Le Devoir de l'Aîné
Très jeune, trop jeune, encore à l'aube de son adolescence, le prince héritier d'Hoshido avait dû faire face à des responsabilités écrasantes, tant royales que psychologiques. Son père était tombé, même pas au combat, comme le fier guerrier qu'il avait toujours été, mais dans le piège grossier et vicieux d'un roi devenu fou qui avait exploité le désir de paix de tout un peuple.
Sa mère, au milieu de sa peine silencieuse, avait continué son devoir de Reine, assumant le plus qu'elle pouvait, l'administratif, la régence entière du royaume, sa diplomatie... Mais elle ne pouvait s'occuper seule d'un pays plongé dans la guerre et la peur.
Bien que possédant toutes les connaissances théoriques requises sur l'art de la guerre et de la stratégie, elle fut obligée de déléguer, pour mieux se consacrer à ses autres tâches. Elle n'était pas une guerrière, seulement une reine pacifique et porteuse de bonté.
Ryoma n'avait eu d'autre choix que de rester debout pour aider sa mère d'adoption, ignorant la douleur lancinante que lui causait la perte de son père, ainsi la disparition de l'enfant tant aimé de la famille, pris par le Royaume de Nohr.
Il entendait, parfois, les pleurs de la Reine qui regrettait son enfant disparu. Toutes leurs tentatives pacifiques de récupérer ce dernier restaient sans réponse. Du haut de ses douze ans, après concertation avec elle et Yukimura, ils commandèrent un hors-la-loi pour tenter de s'emparer d'un des enfants du roi Fou, à défaut du leur, espérant pouvoir engager un marché le cas échéant.
Mais Corrin était trop bien gardé ; et ce fut une fillette aux cheveux bleus et aux yeux dorés et méfiants qui leur parvint.
Quand le regard de la Reine croisa le sien, une ombre de peine entendue traversèrent leurs deux visages, sans qu'elles ne daignent, l'une comme l'autre, expliciter leur mutuelle et soudaine compréhension.
Qu'importe.
Azura, princesse de Norh, resterait avec eux. Garon ne voulait pas d'elle, d'elle et de son visage angélique et sérieux, d'elle et de sa voix envoûtante, de son amour froid et tendre pour chacun. Le marché espéré n'aboutit à rien et l'otage demeura avec eux, ombre bleue hantant les couloirs, consciente qu'on n'avait jamais voulu d'elle, nulle part.
Il y avait tant à faire, pour le presqu'enfant qu'était Ryoma. Sa fratrie pleurait, et lui se devait de rester debout pour eux tous. Il se plongea tout entier dans les livres de stratégie militaire, de diplomatie, dans les guides pour jeunes princes et dans les longues séances d'entraînement au katana.
Il était fier et décidé. Quand il décida de prendre la tête et le contrôle des armées, nul n'y trouva rien à redire. Fils d'un renommé chef de guerre, prometteur et doué, il n'aurait de toute façon accepté aucun refus.
Il ne se permit aucun moment de repos. Face aux attaques incessantes des soldats ennemis, Mikoto se vit obliger d'user de sa puissance magie pour instaurer une barrière autour de leur Royaume et assurer un peu de repos et de temps à leurs armées et ses enfants.
Parallèlement, la perte de Corrin et Sumeragi se faisait criante. Hinata errait dans les couloirs ou pleurait dans sa chambre, dévastée ; Takumi se cloîtrait dans un silence buté et refusait, du haut de ses huit ans, d'adresser la parole à quiconque d'autre que sa mère. Sakura, encore jeune, ressentait néanmoins avec violence l'atmosphère mortifère et développa des angoisses chroniques.
Au milieu de ce chaos, Azura restait droite, ne versait aucune larme, pourtant arrachée à sa chère maison. Elle était entourée de soins, d'attention de la part de la Reine et de ses frères et sœurs – excepté Takumi, toujours distant – mais les habitants d'Hoshido, très attachés à leur royauté, grondaient de haine envers cette enfant calme et issue du royaume ennemi.
Déjà de nature solitaire, la jeune princesse s'en renferma d'autant plus, préférant rester seule. Ryoma et Mikoto eurent beau tenter de lui assurer qu'elle avait ici sa place, qu'elle n'était pas une prisonnière, jamais elle ne se mêla vraiment à eux ; elle et ses yeux sérieux, qui semblaient porter sur chacun un jugement silencieux. Peu à peu, seule Sakura et sa joie d'enfant parvinrent à s'immiscer sous l'armure d'Azura.
