque chose ne le ramène soudain sur terre.

« Hein ? Excusez-moi. Qu'est-ce que vous voulez alors ?, demanda-t-il à celle qui avait l'air d'hésiter encore. »

Les lèvres rouges s'entrouvrirent et bougèrent d'une drôle de manière. Tom n'aurait normalement pas dû entendre ce qu'elles disaient, parce que la fille ne faisait que murmurer comme pour elle-même, mais il l'entendit pourtant.

« Tout ce que tu voudras, toi, mon loup », avait-elle chuchoté.

Tom fit un pas en arrière, sans pouvoir s'en empêcher.

« Je vous laisse le temps de réfléchir…

_ Un whisky, c'est bien, affirma la fille dont le teint avait viré au cramoisi.

_ Ok, je reviens tout de suite. »

Il n'eut pas plutôt tourné les talons qu'il entendit des rires fuser derrière lui. Il détestait ça. C'était ce qu'il y avait de plus difficile dans son travail, et il ne s'y était toujours pas habitué. Les filles demeuraient un vrai mystère pour lui, surtout les plus gamines. Elles avaient toujours des airs et des réactions incompréhensibles. Elles pouvaient même se montrer très agressives parfois ! Et surtout, il s'en méfiait d'autant plus aujourd'hui que la dernière fois qu'il en avait approché une d'un peu trop près, ça n'avait pas été une très bonne expérience. Ni pour elle, ni pour lui. Alors il avait décidé de prendre ses distances. « Le temps d'oublier », comme le lui avait conseillé Annie. Mais ce serait sans doute plus long qu'elle ne le lui avait laissé envisager.

Et puis, c'était certainement beaucoup mieux comme ça pour tout le monde... Hal avait raison. Tom n'était peut-être juste pas fait pour avoir une vie normale, même si c'était ce qu'il avait toujours désiré. Il ne serait jamais un être humain « normal ». Il valait donc mieux renoncer tout à fait. C'était ce que lui avait expliqué Hal, et il l'avait écouté avec attention, parce que son avis était très important pour lui et qu'il savait beaucoup de choses, vu son âge et son expérience, même si ce qu'il disait était souvent étrange, cruel, ou franchement déprimant. Mais ça n'avait pas vraiment aidé Tom d'entendre ça, sur le coup. Pas du tout même. Pourtant, récemment, il avait dû se rendre à l'évidence. Hal avait eu raison, à son sujet, depuis le début : il n'était pas un aussi bon petit gars que Syd le pensait. C'était même tout le contraire. Ici, personne ne le connaissait réellement. Il n'y avait que ses amis, Annie et Hal, pour savoir qui il était véritablement et que, quand ça le prenait, il n'y avait plus rien à faire. Car il n'était qu'un animal, au fond, et il ne pourrait jamais faire autrement. Hal le savait bien parce que, pour lui, c'était exactement la même chose, d'une certaine manière. Mais à la différence de Tom, il ne se mentait pas à ce sujet. Il l'avait accepté depuis longtemps. Tom, lui, avait refusé de voir les choses en face. Pendant des années, il avait voulu y croire. Il avait rêvé, espéré. Et, finalement, ça avait mal tourné. Alors, il essayait maintenant de se convaincre qu'il s'était juste fait une trop belle illusion, mais cette idée le rendait drôlement triste quand elle lui revenait en tête. A peu près toutes les cinq minutes, en fait.

Il saisit trois verres derrière le bar, remplit la pinte, attrapa une canette de coca et déboucha la bouteille de whisky. Il sentait que, depuis l'autre bout de la salle, trois paires d'yeux étaient fixées sur lui, alors il fit attention de ne pas relever le regard tant qu'il n'aurait pas fini de préparer les verres.

La clochette de la porte d'entrée tinta, le distrayant malgré lui de sa concentration.

Une fille venait d'entrer, et restait plantée là, devant la porte, à regarder la salle. Elle était assez petite, pas très épaisse, mais on voyait bien que c'était une fille quand même. Ses poings étaient enfoncés dans les poches de son jean. Elle avait l'air d'avoir froid. Tom ne voyait pas bien son visage, mais ce qu'il avait remarqué surtout, et qui l'empêchait de détourner les yeux depuis plusieurs secondes à présent, c'était la couleur incroyable du sweat à capuche qu'elle portait. Rouge. Rouge écarlate. Comme un coquelicot en plein soleil. Comme le sang d'une blessure fraîche. Comme ces voitures de luxe qu'on voyait parfois à la télé… Un rouge incroyablement lumineux malgré l'éclairage électrique. Le sweat avançait vers lui, comme au ralenti. Ses yeux lui brûlaient.

De toutes les couleurs, le rouge était sa préférée. Elle avait le pouvoir mystérieux de le ravir, de l'exalter et de le troubler profondément. Aussi, quand la fille arriva au niveau du bar et rabattit sa capuche en arrière pour lui parler, il n'était plus vraiment dans le même état que quelques minutes plus tôt. Ce rouge, ajouté à cette lune croissante qui le rendait trop sensible, cela faisait un drôle de mélange. Et c'est certainement ce qui pouvait expliquer ce qui se passa ensuite. La fille le regardait d'un air un peu surpris, et inquiet aussi, parce qu'elle fronçait légèrement les sourcils. Elle avait les yeux les plus noirs que Tom ait jamais vus, des yeux immenses, brillants, bordés de cils légers, très noirs eux aussi, et ses sourcils ressemblaient à deux longues ailes d'oiseau. Soudain, un coin de sa bouche se souleva, elle se mit à sourire, et elle agita sa main devant elle comme si elle disait bonjour à un petit enfant. Tom comprit tout à coup plusieurs choses : elle devait avoir parlé mais il n'avait rien entendu, elle avait les plus beaux yeux qu'il avait pu croiser -de vrais yeux de biche fragile et gracieuse !- et elle se moquait de lui mais ça n'était pas méchant.

« Pardon, bredouilla-t-il, je suis désolé… je n'ai pas entendu, c'est plutôt bruyant ici. »

Le sourire s'effaça des lèvres de la fille, et sa bouche s'entrouvrit légèrement. Elle fronça à nouveau les sourcils, et un petit sillon inquiet se forma au milieu de son front.

« Euh…, fit-elle, vous pourriez la refaire ? Je n'ai pas saisi. »

Elle avait un accent bizarre. Elle n'était certainement pas Britannique. Italienne peut-être. Tom s'appliqua davantage.

« Merci, sourit-elle. Et… je disais juste bonsoir. »

Elle grimpa sur une des chaises hautes devant le bar. Puis, quand elle fut installée à son aise, elle lança un regard circulaire et prit une profonde inspiration comme quelqu'un qui se détend enfin après une rude journée. Elle enleva ses gants, et Tom remarqua que ses ongles étaient aussi vernis de rouge. Elle avait des mains fines et nerveuses, des veines bleutées couraient sous sa peau légèrement mate.

Elle appuya sa joue sur un de ses poings. Elle avait l'air un peu fatigué tout à coup. Ce n'est qu'alors que Tom remarqua la cicatrice qui lui barrait le visage, un peu au-dessus de son sourcil gauche. Elle débutait à la naissance des cheveux et descendait sur sa tempe vers son oreille. Elle était certainement très ancienne, car elle n'avait plus aucune couleur, mais ça avait dû être une vilaine blessure en son temps. Une brûlure peut-être.

« Longue journée ? », demanda Tom en forçant un peu son articulation.

Elle sourit et ses yeux pétillèrent. Elle avait compris l'effort qu'il faisait.

« Merci, répondit-elle. Et, oui, je suis crevée. »

Tom aurait bien voulu ajouter autre chose, mais il ne trouvait rien de réconfortant ou d'amusant à dire. Il se sentit un peu gêné, et il détourna le regard. Il balaya la salle d'un coup d'œil circulaire et c'est seulement en rencontrant les visages exaspérés des trois filles qui attendaient toujours leur commande qu'il réalisa qu'il avait quelque chose à faire.

« Je reviens, lança-t-il en emportant son plateau.

_ Alors, j'attends », répondit-elle avec un sérieux inadéquat.

C'était de l'ironie. Tom sourit. Il avait appris à apprécier ce type d'humour. Hal était toujours ironique. Et même quand il ne l'était pas, on pouvait parfois avoir l'impression qu'il l'était quand même tellement cela faisait partie de sa personne.

Tom posa les boissons et la note. Il allait faire demi-tour quand il sentit que quelque chose, en lui, ne serait satisfait que lorsqu'il aurait dit ce qu'il avait à dire.

« N'abusez pas trop, les filles, déclara-t-il en désignant les verres de l'index, vous êtes encore trop jeunes pour qu'il vous arrive de méchants ennuis. »

Aucune d'entre elle ne rétorqua quoi que ce soit, mais le « Va te faire voir, crétin ! » fut pensé si fort que Tom eut l'impression de l'entendre. Il haussa les sourcils et déguerpit.

Au bar, la demoiselle au sweat écarlate fixait le reflet de la salle dans le miroir rectangulaire accroché au mur, au-dessus des bouteilles d'alcool.

« Vous buvez quoi ?