Il lui semblait parfois entendre encore, en écho, le léger et discret rire de la Princesse de Nohr, en réponse à l'entrain fou de la plus jeune. Il chérissait les rares moments de grâce durant lesquels il avait pu l'entendre ; dès qu'il faisait mine de s'approcher, Azura reprenait sa mine sérieuse aux yeux porteurs d'un jugement implacable sur eux tous.
Au centre de ce maelström, entre la guerre, son entraînement, sa charge de prince héritier, chef des armées et futur roi, avec son attention constante apportée à sa famille et son soutien inconditionnel, le temps passé à rassurer son peuple puis à se battre contre les morts levés par les mages noirs ennemis, Ryoma n'avait jamais eu le temps de s'asseoir pour pleurer.
Peut-être aurait-il aimé en avoir le droit. Pouvoir s'écrouler, lui aussi. Rester dans son lit, regarder fixement le plafond. Mendier le réconfort de sa mère, piquer des crises, fondre en larmes, maudire les Nohriens.
Si seulement.
Il devint en une dizaine d'années un guerrier accompli, maniant une arme légendaire, enchaînant les victoires sur les champs de bataille. Il fut reconnu comme un chef de guerre à l'égal de son père, comme le grand frère idéal, comme un futur roi d'exception. Comme un héros, une future légende.
Tout s'écroula de nouveau quand Corrin réapparut, la défiance dans son regard.
Il ne les reconnaissait pas, ne voyait pas en les visages souriants qui l'entouraient les membres de sa propre famille. Il leur avait été arraché, et revenait sans se souvenir d'eux. C'était blessant, mais, comme à son habitude, Ryoma n'en laissait rien paraître. Il avait un peuple grondant sur les bras, qui voyait dans cet ennemi inconnu un espion venu les détruire de l'intérieur.
Peut-être n'était-ce pas là que peurs irraisonnées.
Il s'en fallu que de quelques heures, et Mikoto tombait à son tour dans un souffle violet venu d'un autre monde.
Ses derniers mots furent pour son enfant perdu, qui manqua d'en perdre la raison. Ignorant la peine qui le dévorait vivant, s'efforçant de contrôler sa haine toujours plus aiguisée à l'égard des Nohriens, Ryoma prit en charge sa fratrie en larmes ainsi que son pays dans le deuil et désormais sans protection contre les armées ennemies.
Quand il tentait de dormir, la nuit, il s'accordait quelques secondes pour penser à la perte de son enfance, à cette dizaine d'années passées à se battre et être le meilleur, sans jamais avoir d'épaule sur laquelle pleurer.
Quelle injustice, que le devoir d'aîné.
Le pire, peut-être, fut la trahison de l'enfant prodige, qui s'en retourna vers la famille-même qui l'avait enlevé aux siens, qui avait assassiné ses parents. Corrin et ses cheveux noirs, semblables à ceux de Mikoto, se détournant avec un regard désolé, demeurèrent un glacial souvenir qui le hanta longtemps.
Avait-il été assez bon ?
Qu'aurait-il dû faire pour garder son frère à leurs côtés ?
Qu'elle avait été son erreur ? Où avait-il échoué ?
Pourquoi devait-il entendre à nouveau les mêmes questions apeurées de Sakura, les mêmes pleurs de douleur et de rage d'Hinoka, subir le regard blessé et chargé de reproches du silencieux Takumi ?
Sa mère, dans ses cauchemars, semblait également pleurer la fin de leurs espoirs et les fissures de leur famille.
Mais il ne pouvait pas s'écrouler. Pas encore.
C'était son devoir d'aîné.
L'enfer ne s'arrêta pas. Avec lui à leurs côtés, Norh sembla devenir invincible. Yato fiché dans les mains, Corrin et l'ennemi décimèrent leurs troupes, envahirent leur territoire, semant terreur et destruction, n'épargnant ni femmes, ni enfants, ni les combattants qui rendaient les armes et courbaient la nuque.
La peur le suivit bientôt à chacun de ses pas, ombre mouvant ; celle de voir son royaume détruit, son peuple exterminé, celle d'échouer à tous les protéger, celle de voir ses frères et sœurs tomber au combat, sous la lame du traître ; celle de devoir se confronter à ce dernier pour le tuer ou être tué.
Il ne pouvait perdre. Il ne pouvait se le permettre.
Quel échec, songeait-il à présent, un goût d'amertume au fond de la gorge.
Sa si douce Sakura était perdue dans la nature ; vivante, avec de la chance. Il aurait entendu les Nohriens s'en vanter, sinon. Takumi était tombé, lui. Les rapports des espions étaient contradictoires : certains disaient qu'il était mort au combat, après s'être battu avec hargne et désespoir, d'autres rapportaient qu'épargné, il avait décidé de se jeter dans le vide.
Tous étaient cependant unanimes sur ses dernières paroles, terribles, qui laissaient transparaître tout ce que Takumi avait pu taire : le sentiment d'abandon, de trahison, son affection pour les autres et Corrin, ses rêves creux et ses espoirs avortés.
« Pourquoi as-tu abandonné ta famille ? »
Oui, pourquoi ?
Cette question continuait de le hanter. Qu'avait-il fait de travers ?
En temps que Prince, en temps que futur Roi, chef de guerre et frère aîné, il aurait dû pouvoir garder l'enfant auprès d'eux. Il aurait dû connaître les bons mots, utiliser les meilleurs arguments. C'était son devoir d'aîné, et il avait échoué.
Malgré l'incertitude à propos de Sakura, la mort de Takumi, la défection d'Azura qui, toujours aussi distante et incroyablement belle, avait rejoint l'ennemi, ce fut finalement l'annonce de la mort d'Hinoka qui le mit hors de lui.
Hinoka, si fière et combative Hinoka, qui avait pris les armes après des mois à pleurer, dans le seul but de retrouver son frère tant aimé. Qui aurait été capable de décimer les troupes de Nohr à elle seule dans cet unique but.
Hinoka, tuée de la main de celui-là même.
Hinoka, sa moue boudeuse, son rictus amusé, sa rage guerrière, ses cheveux flamboyants coupés courts, sa prévenance à l'égard de sa famille, son amour sans bornes et sa détermination infinie.
C'était impardonnable. L'enfant maudit n'en sortirait pas vivant. Il y laisserait la vie, s'il le fallait, mais lui ferait payer son odieux crime, sa trahison.
Au-delà de l'aînesse, c'était là son devoir de Prince héritier d'Hoshido.
Il y mit toute sa force, toute sa colère, toute sa maîtrise des armes dans ce dernier combat, mais les alliés de son frère, sous la lumière sombre de Yato, parvinrent à lui faire courber l'échine, plier le genou, devant le traître, l'ennemi et le Roi fou.
Il pouvait presque sentir un souffle délétère sur sa nuque, le rire fantôme de sa mère et le goût froid de l'argent sur sa peau.
Toutes ces années à lutter pour rien, pour voir son royaume et son peuple exterminé. Quelle injustice.
Son frère victorieux gardait cependant un éclat de douleur et de regret dans les yeux, la pointe de son épée rougie traînant au sol ; et cette vision du meurtrier, pétri de regrets, était plus douloureuse que tout au monde. Ce fut laborieusement qu'avant la venue de Garon Corrin tenta de lui expliquer ses gestes, ses actions ; qu'il tenta de se justifier, de jurer qu'il n'avait jamais porté la main sur leurs sœurs et frère.
Au final, Ryoma le crut. Peut-être était-ce là une erreur. Peut-être était-ce la réticence de son frère, devant l'ordre de l'achever, qui avait fini de le convaincre.
Il accorda une dernière pensée à sa fratrie, à Azura qui avait tout sacrifié, à son frère poursuivant des idéaux envers et contre tout, et, les surprenant tous, il se saisit de son arme.
Il désirait éviter cela à son cadet le traître ; lui éviter la lourde tâche de le tuer. Jouer une dernière fois son rôle de grand frère, qu'il n'avait réussi à tenir. C'était son devoir, que de protéger ses frères et ses sœurs, de leur éviter le pire et les larmes dans leurs yeux.
C'était son devoir d'aîné, songea-t-il en faisant glisser sa propre lame tout près de son cœur dans un souffle exalté.