_ Je pense que je vais prendre un gin, avec de la limonade. »

Tom sortit un verre et prépara la commande. Il aurait eu envie de discuter un peu pendant ce temps, dire deux ou trois banalités histoire d'être sympathique, mais rien ne lui vint. Enfin, rien de ce qui aurait été utile à une conversation anodine. Au contraire, une foule de questions et d'idées saugrenues jaillirent dans son esprit : il voulait lui demander comment elle s'appelait, si elle avait déjà visité l'Ecosse et -si ce n'était pas le cas- si elle n'aurait pas envie qu'il lui serve de guide un de ces jours parce qu'il fallait vraiment qu'elle voit ça avant de repartir chez elle (si elle devait repartir bientôt), si elle savait comment on appelait précisément le genre de rouge de son sweat, si elle aimait le thé et si elle avait vu le Patient Anglais… Il avait vraiment envie de savoir ce qu'elle avait pensé de ce film.

Face au vacarme de ses pensées, Tom se contenta de s'occuper de vider le lave-vaisselle. Il rangea les verres encore presque brûlants sur l'étagère sous le bar. De temps en temps, il jetait un coup d'œil par-dessus le comptoir. La fille sirotait son gin, perdue dans ses pensées. Au bout d'un moment, elle fouilla dans son sac, et en sortit un livre. Tom se dit qu'il valait sans doute mieux ne pas la déranger, et il réalisa soudain qu'il était en train de se laisser aller à faire tout le contraire de ce qu'il avait résolu les semaines passées. Il venait de se mettre à s'intéresser à quelqu'un, et à une femme, en plus. Ce n'était pas bon, ce n'était pas bien. C'était vain et idiot de sa part. Pourtant, rien en lui n'avait l'intention, ou la possibilité, d'arrêter ce qui était en train de se produire. Comme si c'était déjà trop tard. Comme s'il n'y avait pas d'autre voie possible.

Tom s'occupa de servir quelques clients, mais à chaque fois qu'il traversait la salle, en partant ou en revenant à son point d'origine, ses yeux ne cessaient de se poser sur le sweat rouge. Sur la nuque nue, sur les cheveux bruns relevés en chignon un peu défait, sur les sourcils calmes et les cils qui battaient comme des ailes de papillon. Au bout d'un moment, Tom se décida à poser la question qui lui semblait la moins stupide.

« Vous arrivez à lire avec ce bruit ? »

La fille leva un sourcil, et son regard embrumé s'éclaira soudain de l'intérieur, comme si elle revenait de très loin, ou qu'elle s'éveillait d'un rêve.

« Justement, expliqua-t-elle, c'est quand il y a le plus de bruit que j'arrive à me concentrer le mieux. »

Tom dut avoir l'air surpris parce qu'elle se sentit obligée de préciser :

« Je me doute que ça doit paraître un peu bizarre, mais c'est comme ça. Le bruit m'empêche de penser. Alors c'est parfait pour lire. »

Tom n'était pas certain d'avoir compris le principe. Il plissa les yeux. La fille se mit à rire.

« Je peux en avoir un autre ?, demanda-t-elle en poussant vers lui son verre vide.

_ 'Sûr », fit-il.

Quand il posa le nouveau verre devant elle, ils demandèrent en même temps :

« Vous venez d'où ? »

Ou quelque chose d'approchant. La fille secoua la tête.

« Je fais de mon mieux pour le cacher, mais apparemment, c'est un échec. Je n'ai pas encore capté toutes les intonations. J'espère que ça va venir vite. Je n'aime pas être démasquée dès que j'ouvre la bouche… Vous en pensez quoi, vous ?

_ Italie ? »

Elle secoua la tête. Il réfléchit.

« Espagne ?

_ Vous brûlez. »

Tom haussa les épaules.

« Vous, vous êtes Irlandais », tenta-t-elle.

Il eut un rire.

« Absolument pas.

_ Gallois.

_ Rien du tout.

_ D'Ecosse, alors !

_ Bingo. Enfin, à peu près… j'ai beaucoup voyagé. »

Elle le considéra un moment.

« Voyagé… dans le Royaume-Uni, alors ?

_ Oui, je connais presque tous les coins.

_ Incroyable ! »

Etait-elle encore en train de faire de l'humour ?

« Pourquoi ?

_ Oh, juste parce que vous êtes très jeune.

_ Pas si jeune, démentit Tom un peu vexé. J'ai grandi sur la route, on va dire.

_ Ah ? »

Elle se tut. Tom eut l'impression que quelque chose l'intriguait, mais qu'elle n'osait pas poursuivre.

« Et vous alors ?

_ Française. Enfin, à peu près… »

Il sourit. Il n'avait jamais parlé à quelqu'un qui venait de France.

« Ouah, c'est bien !

_ Ah bon ? Mais… est-ce nous ne sommes pas plutôt des ennemis jurés ? Je m'attendais à du mépris ou quelque chose du genre… une déclaration de guerre.

_ Pourquoi ? Non, y a pas de raison.

_ Eh bien, M. l'Ecossais, ça, c'est vraiment bizarre. »

Tom ne pouvait s'empêcher de sourire. Il se sentait un peu bête, mais il était content tout à coup d'être bizarre.

« Tom, je m'appelle Tom. Et vous ? »

Elle lui lança un regard étrange, comme si elle se méfiait soudain de lui. Elle parut hésiter.

« Marie, lâcha-t-elle finalement. Avec un « r » français ! »

Tom eut un frisson.

« Dites-le encore ?

_ Ma-rie. »

Elle avait détaché les deux syllabes. C'était très joli à entendre. Si doux !

« Dites quelque chose en français, pour voir… »

Elle écarquilla les yeux. Vraiment, elle avait des yeux gigantesques.

« Je ne vous servirai pas le fameux Voulez-vous cou… »

Elle s'interrompit, vida la moitié de son verre.

« … enfin, si c'est ce que vous voulez me faire dire ! »

Elle riait.

« Je ne sais pas ce que ça veut dire, de toute façon, je n'y comprends rien ! C'est juste pour entendre. », rétorqua Tom.

Marie fit la moue. Elle réfléchissait.

« Oisive jeunesse, à tout asservie… Par délicatesse, j'ai perdu la vie. Ah, que le temps vienne… ! »

Elle s'interrompit à nouveau.

« On dirait une chanson, remarqua Tom.

_ Pas loin ! Ça vient d'un poème.

_ Oh ! »

Tom ne connaissait rien à la poésie. Il avait juste l'impression que ça devait certainement être quelque chose de joli à entendre, mais d'un peu trop compliqué. Un truc pour les rêveurs et les romantiques.

« Vous faites quoi ici ? », demanda-t-il soudain.

Marie finit son verre et soupira. Puis un petit sourire en coin apparut sur sa bouche.

« Je me détends, je lis, je picole un peu…

_ Non, ici, à Cardiff. »

En fait, elle ne devait pas avoir envie de répondre. Il valait peut-être mieux ne pas insister.

« Je n'habite pas loin, mettez-m'en un autre. »

Tom ne fit aucune remarque. Il essaya aussi d'éviter de se mettre à penser et de se demander pourquoi cette jeune femme était venue de France, dans ce bar, pour boire du gin. Quand elle eut avalé la première gorgée, elle reprit d'elle-même :

« Je viens d'arriver, il y a quelques semaines. Pour vivre ici, un peu. Essayer, en tout cas, si personne ne me boute hors de Grande-Bretagne… Je suis vétérinaire. »

Tom écarquilla les yeux à son tour.

« Alors ça… ! Ça c'est un bon travail !

_ Vous trouvez ?

_ C'est clair !

_ J'ai toujours adoré les animaux… alors, je n'ai pas eu à réfléchir. Je n'aurais pas pu faire autre chose.

_ Et… pourquoi vous les aimez tant, les animaux ? »

Sa question parut surprendre Marie.

« Pourquoi je les aime… ? Euh… Parce qu'ils ne parlent pas, et que c'est reposant. »

Est-ce que c'était une manière polie de lui demander de la fermer et de la laisser tranquille ?

« Désolé, s'excusa-t-il, je ne voulais pas vous embêter.

_ Oh, non… ce n'est pas ce que je veux dire ! Enfin, si, c'était exactement ce que je voulais dire : les animaux sont reposants parce qu'ils ne racontent pas d'histoires. Ils sont francs, directs et simples. Et c'est ça qui fait du bien. Mais c'est le cas aussi pour certains humains, quoique plus rarement… C'est moi qui suis désolée, je m'exprime mal, je ne voulais pas être désagréable avec toi. »

Elle semblait vraiment embêtée. Tom sentait que les quelques verres qu'elle avait bus commençaient aussi à faire leur effet : elle devenait plus familière. A moins que ce ne soit juste son impression à lui. Parce qu'il avait de plus en plus l'impression qu'il la comprenait bien, au fond.

« Y a pas de mal. Et je suis d'accord avec toi. Les animaux ne mentent pas, et il n'y a que la réalité qui compte, pour eux.

_ Voilà, exactement ! »

Elle sourit. Un sourire qui montrait qu'elle était contente qu'on partage son point de vue, comme si ce n'était pas dans ses habitudes.

Tom se sentait bien, lui aussi. Il aimait ce qui était en train de se passer. Et comme toujours, quand quelque chose de trop agréable ou de trop désagréable se produisait, il se fit la réflexion que cela n'allait pas durer de toute façon. Ses yeux cherchèrent la pendule, au mur du fond. 23h36. Déjà ? Il restait quoi ? Une heure ? Peut-être deux. Le bar n'avait pas l'air de vouloir désemplir, c'était plutôt bon signe.

« Tu as vu Le Patient Anglais ?... »